“Le Gouvernement du Changement semble devoir aller ensemble longtemps encore”

‘On verra si cela change après le Budget ou les Municipales’

Interview:Lindsay Rivière, Journaliste

* ‘Il n’y a rien d’autre à faire. L’austérité est une nécessité.
Cela requiert un grand courage politique. Mais il faut le faire maintenant, profiter de l’état de grâce actuel’

* ‘Il ne faut pas que la détestation publique de Jugnauth et des siens équivaut à une forme de lynchage public.
 Autrement, l’Etat de Droit que l’Alliance du Changement aura voulu revaloriser n’équivaudra à rien’


Cette semaine, notre invité Lindsay Rivière souligne avec acuité la nécessité de dissocier les actions judiciaires de toute instrumentalisation politique, rappelant à juste titre les dérives observées durant les dix années de pouvoir du MSM. Par ailleurs, alors que l’actualité judiciaire et politique occupe le devant de la scène, il ne faut pas perdre de vue les défis économiques et administratifs qui pèsent sur le pays, dit-il. Entre la nécessité d’une réforme en profondeur et l’urgence d’un recentrage sur les véritables enjeux nationaux, Lindsay Rivière propose une réflexion approfondie sur l’équilibre entre justice, politique et gouvernance dans un contexte en pleine mutation.


Mauritius Times: L’étau se resserre autour des dirigeants du précédent régime, y compris l’ancien Premier ministre arrêté la semaine dernière, ainsi que les membres influents de “La Kwizin” et leurs proches, qui font l’objet d’une surveillance accrue. Bien que les actions des autorités se déroulent progressivement, il semble qu’au-delà de la nécessité de les tenir responsables de leurs actes, l’objectif politique concerne également le démantèlement de toute opposition potentielle venant ce qui reste du MSM à l’actuelle alliance au pouvoir. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Lindsay Rivière: Il est vrai que les prochains mois seront dominés par la mise à jour des divers scandales affectant l’ancien régime MSM, suivis des arrestations et des poursuites qui les accompagneront. Pour autant, je ne pense pas qu’il faut nécessairement associer les actions judiciaires relatives à ces scandales à, comme vous le laissez entendre, « un objectif politique visant le démantèlement de toute opposition potentielle venant du MSM ».

Mélanger actions judiciaires et volonté de « démantèlement du MSM », cela nous ramènerait aux calculs et pratiques abjectes des 10 années du MSM au pouvoir, c’est-à-dire instrumentaliser discrètement le Judiciaire pour des règlements de comptes et un agenda politique. C’est ce que nous devons absolument éviter, sinon chaque changement de régime se solderait par une spirale de vengeance et de volonté de liquidation de l’Opposition.

Même si le présent Gouvernement ne pourra que bénéficier indirectement des ennuis en cours de l’ancien gouvernement Jugnauth, il est important – comme le fait avec raison Navin Ramgoolam – de ne pas sembler intervenir dans les affaires policières ou judiciaires avec des arrière-pensées partisanes.

Ne l’oublions surtout pas : Quand la politique entre au prétoire, la justice en sort ! Gavin Glover ne doit en aucun cas être vu ou utilisé comme le bras vengeur du Gouvernement du Changement ! Je suis d’ailleurs certain que ce n’est pas là sa démarche.

* Cette opération de démantèlement risque toutefois de s’étendre sur une longue période, avec le risque que les actions judiciaires n’aboutissent pas à des résultats probants, notamment des condamnations des principaux dirigeants de l’ancien régime, y compris le leader du MSM lui-même — comme nous l’avons observé avec les procédures engagées contre le leader du PTr au cours des dix dernières années. Vos commentaires ?

Il est vrai que la Justice dans ce pays peut être parfois très lente et un peu frustrante. Les affaires contre Navin Ramgoolam ont trainé pendant cinq ans. Mais chaque secteur d’activité (et, dans ce cas, le Judiciaire) obéit à ses propres règles. Laissons donc le Judiciaire faire son travail, à son rythme et à sa façon, sans toujours se focaliser surla dimension politique des choses.

Ne soyons pas naïfs : Pravind Jugnauth et ses collaborateurs poursuivis avec lui utiliseront tout l’arsenal de recours légaux disponibles pour faire trainer les choses en cours et, oui, cela peut prendre des mois, voire des années… Toutefois, la Constitution et les lois garantissent les droits individuels des accusés. Il faudra, en toutes circonstances, suivre le système. Il ne faut pas que la détestation publique de Jugnauth et des siens équivaut à une forme de lynchage public. Autrement, l’État de droit que l’Alliance du Changement aura voulu revaloriser n’équivaudra à rien !

