Oh deer, oh deer…
Eclairages
Par A. Bartleby
Avec chaque semaine qui passe, l’affaire Franklin apporte son lot de révélations et de découvertes. C’est ainsi que nous avons appris qu’un ministre aurait reçu un pot-de-vin de plusieurs millions de roupies pour l’attribution d’un chassé de quelques 250 hectares à côté du site de Grand Bassin. De plus, ce même ministre aurait été invité à une partie de chasse dans le même chassé.
Les spéculations et les rumeurs sur les évènements qui se sont déroulés pendant cette partie de chasse enflamment actuellement les réseaux sociaux. Nous ne saurons pas ce qui s’est réellement passé ce jour-là, à moins qu’un témoin décrive honnêtement le déroulé des évènements. Mais il est absolument certain que l’image du gouvernement en prend un sérieux coup.
Le ministre dont le nom circule en prend pour son grade aussi, surtout qu’il semblerait que plusieurs de ses collègues auront profité de cet épisode pour le lâcher entièrement auprès du PM. En effet, certains attendaient un faux pas de sa part afin de mieux le couler, chose que beaucoup attendaient depuis un moment déjà. D’ailleurs, la rumeur d’un remaniement ministériel pour atténuer l’impact d’une potentielle démission flotte depuis quelques jours.
Nous verrons bien ce que fera Pravind Jugnauth, mais il se trouve dans une situation délicate. Entre 2016 (l’année à laquelle il est devenu PM) jusqu’à aujourd’hui, il aura connu des départs importants : Lutchmeenaraidoo, Bodha, Collendaveloo, Sawmynaden… Rajouter d’autres noms à cette illustre liste aujourd’hui ne voudra signifier qu’une chose : que cette équipe gouvernementale est à bout de souffle et qu’elle se trouve peut-être en face d’un point de basculement.
En effet, il règne comme un parfum de fin de règne depuis un moment sur ce gouvernement, et la moindre sortie ou maladresse d’un ministre ou d’un député devient la matière de vives spéculations, Steven Obeegadoo en a d’ailleurs fait les frais en milieu de semaine lors de la réunion privée qu’il a animée à Curepipe.
Il se pourrait même que ce gouvernement soit forcé à aller vers des élections générales anticipées si nous avions une culture politique plus moderniste. Mais nous sommes dans le contexte que nous connaissons, et certaines décisions du PM pourraient encore lui permettre de remonter la pente. De plus, toutes choses étant égales par ailleurs, Pravind Jugnauth peut compter sur un soutien de poids qui lui permettra d’avoir des chances de conserver le pouvoir lors des prochaines élections générales : l’opposition.
* * *
Vire Mam II: la mayonnaise ne prend pas
En effet, l’alliance rouge-mauve-bleue en gestation a du mal à trouver la dynamique requise pour renverser le gouvernement actuellement. Nous verrons bien si la mayonnaise prend à un moment donné, comme cela avait été le cas avec le ‘Vire Mam’ de 2014, mais plusieurs analystes s’accordent à dire que les signes envoyés par l’opposition ne correspondent pas à ce qu’attendrait le peuple.
En mettant de l’avant les mêmes leaders et les mêmes figures, l’opposition indique clairement qu’elle ne comprend pas les enjeux du moment. Son interprétation des faits politiques semble même entièrement embourbée dans la croyance qu’elle avait gagné les élections de 2019 et que le Privy Council lui donnera raison en juillet. C’est peut-être le cas, et nous devons attendre pour voir comment les choses évolueront.
Mais cette posture n’envoie aucun signal quant à l’avenir du pays et quant au projet de société que les politiques se doivent de mettre en place afin de préparer le pays aux transitions nécessaires pour continuer à construire la résilience mauricienne. On ne conduit pas une voiture en regardant dans le rétroviseur, et c’est exactement ce que fait actuellement l’opposition, d’où sa faiblesse.
Rien ne dit qu’une alliance de l’opposition ne pourra pas l’emporter aux prochaines élections, mais elle l’emportera sur des faits qui ne relèvent pas de ses propres initiatives, comme le ras-le-bol par rapport à la situation économique, etc. Si victoire il y a, ce sera une victoire grâce au vote contre le gouvernement actuel, par à travers un vote d’adhésion. Et cela pose un immense problème.
En refusant de mettre le gouvernement en face de son inadéquation par rapport aux grands problèmes de société actuels, l’opposition donne en réalité une immense marge de manœuvre au MSM. L’affaire de la partie de chasse à Grand Bassin donnera un peu d’eau au moulin de bien des partis de l’opposition afin de leur permettre d’entretenir le bruit nécessaire pour exister actuellement, mais cela ne constituera aucunement une attaque politique en bonne et due forme sur des pratiques troublantes.
D’ailleurs, cette semaine, des interventions d’anciens ministres PTr ont clairement démontré la posture qui sera adoptée. Il semble que la stratégie soit de surjouer la proximité du chassé en question avec le site de Grand Bassin. En faisant cela, il est clair que la stratégie du PTr est de positionner cette affaire du chassée comme la réponse au scandale du katoriqui avait, selon eux, fait basculer les élections de 2019.
