“La pieuvre de la mafia ne pourra pas être éradiquée avec des paraboles et des paroles en l’air”
|Interview: Me Antoine Domingue
‘Il ne nous faut rien de moins qu’un sursaut national. Sans cela la pieuvre continuera d’étendre ses tentacules et nul ne sera épargné’
Ces derniers temps, un certain nombre d’activités d’un pan de la force policière a entaché l’image de cette institution, pourtant si nécessaire et si utile au sein d’une démocratie. La surenchère entre deux stations de radios pour diffuser des informations a uniquement attisé un peu plus la curiosité des Mauriciens et a obligé les uns les autres à réfléchir à propos de l’étendue de la dégradation des valeurs à tous les niveaux de la société. Mais tout ce tapage médiatique révèle surtout l’intensité d’un certain égarement et l’on s’interroge certainement sur le rôle de ceux qui doivent non seulement rassurer la population mais aussi garantir la sécurité nationale.
Mauritius Times: Le Premier ministre n’a nullement l’intention de prendre ou d’initier quelque action contre la Police Headquarters Special Striking Team; il laisse le soin au Commissaire de Police qui, a-t-il rappelé dans sa réponse à la PNQ du Leader de l’Opposition, mardi dernier, est le seul mandaté de par l’article 71(4) de la Constitution, à déterminer l’utilisation et le contrôle des opérations des forces de police à prendre les actions qui s’imposent. Pouvait-il en tant que premier ministre et responsable des affaires intérieures faire mieux dans ces circonstances particulièrement difficiles et troublantes auxquelles le pays fait face ?
Me Antoine Domingue: La règle est claire, mais elle n’est pas toujours bien comprise. Le premier ministre ne peut pas initier une action disciplinaire quelconque à l’encontre d’aucun policier. Le premier ministre n’a pas cette compétence qui appartient au commissaire de police. Le cas échéant, ce dernier doit mettre en branle la machinerie disciplinaire avec l’aval de la Disciplinary Forces Service Commission et l’assistance juridique du Solicitor General.
Il n’en demeure pas moins qu’en sa qualité de premier ministre et ministre de l’Intérieur, Pravind Jugnauth est de prime abord le responsable de la police et du maintien de l’ordre. En effet, la responsabilité politique lui incombe, que ce soit auprès du président de la République (qui l’a nommé à ce poste), auprès du cabinet, devant l’Assemblée nationale, devant la population dans son ensemble, et, surtout, devant l’électorat. Le premier ministre est épaulé dans sa tâche par le secretary for Home Affairs et par le Security Adviser qui devraient donc le soutenir et le conseiller.
J’aurais donc pensé qu’au vu de la gravité de la situation à laquelle nous sommes tous confrontés, le premier ministre n’étant, après tout, que le primus inter pares (le premier parmi les égaux), le bon sens aurait dû prévaloir et cette délicate affaire aurait dû avoir été évoquée et débattue au conseil des ministres afin de faire l’objet d’une décision collégiale du cabinet. Rien ne s’oppose à cela.
Je préconise qu’après consultation avec le président de la République l’on devrait suivre cette voie afin de donner plus de poids et de solennité à la prise de décision. Celle-ci devrait donc, dans la conjoncture actuelle, être une réponse gouvernementale qui soit ferme et appropriée.
* Tout ce qui a été dit et entendu dans les bandes sonores diffusées par les radios privées, Radio Plus et Top FM, ne sont à ce stade que des allégations et doivent donc faire l’objet de vérifications et d’enquêtes par les autorités compétentes, comme le Premier ministre l’a souligné au Parlement mardi dernier. Tout autre Premier ministre aurait dit presque la même chose, non ? On ne voit pas Navin Ramgoolam ou Paul Bérenger se tirer une balle dans le pied et porter tout le blâme des dysfonctionnements de la police…
Un autre premier ministre, digne de ce nom, ne se serait pas défilé et ne se serait pas caché derrière le commissaire de police et quelques propos décousus d’un ancien membre de la commission d’enquête sur le trafic de drogue en réponse aux interrogations légitimes de Touria Prayag qui s’inquiétait des nombreuses frasques de la Police Headquarters Special Striking Team qui a fait la une de tous les journaux.
Je continue de penser que cette équipe spéciale, sévissant grâce à la complaisance des autorités, a terni et continuera de ternir l’image de la police. Souvenez-vous de Raddhoa et de son équipe qui avaient échappé à tout contrôle. A telle enseigne qu’il avait refusé de se rendre à la convocation d’une juge de la cour suprême qui s’était écriée «Call him ! If he does not know I will teach him! ». N’est-il pas grand temps que l’on donne la fessée à la SST ?
* Dans le cas présent, c’est le Major Crime Investigation Team qui a été chargé de mener l’enquête sur les allégations contenues dans les bandes sonores. On revient donc à une situation où c’est la police elle-même qui va enquêter sur la police. Faute d’une police des polices ou toute autre institution indépendante, cela pose-t-il un problème particulier ?
