“La situation restera floue tant que la date des élections ne sera pas fixée”

Interview: Jean Claude de l’Estrac

‘Il est probable que de nouvelles offres politiques viendront élargir le choix qui se présentera à l’électorat’

* ‘Le MSM comprend qu’il doit tenter d’élargir sa base électorale. Cet apport ne peut venir que du PMSD’

* ‘L’option ni Pravind ni Navin est celle qui recueille, à ce stade, le plus de suffrages’


Environ 18 mois avant les élections, les discussions à propos de la formation du prochain gouvernement vont bon train. Mais comme rien n’avance sur le terrain, personne ne s’aventure à faire des pronostics. Notre invité Jean Claude de l’Estrac explique les enjeux entourant les prochaines élections. Il met l’accent sur la complexité de la situation politique, et surtout il insiste sur les attentes des citoyens pour un nouveau souffle, et le cri du cœur de la majorité silencieuse pour le retour de l’intégrité en politique.


 Mauritius Times: Les choses paraissent toujours floues sur le plan politique, et il nous semble difficile à ce stade de prendre la mesure du rapport réel des forces sur le terrain. Est-ce aussi votre avis?

Jean Claude de l’Estrac: Tout est flou pour la bonne raison que la grosse majorité des électeurs est toujours indécise. S’ils sont critiques de la gouvernance de PravindJugnauth, ils ne sont pas pour autant convaincus que les dirigeants indéboulonnables de l’opposition parlementaire incarnent le changement souhaité.

Quant aux divers mouvements de l’opposition extra-parlementaire, malgré quelques succès populaires, ils peinent à convaincre qu’ils représentent une alternativecrédible face aux deux blocs des partis traditionnels.

La situation restera floue tant que la date des élections ne sera pas fixée. Il est probable que de nouvelles offres politiques viendront élargir le choix qui se présentera à l’électorat. Et si elles apparaissent crédibles, il est possible d’anticiper une redistribution des cartes.

* Les rassemblements de l’alliance PTr-MMM-PMSD et son dernier meeting à Flacq ont connu un succès certain. Mais ces mouvements des foules vers l’opposition ont-ils quelque importance dans le contexte actuel vu que nous sommes probablement à 12 ou à 18 mois des prochaines législatives?

La guerre des foules a une importance psychologique. C’est le sondage du citoyen lambda. L’électeur croit pouvoir se faire une idée de la force relative des partis en comparant leur capacité de mobilisation.

Un pourcentage non négligeable de l’électorat est fondamentalement opportuniste. Sa science politique est de savoir humer la direction du vent. C’est la raison pour laquelle les partis font tant d’efforts pour démontrer leur capacité de mobilisation électorale. À ce jeu, les partis au pouvoir ont généralement une plus grande force d’attraction parce qu’ils s’appuient sans vergogne sur les institutions de l’État. Mais cela ne marche pas à tous les coups. AneroodJugnauthen avait fait l’amère expérience en 1995.

* Même si le flou persiste, ce que nous enseignent ces succès de l’Opposition, c’est que la bataille sera rude et dure, et le MSM devra faire face à un énorme challenge pour se maintenir au pouvoir au cas où lePTr, le MMM et le PMSD parviennent à rester unis?

C’est l’autre inconnu de l’histoire. L’alliance PTr-MMM-PMSD durera-t-elle ? Le PMSD résistera-t-il encore longtemps aux séductions du MSM ?La bande à Jugnauth évoque deux offres : la présidence de la République à Xavier Duva let un strapontin à son fils Adrien ou le poste de vice Premier ministre et ministre des Finances à Xavier. Mais au sein de l’opposition parlementaire, on n’imagine pas que Duval pourrait retourner sous les ailes de PravindJugnauth après l’avoir quitté si spectaculairement et si honorablement.

Ne nous faisons pas d’illusion. Le MSM comprend qu’il doit tenter d’élargir sa base électorale. Tout gouvernement sortant sait que, quel que soit la qualité de ses réalisations, le pouvoir use, un certain effritement électoral est inévitable. Il faut alors chercher à compenser par un apport électoral nouveau.

Pour le MSM, cet apport ne peut venir, en l’occurrence, que du PMSD.

Si les partenaires actuels de Xavier Duval, Bérenger en particulier, continuent à vouloir le brimer (même si les prétentions du PMSD sont peut-être exagérées), il n’est pas sûr que Duval, qui a le choix, ne traversera pas le Rubicon. C’est vrai qu’il hésite encore, craignant que son électorat ne le suive pas. C’est arrivé au PMSD des 44% à plusieurs reprises !

* Au-delà des difficultés et des contradictions inhérentes des alliances, il y a aussi la question de sensibilité personnelle, des intérêts et des ambitions politiques de chacun des leaders du PTr, du MMM et du PMSD qui peuvent faire saborder une alliance. “Libérer le pays du Gouvernement Jugnauth” – est-ce suffisant comme programme politique pour convaincre l’électorat et mais aussi pour cimenter et faire durer leur alliance ?