Est-ce que cette stratégie fonctionnera auprès de l’électorat conservateur et religieux ? Sans doute que oui. Elle risquerait même de fonctionner plutôt bien mais pas dans le sens attendu… Contrairement à l’affaire du katori, dans le cas présent, la personne concernée n’est pas le leader d’un parti politique qui prétend au poste de Premier ministre. Donc, la personne concernée est facilement « disposable ». Par conséquent, on enfonce encore plus le ministre concerné, et non le gouvernement ou le Premier ministre…
De surcroît, se débarrasser de ce ministre très impopulaire pourrait même faire monter la cote de popularité du leader du MSM. Plus encore, le poste de l’Attorney General est le seul où le ministre en question n’a pas besoin d’être un élu, ce qui signifie que le PM dispose d’un joker important dans sa poche. Il pourrait arriver à convaincre quelqu’un dont la réputation est reconnue dans le monde légal pour occuper ce poste, ce qui démontrerait – par la même occasion – si le PM a peur des tenants et aboutissants de l’affaire Franklin ou non.
Cette stratégie du PTr, si elle s’avère réelle, est comme démontré une position très faible puisqu’elle donne à PravindJugnauth exactement ce qu’il souhaite : l’excuse de faire tabula rasa de ses ministres et députés et de renouveler son équipe avec des jeunes dont les compétences sont démontrées. Il se chuchote d’ailleurs que les stratèges politiques du PM sont déjà à l’œuvre dans la constitution de cette liste.
C’est la raison pour laquelle Pravind Jugnauth attendra que les partis de l’opposition annoncent officiellement leur alliance. Une fois celle-ci conclue, PravindJugnauth aura une marge de manœuvre importante pour leur couper l’herbe sous les pieds puisqu’ils ne pourront plus renégocier les termes de cette alliance sans se ridiculiser aux yeux de l’opinion publique.
C’est pour cela que les alliances politiques se négocient à la dernière minute à Maurice, pour ne laisser aucune marge de manœuvre aux adversaires et pour produire un effet de surprise qui peut faire la différence lors d’une élection. Mais les tacticiens du MSM sont rusés, et ils savent que faire miroiter la possibilité d’une élection générale anticipée forcera les partis de l’opposition à entrer dans ce piège d’une alliance précoce.
* * *
Donald Trump inculpé
Donald Trump a été inculpé devant le tribunal pénal de New York pour avoir orchestré des paiements visant à étouffer trois affaires impliquant une ex-star du porno avant les élections de 2016.
L’ancien président américain a tout de suite répliqué par un discours politique en affirmant qu’il était la victime de persécutions qui ne reposaient sur aucune accusation sérieuse. La procédure judiciaire commence et risque de maintenir ‘The Donald’ dans une succession de comparutions devant les tribunaux.
Les prochaines élections américaines sont prévues pour l’année prochaine et Donald Trump reste une figure majeure du parti républicain. Il serait même, aux yeux de la base conservatrice, le seul candidat crédible pour affronter le candidat du parti démocrate aux prochaines élections. Ainsi, une condamnation au pénal de l’ancien président risque de plonger le parti conservateur dans une crise profonde, avec des scissions certaines entre les franges conservatrices libérales et celles d’un trumpisme de plus en plus revendicateur et virulent.
Il se trouve que Joe Biden peine à rassurer sur les capacités du parti démocrate à pouvoir remporter les prochaines élections, avec ou sans (l’hypothèse la plus crédible) lui d’ailleurs. Ses positions perçues comme faibles contre la Chine, la Russie, la situation affaiblie avec l’Arabie saoudite et une politique intérieure considérée comme trop ancrée dans un Wokismetrouvent un rejet massif auprès des électeurs conservateurs, mais aussi auprès des classes populaires qui vivent le déclin de l’influence américaine avec angoisse et anxiété.
Est-ce que les prochaines présidentielles se joueront donc au sein même du parti conservateur ? Difficile de le dire, mais le fait est que le trumpisme reste un courant puissant et qu’une mise à l’écart de Donald Trump pourrait ouvrir la voie à un autre candidat ou une autre candidate qui pourrait lui-même ou elle-même être encore plus radicale et à droite que Donald Trump.
* * *
Les mots forts du Cardinal Piat
Le fait majeur de cette semaine est la sortie très remarquée du Cardinal Piat contre le gouvernement lors de son homélie du dimanche des Rameaux. Monseigneur Piat a exprimé le sentiment que partagent beaucoup de Mauriciens quant à la séquence des évènements politiques depuis quelque temps déjà.
Monsieur Piat est un citoyen mauricien comme les autres, il a le droit de s’exprimer sur ce qu’il souhaite. Mais Monseigneur Piat n’est pas un simple citoyen, et cette prise de parole soulève de sérieuses questions. Pas tant sur le fond, puisqu’il est difficile de ne pas lui donner raison et qu’il a pris l’initiative à la place de l’opposition politique, des leaders d’opinion et des intellectuels.