La loi cadre est un texte vieillot régissant toujours la police, c’est-à-dire la ‘Police Act’ ne l’interdit pas. Il appartient donc au commissaire de police d’assumer pleinement la responsabilité qui lui incombe quant à ses choix problématiques en matière d’enquêteurs.
Par ailleurs, le législateur a institué la Independent Police Complaints Commission pour enquêter sur les officiers de police. Mais cette action est initiée uniquement quand le citoyen porte plainte contre un officier de police dans l’exercice de ses fonctions. Jusqu’ici cette commission, qui est financée des deniers publics, ne s’est signalée que par son inertie.
Il me semble que les autorités devraient réfléchir à la mise sur pied d’une inspection générale des services digne de ce nom afin de discipliner les officiers de police et les gardes chiourmes qui devraient être mis au pas, puisque le commissaire actuel semblerait être dans l’incapacité de le faire.
Il est regrettable de constater que le détenu Sabapati, qui se trouve en détention préventive dans l’enceinte d’un centre de détention tel que l’Alcatraz au beau milieu des casernes centrales, puisse, avec la connivence d’un officier de police, communiquer aussi aisément par téléphone portable.
Force est de constater que l’Alcatraz n’est plus ce qu’il aurait dû être et a été récemment converti en parloir ou en cabine téléphonique pour narco-trafiquants. Il en va de même de ‘l’escapade’ du détenu Lutchigadoo du centre de détention de Vacoas avec la connivence d’un ou de plusieurs officiers de police. On y entre et on en sort comme dans un moulin.
Dans ces deux cas, quel est le dénominateur commun ? Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin pour que vous compreniez qu’il s’agit de prévenus sous mandat de dépôt pour trafic de drogue. Ceux-ci ont largement les moyens de corrompre les officiers de police.
* Le Premier ministre a aussi déclaré dans sa réponse à la PNQ que la Police Striking Team a procédé à l’arrestation de 58 suspects impliqués dans 81 affaires et à la saisie de drogues d’une valeur de près de Rs 355 millions depuis le 3 août 2022. Mais, au-delà des fuites de vidéos et des photos intimes, il semble qu’en termes de condamnations, le track record de la SST n’est pas tout à fait impressionnant, comme le soulignent l’opposition et les Avengers, non?
Vous sollicitez mon avis. Je vous le donne comme j’ai l’habitude de le faire et sans mâcher mes mots.
Le commissaire de police assumera seul la responsabilité de ses choix en ce qui concerne les officiers de police affectés au MCIT et à la SST. Et il aura à en répondre. S’il me fallait évaluer leurs performances respectives, mon verdict serait sans appel et je dirais que, de mon point de vue, le pire vaut bien le meilleur et qu’à mon avis, ce ne sont que des agents politiques à la solde du régime en place.
Le MCIT devrait être remplacé par un Homicide Squad digne de ce nom et calqué sur le modèle de Scotland Yard. Et, pour faire suite aux innombrables complaintes à leur égard, les membres de la SST devraient être soit transférés oui immédiatement ‘interdicted from office pending disciplinary charges with a view to dismissal’.
* Au-delà des allégations de ‘drug planting’ dans certains cas, il y a aussi eu les perquisitions et, subséquemment, les arrestations de Bruneau Laurette, de l’avocat Akil Bissessur et de sa compagne, de l’ex-CEO de Mauritius Telecom Sherry Singh et de sa femme, la perquisition au domicile des beaux-parents de Sanjeev Teeluckdharry, et récemment de l’ex-journaliste Harish Chundunsingh. le message est clair : les opposants du régime ou ceux perçus comme tels ont intérêt à bien s’en tenir. La “police politique”, telle que décriée par l’opposition, veille…?
C’est une évidence et c’est ce que je viens de vous préciser. De mon point de vue, il n’y a aucune ambiguïté à ce sujet. Je l’ai déjà dit à maintes reprises et je le répète : il n’y a pas de place pour des Benallas (1) au sein de notre force policière car ils sont indignes de porter l’uniforme. Et il faut que l’on s’en débarrasse le plus tôt possible.
* Par ailleurs, la teneur des conversations tenues entre Vimen Sabapati et certains policiers indiquerait une proximité dérangeante entre barons de la drogue et certains enquêteurs de la police. On veut emprisonner les gros bonnets, mais une telle proximité n’expliquerait-elle pas que ce sont eux qui ont le plus de chance de s’en tirer?
Je ne vous le fais pas dire. Je partage entièrement votre opinion à ce sujet. C’est la réflexion que je me suis faite en entendant la bande sonore. Cela est confirmé par ce qui se passe dans nos centres de détention dès qu’un caïd de la drogue y séjourne.
On s’inquiète de ce qui se cache sous la partie submergée de l’iceberg. Je pense que la bande sonore est très éloquente à ce sujet et permet de mesurer le degré d’infiltration de la mafia de la drogue parmi certains éléments des forces de l’ordre.