Même s’il est vrai que, généralement parlant, les électeurs onttendance à exprimer un vote de rejet plutôt qu’un vote d’adhésion, un nombre grandissant d’électeurs s’intéressent aux programmes des partis, en particulier les jeunes et les femmes. Divers sondages, ces derniers mois, confirment cette disposition. Pour l’instant, au-delà de quelques propositions de l’alliance de l’opposition, nous ne sommes pas encore devant un vrai programme d’alternance.

Ce ne sera pas simple non plus. Depuis la fin des idéologies, tous nos partis ont, en réalité, le même programme libéral, habillé d’un discours plus au moins socialisant et de propositions démagogiques. En vérité, ce qui fera la différence pour la nation, c’est la qualité – compétence, expérience et intégrité – des hommes et des femmes qui se proposeront à nos suffrages.

* Vous savez que le MSM se prépare à organiser un “grand show” en vue de l’imminence de la victoire, parait-il, de PravindJugnauth au « Privy Council »dans l’affaire de pétition électorale logée par SurenDayal. Les élections s’ensuivraient par la suite, dit-on, du moins d’ici la fin de l’année.Est-ce plausible?

Je ne le crois pas. Un verdict favorable du « Privy Council » (même non unanime) sera certainement un boost électoral pour PravindJugnauth. Mais le plus déterminant, électoralement, est à venir : le prochain budget de juin 2024. Les électeurs marchent plutôt aux espèces sonnantes et trébuchantes. Je gage que ce sera le budget le plus électoraliste de toute notre histoire politique.Lutchmeenaraidoopeut aller se rhabiller… 

* Au-delà des promesses électorales et autres “freebies” qui vont sans doute faire partie des de l’arsenal électoraldu MSM, on pourrait croire que Jugnauth miserait aussi sur l’essoufflement de l’Opposition – sinon le pire – dans les mois à venir avant de lancer la bataille électorale. Voyez-vous ce risque d’essoufflement se produire?

Essoufflement de l’Opposition, je ne le crois pas. Le succès appelle le succès. Les foules sont le viagra des vieux chefs politiques. En revanche, un éclatement, c’est le risque. Des caciques du PMSD continent à dire que les propositions de Ramgoolam/Bérenger à Duval sont une « humiliation ».

* La bataille sera livrée dans les circonscriptions rurales – les fameuses 4 à 14, et au-delà des profils des candidats dans chaque circonscription, le choix de l’électorat devra porter sur le “prime ministerial candidate” des deux alliances. Il parait qu’il n’y a toujours pas de consensus ni un “discernible trend” en termes de préférence électorale au niveau de cet électorat jusqu’ici. Comment voyez-vous les choses évoluer sur ce plan-là?

Il faudrait d’abord considérer qu’en termes de nombre de sièges disponibles, c’est l’égalité entre les régions rurales et les régions urbaines : les circonscriptions 5 à 14 (10 circonscriptions) contre les circonscriptions 1, 2, 3, 4 (bien que mi-urbaine, mi-rurale), 15, 16, 17, 18, 19, 20 (10 circonscriptions). Les partis ne tiennent pas suffisamment compte de cette équation, obnubilés qu’ils sont par la tyrannie du «hindubelt» et d’un syndrome majoritaire qui n’a pourtant plus de fondement démographique.

Mais nous en serons encore là aux prochaines législatives même si l’option ni Pravind ni Navin est celle qui recueille, à ce stade, le plus de suffrages. En termes de« prime ministerial candidate », comme vous dites, peut-être que la surprise viendra d’ailleurs.

* Les Travaillistes sont sans doute conscients que le “front bench” proposé par l’alliance PTr-MMM-PMSD – avec Bérenger et Duval aux côtés Ramgoolam – pourrait constituer une propositiondifficile à vendre auprès de leur électorat et cela comporte aussi le risque d’une “repeat” de 2014. Par contre, le duo Ramgoolam-Duval passe mieux, parait-il. Votre opinion?

Peut-être que vous avez partiellement raison. Ce « front bench », politiquement décalé par rapport à nos pratiques usuelles, peut faire tiquer. Mais c’est peut-être à l’honneur de Ramgoolam de considérer qu’il peut en assumer le leadership. Et c’est, après tout, pas si inintelligent, électoralement parlant. L’impact de la fusion du vote MMM-PMSD, pour la première fois de notre histoire, n’a pas été mesuré jusqu’ici.

* Même si on pourrait croire que PravindJugnauth n’a pas encore perdu les élections à ce stade, il aura toutefois à surmonter le challenge des circonscriptions urbaines et probablement la diabolisation de son gouvernement par l’opposition. Ce n’est pas une perspective très réjouissante pour lui, non?