* Navin Ramgoolam a su attendre son heure, même si cela lui a pris 10 ans, et il n’est pas certain que Pravind Jugnauth possède la même résilience que son père, Anerood Jugnauth. Que deviendra le MSM dans ces circonstances?

Il est vrai que Navin Ramgoolam a témoigné d’une résilience extraordinaire et d’une volonté de fer pour traverser ces 10 années et reprendre sa place au sommet de l’État. D’ailleurs, de nombreux Mauriciens sont admiratifs devant cet exploit.

En le regardant, je pense souvent à une petite pensée philosophique de Confucius affichée dans mon bureau : « Our greatest glory is not in never falling but in rising every time we fall ! »

Grande leçon ! Ramgoolam mérite donc un grand coup de chapeau. Se relever tel un Phoenix est en fait la marque des grands leaders. Gaëtan Duval, Paul Bérenger, Sir Anerood Jugnauth, Sookdeo Bissoondoyal ont tous connu la défaite (parfois de manière humiliante), mais ils ont tous eu la force de caractère pour surmonter leurs épreuves grâce à leur résilience et grâce à leur immense orgueil (un autre trait de caractère des vrais chefs).

Pravind Jugnauth est-il fait du même métal ? Je ne sais pas. Pendant 7 ans, il a confondu parti et pays, fermeté et brutalité, esprit de dialogue et entêtement, leadership apaisé du pays et chef de clan excité. Le propre des grands leaders politiques est d’être « their own men ».

Or, les dernières années de Pravind Jugnauth au pouvoir ont démontré qu’il était souvent faible mais jouant au dur, ‘sous influence’ de son épouse, de ses proches amis et parents et de ses conseillers. Résultat : ses décisions hautement controversables (persécutions d’adversaires, interruption du réseau Internet, tolérance de scandales) d’où sa récupération par ceux qui gravitaient autour de lui.

Pourra-t-il rebondir ? Tout dépendra de son analyse des raisons de sa défaite. Le MSM a quand même 25% de l’électorat derrière lui (soit quelque 200,000 partisans). Il a énormément d’argent. Il a des hommes partout dans les institutions qui veillent le moindre faux pas du Gouvernement Ramgoolam. Par ailleurs, Navin Ramgoolam vieillit (78 ans) et, comme Paul Bérenger, n’a pas de successeur désigné. Leur départ créera un vide dans lequel Pravind Jugnauth voudra s’engouffrer.

J’ai appris, en 60 ans d’observation politique depuis l’Indépendance, qu’il ne faut jamais tout à fait ‘write off’ des leaders à Maurice. Toutefois, beaucoup de révélations restent encore à venir. Certaines pourraient porter un coup de grâce à Pravind Jugnauth et il pourrait bien ne jamais pouvoir se relever (comme hier Harish Boodhoo). Attendons voir. Il y a encore 5 ans à venir !

* Par ailleurs, même si nous n’en sommes pas encore là, voyez-vous une féminisation du leadership au sein de certains partis “mainstream” – le MMM, le PTr et le MSM (bien que l’image du MSM ait été ternie par “Missie Moustass”) – ainsi que chez certains partis extraparlementaires dans un avenir proche ?

En tout cas, je le souhaite ardemment.

Malgré les promesses faites pour plus de candidates, la politique reste une affaire d’hommes à Maurice. Mais il y a du talent qui émerge : Joanna Bérenger, Jyoti Jeetun au MMM, et d’autres au PTr et au MSM.

Il faut donner la chance aux éléments féminins d’être davantage dans la lumière.

* Il ne faut toutefois pas occulter l’influence potentielle des partis extra-parlementaires dirigés par des figures fortes telles que Bhadain, Valayden, Belcourt et Bodha. Les prochaines municipales pourraient constituer un tremplin pour ces partis, leur permettant de refaire surface sur l’échiquier politique et de s’imposer comme des forces politiques importantes, que ce soit seules ou en alliance. Votre avis?

Les petits partis extra-parlementaires ont toute leur utilité. Ils font preuve d’un patriotisme, d’une volonté de moderniser la politique et de mettre de nouveaux enjeux importants sur la table.