Ces derniers n’ont jamais été muets quant aux affaires troublantes qui se succèdent et quant au glissement certain de nos institutions. Mais la parole du Cardinal porte un poids que les autres n’ont pas, ce qui témoigne d’autant plus du lien complexe entre religion et politique à Maurice. Le fond était donc clair et il n’y a rien à dire. Toutefois la forme était problématique puisqu’elle relève d’une prise de position politique qui pourrait constituer un précédent fâcheux puisqu’il ouvrirait potentiellement une boîte de pandore.
Est-ce le rôle des religieux de prendre position publiquement sur l’actualité politique ? Est-ce qu’il en va du rôle des politiques et des gouvernants de réagir et de répondre à une parole d’un religieux ? Quelles sont les limites à ne pas franchir dans ce contexte ? Si un religieux prend position sur la politique, alors est-ce qu’un politique peut prendre position sur la religion et sa place dans la société ?
Si Monseigneur Piat prend position sur la politique, alors pourquoi est-ce qu’un prêtre hindou, un Iman musulman ou un moine bouddhiste ne pourraient pas le faire, avec l’immense risque de sombrer dans une concurrence des interprétations théologiques sur le fait politique ? Comment situer les limites dans ce cas ?
Quand un chef religieux prend position sur une question éminemment politique, la distinction entre l’homme religieux et l’homme politique risque de se brouiller. Et le risque qu’un politicien réponde aux propos d’un religieux sur des termes politiques devient réel, brouillant la frontière entre deux sphères qui se doivent de rester complètement séparées.
En prenant position de la sorte, le Cardinal s’est exposé au risque qu’un membre du gouvernement réagisse de la même façon qu’il le ferait vis-à-vis d’un adversaire politique, ce qui pourrait ouvrir un débat qui deviendrait vite extrêmement tendu. Nous n’en sommes pas encore là, heureusement, mais c’est un terrain glissant et il faut faire très attention.
* * *
L‘exception mauricienne
Ces frontières furent historiquement toujours respectées à Maurice. La constitution les impose, même si la pratique laïque ne fait pas partie des mœurs locales. De ce point de vue, il est de tradition que les sphères religieuses et politiques se rencontrent et il est normalisé que ces deux sphères entretiennent une conversation sur l’état de notre pays. Il n’y a là rien de nouveau, et c’est aussi ce qui fait l’exception mauricienne en matière de gouvernance.
Mais cette pratique et cette tradition avaient toujours des limites qui n’étaient jamais franchies. Ou plutôt, si la limite était franchie, alors elle l’était par les prises de position des religieux et des politiques qui défendaient des agendas idéologiques frôlant la radicalisation qui veut qu’il n’y ait plus de distinction entre l’État et la religion.
Et c’est exactement sur ce point que l’homélie de Monseigneur Piat nous interpelle. La forme était-elle appropriée ? Absolument rien ne l’empêchait d’exprimer ses craintes directement au Premier ministre, au Président de la République ou au gouvernement dans son ensemble, par le biais d’une lettre privée ou d’une conversation. Monseigneur Piat aurait également pu émettre un communiqué à l’issue d’une telle conversation. Mais tel ne fut pas le cas.
Le fondement de la démocratie et de la modernité est la séparation fondamentale entre la politique et la religion, entre la gouvernance et la théologie. Sans cette séparation, aucune liberté ne peut être exercée dans la sphère publique puisque cette dernière devient assujettie aux dogmes religieux.
Nous restons convaincus que l’intention du Cardinal était louable, mais d’autres pourraient avoir des intentions et des agendas moins nobles, ce qui nous met en face d’un très sérieux problème. En tout cas, il est certain que cet épisode fera date, en espérant qu’il ne fasse pas jurisprudence.
Quelle époque étrange nous vivons : les religieux parlent de politique et les politiciens parlent de religion…
* * *
Opération séduction de Macron en Chine
Emmanuel Macron est en voyage officiel en Chine. Il est accompagné d’une délégation officielle de plusieurs dizaines d’entrepreneurs et de représentants des industries françaises.
Le message est clair : Emmanuel Macron est en opération séduction en Chine pour relancer le “Made in France” auprès d’un partenaire qui ne considère pas la France comme un partenaire essentiel.
Les deux pays ont tout intérêt à développer des relations économiques solides et durables. Le marché chinois constitue un immense potentiel pour les industries françaises, et la Chine a tout intérêt à négocier des transferts de technologies françaises, surtout dans un contexte où le ‘Belt and Road Initiative’ commence à ralentir à cause de problèmes de défaut de paiements des crédits chinois.
L’opération séduction de Macron est donc nécessaire mais le président français n’a toutefois pas plié devant certaines postures qu’il a voulu affirmer de manière claire et précise. Il n’a ainsi pas hésité à affirmer que la Chine pouvait jouer un rôle majeur afin de trouver un chemin de paix en Ukraine, tout en rappelant que soutenir “l’agresseur russe” revenait à se rendre complice.
Emmanuel Macron, avec cette posture, joue un va-tout intéressant qui pourrait définir la gymnastique diplomatique requise afin que les puissances de l’Union européenne puissent avancer leurs intérêts en Chine tout en suivant la posture étatsunienne.
Mauritius Times ePaper Friday 7 April 2023
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