C’est exactement ça ! Électoralement, les dix circonscriptions urbaines valent les 10 circonscriptions du «hindubelt». Voilà pourquoi, l’on voit depuis quelque temps, le MSM s’ouvrir davantage à des électeurs qui n’ont pas fait partie jusqu’ici de ses soutiens traditionnels. Et c’est tant mieux pour le pays si les principaux partis politiques, comme ceux qui cherchent à émerger, visent à se constituer un électorat qui soit le reflet de la population.

* En fin de compte, le risque d’un gouvernement issu des urnes avec une majorité très faible et parvenant difficilement à gouverner pourrait se concrétiser, selon vous?

Beaucoup trop tôt pour l’affirmer. A l’approche des élections, il n’est pas impossible que des données nouvelles bouleversent l’échiquier.De nouvelles offres politiques se présenteront à un électorat qui n’a pas encore fait son choix, ou plutôt qui estime que ni Pravind ni Navin n’est un véritable choix. Ramgoolam-Bérenger-Duval auront vraiment du mal à se présenter comme l’incarnation du changement souhaité par la population sauf à présenter un projet de transition en termes de personnel politique.

* Par ailleurs, la question desChagos est revenue sur le tapis avec les commentaires de l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson surun éventuel retour de l’archipel à Maurice. “We are throwing in the sponge. We are about to haul down the flag, casting doubt on a major western strategic asset…”a-t-il soutenu, ce qui de toute évidence va faire tiquer les Américains par rapport aux intentions de Maurice vis-à-vis de la Chine. Comment réagissez-vous à cela ?

Je crois bien connaitre ce dossier depuis ma présidence du « Select Committee » sur l’excision des Chagos, de la revendication mauricienne, exprimée pour la première fois à la tribune des Nations unies, en octobre 1982, par AneroodJugnauth, alors Premier ministre du gouvernement MMM-PSM, et des recherches personnelles qui m’ont permis d’écrire « L’an prochain à Diégo Garcia ».Ce texte est basé sur la consultation de 3 600 documents déclassifiés mais seulement accessibles à des historiens accrédités à la fameuse librairie Kew et sur des documents déposés sur la table du Congrès américain.

Si j’ai retenu une leçon, c’est qu’il vaut mieux se méfier de Whitehall ! Mon livre sur les Chagos est l’histoire d’une duperie. L’on verra si les Anglais ne finissent pas par nous dire qu’ils voudraient bien nous transférer une pleine souveraineté sur les Chagos mais les Américains qui ont peur des Chinois n’en veulent pas…

* Les conditions ne sont-elles pas réunies aujourd’hui sur le plan de la géopolitique pour une solution durable opposant Maurice au Royaume uni ?

Le problème aujourd’hui, ce n’est pas le Royaume uni. Ce sont les Américains. La géopolitiqueaméricaine est inspirée d’une analyse du Pentagone dite « The StrategicIsland Concept »,qui postule que les Américains doivent gérerleurs bases militaires sur des terres qui leur appartiennent ouqui sont, à la limite, des territoiresdes « close allies ».

Je ne suis pas sûr qu’ils nous considèrent comme un “close ally”, à moins que leur partenaire stratégique Modi ne soit parvenu à les rassurer sur ce plan.

* En ce qui concerne Agalégajustement, il devient de plus en plus évident qu’une base militaire indienne sur l’île est un « done deal». Selon le Hindustan Times, l’inauguration de la base qui est en voie de finalisation aura lieu en décembre.On ne voit ni le PTr ni le MMM -s’ils parviennent à se retrouver au pouvoir demain – remettre en question une telle base sur l’île, mais on se pose des questions à savoir si les intérêts du pays ont été sauvegardés dans ce « deal » ?

Depuis le début, le gouvernement de Maurice a manqué de transparence sur cedossier. On sait, depuis le premier jour, que les Indiens ont obtenu l’autorisation du gouvernement mauricien pour installer sur l’île un éventail de facilités militaires – aériennes et portuaires, et de surveillance technologique. C’est ce qu’on appelle une base. Les fameux Boeing P-81, des avions de surveillance maritime et de lutte anti-sous-marine, seront stationnés sur l’île.

Au lieu de vouloir faire croire aux Agaléens et aux Mauriciens qu’il ne s’agit que d’un projet de modernisation infrastructurelle, le gouvernement aurait bien pu expliquer àla nation qu’il s’agit en effet d’un projet indien de surveillance maritime dans la zone du sud-ouest de l’océan Indien qui sert les intérêts stratégiques de Delhi, proche partenaire,mais ce projet protège également Maurice qui n’a pas les moyens des militaires indiens pour surveiller ses eaux territoriales.

Cependant, il y a un risque; c’est le cas d’un conflit Inde-Chine qui verrait les Boeing P-81 décoller d’Agaléga et torpiller des sous-marins chinois qui se seraient rapprocher trop près d’Agaléga…


Mauritius Times ePaper Friday 29 September 2023

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