Toutefois, vous connaissez ma position là-dessus. Notre système électoral nous condamne à avoir de GRANDS PARTIS semblables à des locomotives, capables de gagner seuls ou en coalition une élection avec un quart de million d’électeurs (PTr, MSM et MMM) et ensuite des PARTIS D’APPOINT moins importants mais pouvant se joindre à des coalitions pour influencer les choses (PMSD, Roshi Bhadain, Nando Bodha, Rezistans ek Alternativ, Lalit, Valayden, Belcourt, etc.)

J’ai toujours encouragé les petits partis à cesser de rêver et à accrocher leur wagon à une grosse locomotive (PTr, MMM et MSM). Rezistans vient de montrer le chemin. Malgré sa petite taille, il pèse d’un poids certain dans le nouveau Gouvernement.

Je l’ai dit et je le répéterai à l’infini : Il n’y a pas de place pour les petits partis hors de grandes coalitions. Quant au plus prometteur d’entre eux, Nando Bodha, je le lui ai dit cent fois mais il ne m’écoute pas : sa place est au MMM. S’il avait joué cette carte au lieu d’épuiser son talent dans un petit parti, il serait aujourd’hui sans doute un ‘Senior Minister’ influençant la conversation!

* Pour revenir aux événements de ces deux dernières semaines, marquées par les interpellations et l’arrestation de l’ancien Premier ministre lui-même, faut-il rappeler que tout cela n’aura qu’un effet de distraction temporaire et qu’il faudra éventuellement se recentrer sur les enjeux majeurs ? Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

Vous avez raison. L’enjeu principal aujourd’hui est l’état de l’économie et les moyens de la redresser. Depuis la publication du document ‘State of the Economy’, on n’en a pas beaucoup parlé et on a entendu Navin Ramgoolam intervenir beaucoup plus comme Premier ministre, ministre de l’Intérieur et des Communications extérieures plutôt que comme ministre des Finances, un portefeuille qu’il a souhaité conserver.

Il faut maintenant qu’on l’entende davantage comme ministre des Finances. C’est là pour lui un énorme morceau car Maurice est au bord du précipice et doit agir rapidement et en profondeur par des réformes structurelles importantes qui seront, sans aucun doute, impopulaires.

Nous sommes à trois mois seulement du Budget, et il faut dès aujourd’hui ramener l’économie au centre des préoccupations nationales. Que voyons-nous à ce sujet ?

Nous sommes confrontés à d’énormes dangers : 1. Notre taux de croissance est faible (3% au lieu des 6% requis). Cette croissance, elle-même, est tirée non pas par une nécessaire production de biens exportables et une productivité supérieure mais par une consommation effrénée voulue par le gouvernement MSM et l’ex-ministre Padayachy. Cette surconsommation (qui rapportait de plus en plus de TVA au gouvernement Jugnauth pour ses politiques sociales) pousse l’inflation, fait augmenter sans cesse les prix, ce qui donne lieu à des demandes d’augmentations salariales, ce qui accroît les coûts de production, affaiblissant notre monnaie et réduisant nos capacités d’exporter. C’est un cycle infernal qu’il faut rompre.

  1. Nous avons une dette nationale substantielle et intenable (Rs 600 milliards), qui a augmenté sans cesse pour financer les largesses populistes du MSM.
  2. Nous avons un déficit budgétaire important (7%) avec des coûts fixes de plus en plus dangereux et une capacité limitée de repaiement.
  3. Nous avons un déficit commercial effrayant de Rs 200 milliards annuellement (Rs 300 milliards d’importations, en augmentation annuelle de Rs 35 milliards pour seulement Rs 100 milliards d’exportations, chiffre à la baisse), ce qui affaiblit la position de notre balance des paiements (sans les Rs 100 milliards de recettes touristiques, nous serions à genoux).

Malgré les efforts considérables de Rama Sithanen à la BOM pour stabiliser la roupie face au dollar (redescendu à Rs 46.70), nous manquons de devises. L’investissement étranger (Rs 12 milliards annuellement) n’est pas dans des secteurs productifs mais à 80% dans l’immobilier, à terme non-productif. Notre tourisme (1.4 million de visiteurs) grandit deux fois moins vite que les Maldives (déjà à 2 millions de visiteurs). Notre indispensable autosuffisance alimentaire est loin du compte.

L’agence de notation Moody’s nous surveille comme du lait sur le feu et nos services financiers pourraient souffrir énormément d’une note négative, et c’est toujours possible. Où que l’on se tourne, les défis sont colossaux.

* En effet, un vaste chantier attend le Gouvernement. Quelles sont, selon vous, les priorités actuelles ?

