L’évolution de l’esprit de solidarité

By Nita Chicooree-Mercier

Dans la phase transitoire d’un pays en voie de développement vers un statut supérieur qui est celui des pays dits développés, la solidarité tiers-mondiste – qui caractérise les pays sous-développés – continue d’accompagner la traversée.

Celle-ci consiste à s’entraider entre membres d’une même famille et au-delà de la fratrie. C’est une solidarité qui invite dans son cercle la participation des oncles, des tantes, des grands-parents, de « mamou, mami, chacha, chachi » (oncle maternel, tante maternelle par alliance, oncle paternel, tante paternelle par alliance) et de toute la smalah les proches et les lointains reliés au clan familial.

Cette valeur incontournable est érigée comme une vertu, et s’affiche avec fierté alors que l’individualisme aurait détruit les sociétés plus prospères, dit-on.

– Ah ! Vous êtes encore solidaires dans les familles chez vous.

Combien de fois n’avons-nous pas entendu les visiteurs de passage à Maurice tenir, admiratifs, ce genre de propos sur le mode de fonctionnement local ?

Mais il y a d’autres qui froncent les sourcils en évoquant les péripéties des jeunes adultes mauriciens rencontrés en France, par exemple.

Dans les années 80 à Paris, des amis racontent que tel jeune homme s’est frayé un passage pour se faire un avenir en France grâce aux économies de sa mère et de sa sœur.

– C’est scandaleux ! s’exclament-ils. Un homme ne vit pas aux crochets de sa mère et de sa sœur ! C’est quoi ça ?

J’imaginais la candeur de notre compatriote mâle raconter sans gêne : ‘Ma mère et ma sœur ont payé le billet d’avion pour moi et elles m’envoient de l’argent pour m’aider à vivre le temps de trouver un travail.’

Eh bien, vous essayez tant bien que mal d’expliquer et de mettre un terme à toute polémique inutile. Faut-il aider ? Faut-il laisser les autres se débrouiller tout seuls ?

Les Français ont l’art de débattre de tout avec une propension à tout théoriser, et disons qu’autour d’une bonne table, vous n’avez pas envie de polémiquer. Et alors, vous tentez une explication laconique en mettant les bizarreries de nos compatriotes sur les contraintes liées au contexte socio-économique.

– Ce n’est pas si évident d’être indépendant et de se faire une place au soleil par soi-même lorsque le pays n’offre guère d’opportunités.

Un argument qui sauve l’honneur des « mâles » du pays assimilés, l’espace d’un instant, à une bande de mauviettes et de mollassons.

Peu convaincus (il n’est jamais facile de convaincre un Français), vos amis vous lancent un regard interrogateur : Sont-ils reconnaissants envers les proches qui les aident ?

Soucieuse d’arrondir les angles, j’assurai : Oui, bien sûr, il y a une gratitude, une affection et un respect pour ceux qui aident à faire son chemin.

Ce qui dans le parler local se traduit par : « Mo parents, mo fami in guette moi, aster mo bizin guette zot. » (Mes parents, ma famille se sont occupés de moi, maintenant je dois m’occuper d’eux à mon tour.)

Cela va de soi. C’est le devoir des jeunes adultes d’entourer d’affection les parents qui leur ont tout donné pendant des années.

Là-bas, ils sont sceptiques. – Eh bien ! La famille va voir de toutes les couleurs, préviennent-ils.

Et aujourd’hui ?

La prospérité s’est installée durablement. La porte étroite des promesses d’avenir s’est ouverte sur un boulevard d’opportunités. Une génération a bénéficié du confort de la famille nucléaire réduite à deux ou trois enfants où les parents les ont couverts de tout ce que leurs propres parents ont trimé pour leur offrir.

A l’instar des pays développés, l’État s’est substitué au cadre familial pour la prise en charge financière dans les secteurs clés qui assurent le progrès social, endosse le manteau du Bon Samaritain auprès des plus démunis, et officiellement, la loi met sur un pied d’égalité le droit humain des citoyens. La solidarité reste, néanmoins, nécessaire. Les parents ne lésinent pas sur les moyens pour apporter un coup de pouce à leurs grands enfants. Pour la reconnaissance, il faudra repasser.

Les plus gâtés des enfants-adultes s’attendent à ce que leurs parents assument la fonction de nourrice en permanence. Lorsque cela devient une obligation pour les parents, il s’agit d’un abus de la gentillesse de leurs aînés. – « Eta papa, vey zanfan là, to pane fer ça … » (Eh tu es le père, tu dois t’occuper de cet enfant, tu ne l’a pas fait…) et ceci et cela. Le tout enrobé d’un tutoiement qui rend les échanges dont on est témoins insupportables.