* L’affaire Franklin est un cas d’école : les autorités ont mis du temps, sept ans dit-on, pour agir. L’ICAC, la FIU, les différents départements de la police ont laissé filer Franklin alors qu’il a été condamné par contumace à sept ans de prison par un tribunal de La Réunion pour trafic de drogue entre les îles-sœurs en juillet 2021. C’est le premier ministre lui-même, qui dans une déclaration à la presse concernant l’affaire Franklin, avait relevé l’influence de la mafia au sein de certaines institutions. On ne sait pas ce qu’il a entrepris pour neutraliser cette mafia, mais il doit savoir de quoi il parle, n’est-ce pas?
A son habitude, le premier ministre s’est exprimé en paraboles ‘and with studied ambiguity’. Il aurait mieux fait de préciser le fond de sa pensée.
La pieuvre de la mafia ne pourra pas être éradiquée avec des paraboles et des paroles en l’air. Pour atteindre cet objectif, il ne nous faut rien de moins qu’un sursaut national. Sans cela la pieuvre continuera d’étendre ses tentacules dans toutes les sphères de la société mauricienne et nul ne sera épargné. Il faut faire œuvre de salut public et il faut que la population dans son ensemble y contribue.
Dans trop d’endroits qui sont des poches de pauvreté, la population se rallie à la mafia et se range à ses côtés dès qu’il y a une descente de police, créant ainsi des zones de non-droit. Ce phénomène, qui s’est manifesté à plusieurs reprises, menace la cohésion nationale et représente une menace pour l’État de droit que nous nous évertuons de promouvoir et de consolider dans notre pays.
Il faut que nous parvenions à renverser cette tendance, ce qui exigera de chacun de nous beaucoup d’efforts et de détermination.
* En ce qui concerne l’ICAC, l’institution anti-corruption a subi un autre revers entre les mains du judiciaire. La magistrate Valentine Mayer, siégeant au tribunal de Port-Louis, a rayé l’accusation provisoire logée contre Kritanand Balaghee, arpenteur au sein du Sugar Insurance Fund Board, pour abus et retard excessif. Cette affaire avait fait l’objet d’une PNQ du leader de l’opposition, Xavier-Luc Duval, et l’ICAC avait été informée des dessous de cette affaire par voie de dénonciations anonymes en date du 5 novembre 2018…
Ce n’est malheureusement pas un cas isolé.
Vous avez parcouru avec effroi, comme moi, le jugement de la magistrate de la Cour de district de Port-Louis dans l’affaire Naeck, resté comme ‘dilo lors brède songe’. Il n’y a eu aucune conséquence pour les grandes pontes de l’ICAC qui sont toujours en fonction, et ce, sans que cela ne fasse sourciller les membres de la commission parlementaire. Ces derniers n’en ont rien à cirer puisqu’ils se contentent uniquement d’empocher leur pactole à chaque fin de mois, semble-t-il.
Dans un pays autre que le nôtre, les tabloïdes les auraient mis en miettes.
* La question a été posée sur le silence du Président de la République sur différents événements et controverses qui ont dominé l’actualité ces derniers temps : le renvoi des municipales, les dysfonctionnements de nos institutions. Selon l’article 28 de la Constitution, le president de la République a le devoir de ‘uphold and defend the Constitution and ensurethat the institutions of democracy and the rule of law are protected’. Si le ‘Head of State and Commander-in-Chief of the Republic of Mauritius’ n’agit pas, que reste-t-il comme ultime recours?
Il nous reste le recours au Conseil Privé pourvu que l’on ait les moyens après un passage obligé par la cour suprême de l’île Maurice. Vous n’aurez pas manqué de le constater à la suite du récent jugement des Law Lords dans l’affaire Alphamix contre le Conseil de district de Rivière du Rempart. Le journal l’express vient d’en faire ses choux gras.
Et, en ce qui concerne ce brave Roopun, faudrait-il lui rappeler que malgré sa bonhomie, il n’est pas ‘immune from legitimate criticism’. Force est de constater qu’il faille lui rappeler, par le menu, son Oath of President:
“I, Prithvirajsing Roopun, also known as Pradeep Singh Roopun, do solemnly affirm that I will faithfully execute the office of President and will, to the best of my ability without favour or prejudice, defend the Constitution and the institution of democracy and the rule of law, ensure that the fundamental rights are protected, and the unity of the diverse Mauritian nation maintained and strengthened.”
Toutes ces questions viennent d’être évoquées devant la cour suprême à la suite du renvoi des élections municipales et il appartiendra au judiciaire d’y répondre dans les plus brefs délais.
(1) Alexandre Benalla, un collaborateur d’Emmanuel Macron, était responsable de la sécurité du président français lors des manifestations, place de la Contrescarpe, le 1er mai 2018. Invité à observer l’intervention des forces de l’ordre, il a été filmé en train de violenter une jeune femme et de molester un homme, déjà à terre, entouré par des CRS. Il est soupçonné d’avoir largement outrepassé son rôle d’observateur en portant un casque et un brassard de police, ainsi qu’une radio. Ces actions ont d’abord valu à Alexandre Benalla une mise à pied de quinze jours et une rétrogradation.
Mauritius Times ePaper Friday 16 June 2023
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