Le Gouvernement du Changement doit, dans les circonstances actuelles, entreprendre plusieurs changements de cap majeurs.

Il doit:
(i) harmoniser la politique monétaire de Sithanen et la politique fiscale du ministère des Finances pour plus de clarté et de visibilité
(ii) apporter d’urgence des changements structurels importants, promis depuis 15 ans
(iii) préparer pour juin un Budget de grande austérité pour réduire le train de vie de l’Etat et réduire drastiquement toutes les dépenses
(iv) réduire dramatiquement la consommation publique et privée, donc notre déficit commercial, en privilégiant la production locale, réduisant sans état d’âme les produits de luxe importés pour quelques privilégiés ou expatriés
(v) taxer davantage les produits couteux à faible consommation et
(vi) mettre des quotas à l’importation.

Savez-vous que nos importations de voitures et autres véhicules représentent aujourd’hui autant d’argent en devises que notre Budget de produits alimentaires importés, une aberration !

Il faut réfléchir à des surtaxes possibles sur les énormes profits dans le secteur financier, reprendre du MIC les Rs 20 mds inutilisées. Il faut PRIVATISER divers services ou compagnies de l’État, partout où c’est possible, y compris Air Mauritius qui malgré les Rs 25 milliards avancées par l’État ne va nulle part.

Partout dans les corps paraétatiques ou corporations publiques, il faut des coupures drastiques.

* Promouvoir un régime d’austérité imposé à une population accoutumée à la gratuité et à l’assistance de l’État, cela ne sera pas une tâche aisée pour le Gouvernement. Heureusement, le pouvoir semble agir comme une équipe unie jusqu’à présent. Quel est votre avis sur cette situation ?

Il n’y a rien d’autre à faire. L’austérité est une nécessité.
Navin Ramgoolam devra mettre toutes ses qualités de persuasion au service d’un grand coup de barre. Il faut stopper cette dépendance extrême de l’État, habituer le pays à se serrer la ceinture.

Cela requiert un grand courage politique. Mais il faut le faire maintenant, profiter de l’état de grâce actuel. Sinon, rien ne se fera jamais. Et Moody’s nous donnera le coup de grâce dans trois mois.

* Toutes ces difficultés économiques expliqueraient probablement le retard des nominations attendues de part et d’autre. Quel regard portez-vous sur cette situation ?

L’un n’empêche pas l’autre. La lenteur des nominations est de plus en plus exaspérante pour de nombreux Mauriciens. Personne ne semble comprendre ces nominations au compte-gouttes qui finiront par ne plus avoir d’impact du tout.

Beaucoup de problèmes découlent du manque de nouveaux CEOs et de l’absence de nouveaux “boards”. Entretemps, des rescapés de l’ancien régime MSM sont toujours en place. Il faut aller beaucoup, beaucoup plus vite. Il faut aussi faire des appels publics de candidatures, pour les postes vacants, comme promis pour plus de méritocratie. Or, il n’y en a eu aucun à ce jour !

Le Gouvernement devrait demander à des firmes privées de services de faire du ‘headhunting’ – ici et outre-mer – pour combler les postes vides. L’absence de nominations et d’opportunités pour les jeunes qualifiés a créé une frustration grandissante, ce qui peut rapidement devenir le talon d’Achille de ce Gouvernement.

* Il semble que l’entente soit bonne entre les partis constituant l’actuel Gouvernement, notamment entre les dirigeants des deux principaux partis, le PTr et le MMM. On pourrait presque parler d’un ‘one-party government’. Le pays aurait-il besoin d’une véritable opposition dans ce contexte ?

L’entente parait, en effet, excellente. Il ya beaucoup de discipline, de respect et ce Gouvernement semble devoir aller ensemble longtemps encore. On verra si cela change après le Budget ou les Municipales en cas de mauvaise performance, mais tout est aujourd’hui sous contrôle.

Navin Ramgoolam apparait plus consensuel, plus rassembleur, et il a gagné en sagesse. Paul Bérenger ne semble plus avoir d’ambition de devenir Premier ministre, et il joue le rôle du fidèle second qui se fait écouter mais dans la discrétion. Les ministres montrent beaucoup d’enthousiasme et de volonté de bien faire.

‘One-party government’ ? Dieu nous en garde ! Il faut que l’Opposition existe et joue son rôle de chien de garde au Parlement et dans le pays. C’est peut-être là l’occasion pour les petits partis extra-parlementaires de se faire mieux connaitre et de mieux se positionner.

 


Mauritius Times ePaper Friday 28 February 2025

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