Veuve, Gaytri aspirait à vivre paisiblement. Mais voilà que la belle-fille abandonne son fils et les trois enfants.

– « Mo ena 65 ans, mo bizin fer tou aster ». (J’ai 65 ans. Désormais, je dois m’occuper de tout.)

La bienveillance continue à faire son œuvre dans le devoir de « guetter » (s’occuper des) les parents. Mais les plus gourmands guettent surtout les biens et terres des parents. Telle fille a réussi à ce que son père mourant signe sur son lit d’hôpital un testament léguant sa maison à elle seulement, privant le frère de tout héritage. Un jeune homme fait signer par son père confiant un document lui léguant tout un terrain. Lorsque le père se rend compte de la supercherie, il tombe malade. Sa fille qui s’occupait de lui interdit au fils indigne l’accès à la maison lors des funérailles du père tandis qu’un projet avait déjà démarré sur ledit terrain.

En période de précarité les appétits s’aiguisent. Tel jeune homme s’impatiente d’un don de Rs150,000 qu’il attend de son père. « Mo papa là » (Ah ! mon père) …, s’irrite-t-il.

– Votre père vous les donnera s’il le souhaite, jeune homme. Inutile de le harceler, on ne peut s’empêcher de lui dire les vérités.

Un cauchemar que vivent Shila et son époux, tous deux dans la cinquantaine, à la Pointe-aux-Piments. Leur fils drogué leur réclame Rs 1200 par jour pour un séjour quotidien dans son paradis artificiel. – « Kot pou al tiré » Où allons-nous trouvé tout cet argent ? se lamentent-ils.

La perspective effrayante d’un chemin trop long pour ‘réussir’ vite socialement, l’attrait de l’argent facile, la présomption que les parents n’ont d’autre ambition que de leur léguer leurs économies, ce sont autant de ruminations de la part de toute une faune de jeunes loups aux dents longues.

Oncles et tantes paternels et maternels, « chacha et chachi, mamou, mami », sans enfants n’ont qu’à bien se tenir. Ce ne sont pas des couleurs que les neveux avides sont susceptibles de les faire voir, mais des éclairs. Si tant est qu’on leur laisse la vie sauve lorsque le regard se promène sur leurs biens et se fixe sur le compte bancaire et la carte de crédit…

L’aubaine de la pension

Il faut reconnaître que la pension presque doublée depuis 2014 a transformé la vie de milliers de personnes. Comment est-elle dépensée? Injectée dans le circuit économique, bien entendu. Elle s’évapore vite dans la caisse commune en signe de solidarité dans les milieux précaires.

Lorsque les pensionnaires ne sont pas infantilisés par les autres de leur famille afin de mieux abuser de leur générosité, ils sont libres de s’organiser et de sortir, et aussi de se permettre le loisir d’un séjour dans les centres principalement conçus pour eux ou d’une escapade à Rodrigues comme premier voyage.

Dans l’ensemble, on vieillit mieux de nos jours que dans les années 80. Double pension pour ceux issus des milieux aisés. Certains ont quitté leur poste ici et ailleurs pour une retraite anticipée et se consacrent à d’autres intérêts, la lecture, yoga, zumba, sports divers, nouvelles études et voyages pour se diriger vers des cieux lointains. Leur devise est : toucher moins en retraite et vivre mieux.

Et c’est ainsi qu’autour d’une table ronde bien garnie de chinoiseries dans un restaurant à Port-Louis, en compagnie de belles personnes que sont les anciennes du QEC, que nous discutions des choses et d’autres. On apprend que depuis plus d’une décennie, la mode Super Nanny version loisirs et voyages s’est bien enracinée dans le mode de vie local comme dans les grands pays. L’Angleterre, la France, la Belgique, l’Allemagne, le Canada et l’Australie sont les destinations où les veinardes passent deux mois auprès de leurs filles et les petits-enfants.

– Hé, ne nous leurrons pas. Nos filles ont besoin de nous pour faire la nounou ! lance Ah-Moy, espiègle, joyeuse et pleine de vie depuis que nous la connaissons.

Et alors ? C’est bien de bouger de son patelin de temps à autre, non ? C’est aussi l’entraide et la solidarité familiale qui perdurent comme en Occident, contrairement à ce que l’on croit. Profitons du temps présent. Carpe diem !


Mauritius Times ePaper Friday 19 April 2024

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