« Quel est le chef qui mènera une alliance PTr-MMM-PMSD aux prochaines élections? Il n’est pas trop tôt pour y répondre »

Interview : Jean Claude de l’Estrac

* ‘Les mois qui viennent seront extrêmement douloureux pour de très nombreux Mauriciens

Le discours lénifiant de nos dirigeants tend à anesthésier les citoyens, le réveil risque d’être brutal une fois la perfusion stoppée’

* ‘Il faudrait peut-être cesser d’être obsédé par la possession de terres comme mode d’acquisition de richesse

Les plus grandes réussites viennent du monde de la science, de la technologie et de la communication…’


La Commission Justice et Vérité existe officiellement depuis mars 2009, suite à la Truth and Justice Act, No. 28. De 2008. Aujourd’hui, les rapports de la Commission sont disponibles en ligne. Certains chercheurs, mauriciens et étrangers, ont rédigé des articles scientifiques sur et autour de la Commission mauricienne. Toutefois, la question de la pertinence des revendications et de l’implémentation des recommandations de diverses Commission Justice et Vérité à travers le monde demeure d’actualité. La possession ou dépossession des terres, et l’accès à une propriété reviennent souvent dans les débats. Sommes-nous dans une impasse ? Jean Claude de l’Estrac nous en dit plus.


Mauritius Times : Le Conseil des ministres a pris la décision, le 10 juillet dernier, d’amender la ‘Courts Act’ en vue de la mise sur pied prochaine d’une ‘Land Division’ au sein de la Cour suprême. Cela fait suite au combat de Clency Harmon, l’une des victimes de dépossession de terres qui avait déposé devant la Commission Justice et Vérité, dont le rapport a été publié neuf ans de cela. On a mis du temps, mais il faut espérer que justice sera désormais rendue à tous ceux qui sont des victimes de dépossession de terres, n’est-ce pas ?

Jean Claude de l’Estrac : J’en doute ! Près de dix ans après la publication des rapports de la Commission Justice et Vérité, aucune des recommandations qu’ils contiennent n’a été exécutée. Pour ma part, je situe le travail de la Commission comme une invitation à agir bien au-delà de la seule question de la dépossession des terres extrêmement difficile à établir au demeurant, comme la Commission, elle-même, le reconnait.

En revanche, l’analyse faite des séquelles de l’esclavage, aujourd’hui encore, notamment par rapport à l’accès aux terres aurait mérité une bien plus grande attention des gouvernants.

Cela fait plus de 150 ans qu’une partie de la population est dans l’obligation de squatter. Et pourtant des terres sont encore disponibles même si une partie de celles négociées par l’ancien Premier ministre auprès de l’industrie sucrière a été distribuée.

Le Gouvernement devrait en priorité construire sur ces terres des logements très sociaux pour les plus vulnérables de notre société, et ce, uniquement pour la location. Ceux de nos concitoyens qui vivent d’emplois précaires ne peuvent pas accéder aux programmes de vente-location qui exigent des garanties qu’ils ne peuvent offrir.

* Par ailleurs, l’une des principales recommandations de la Commission Justice et Vérité a trait à la question de l’accès aux terres. Or, il semble que cette question tout comme celle par rapport à la mise en place d’une ‘Land Bank’ préconisée par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance du pays demeure assez problématique. Pourquoi est-ce un sujet délicat à Maurice ?

Je crois que la principale difficulté, mise en exergue par les rapporteurs de la Commission Justice et Vérité, réside dans l’absence de preuves écrites et documentées des plaignants. Même quand les réclamations paraissent totalement fondées – ce n’est pas toujours le cas – il s’avère que les preuves en droit sont quasiment impossibles à établir.

Elles le sont d’autant plus que les plaignants ont rarement les ressources financières nécessaires pour mobiliser avocats, arpenteurs, historiens susceptibles de démêler l’écheveau d’une histoire vieille de près de deux siècles. C’est la raison pour laquelle ils ont fait appel à l’Etat.

* Vos recherches dans le cadre de la publication de votre prochain livre sur toute l’histoire des terres à Maurice depuis la colonisation du pays par les Français – les concessions, les acquisitions ou même les dépossessions – ont été sans doute riches en enseignements. Que nous apprennent-ils sur le présent ?

Elles sont très révélatrices de la configuration de nos rapports sociaux actuels. On voit bien que nous avons hérité d’une pyramide sociale essentiellement fondée sur l’accès aux terres.

Au cours de notre histoire de peuplement, deux catégories de la population, pendant la colonisation française comme pendant celle des Anglais, ont bénéficié, à divers degrés, à un accès aux terres, refusé à une autre catégorie. Les colons français ont été incités à s’installer à l’Isle de France inhabitée par l’octroi de larges concessions de terre à cultiver.

Les « engagés » indiens ont été incités à s’installer durablement dans la colonie britannique grâce à un accès facilité aux terres, notamment, dans un premier temps, par le système de métayage.

Les autres, les descendants des esclaves affranchis, ont été ostracisés par une Constitution datant de l’époque française interdisant la possession de terres aux Noirs. Les descendants de ces Noirs le sont encore.

* Cette histoire d’accès aux terres n’est pas encore terminée, elle soulèvera probablement autant de passions comme par le passé, comme celles soulevées dans le sillage du deal IIlovo ou lors des difficiles négociations de l’ancien Premier ministre travailliste Navin Ramgoolam avec les établissements sucriers pour 2000 arpents de terres pour des projets sociaux en contrepartie des fonds de l’Union européenne accordés dans le cadre de la restructuration du secteur sucre. Qu’en pensez-vous ?

Même s’il est vrai que les gros propriétaires terriens actuels ne sont presque jamais les descendants des colons bénéficiaires des concessions pendant la colonisation française, le rappel de ces privilèges d’un autre temps, est naturellement propre à susciter des passions, ce que des politiques savent faire avec cynisme.

Ce faisant, ils escamotent aussi le fait que, par le biais des morcellements et de leur rude labeur, les descendants des travailleurs engagés indiens sont rapidement devenus eux-mêmes propriétaires de près de la moitié des terres cultivables du pays!

Une Commission d’enquête royale en 1909 avait établi que les immigrés indiens possédaient déjà 47,888 arpents de terre, soit 45,9% des terres cultivables. Vous le voyez, les mythes ont la vie longue et les politiciens la mémoire sélective.

* En ce qui concerne le deal Illovo, ce fut une « missed opportunity » selon un courant de pensée, car au lieu d’une véritable démocratisation des terres, il y a eu plutôt une concentration des richesses entre les mains de quelques grands propriétaires terriens. Les spéculateurs étaient nombreux et certaines portions de ces terres ont été vendues à plus de Rs 4 millions par arpent alors que le prix avant la conversion s’élevait à Rs 230,000 seulement par arpent. Votre opinion ?

Oui, on peut voir les choses ainsi. Mais on peut également avoir une lecture positive de cette transaction commerciale.

On peut tout aussi bien arguer que le Deal Illovo a été une formidable occasion de démocratisation des terres. En quoi ? Au-delà des strictes considérations sucrières, l’opération a permis aux Mauriciens de récupérer 20,000 arpents de terre qui étaient passé sous contrôle des Sud-africains.

Elle a aussi permis à l’Etat de rentrer dans le capital à hauteur de 46%.Elle a égalementpermis au Sugar Investment Trust de devenir propriétaire de 7,000 arpents destinés à des morcellements agricoles et résidentiels.

L’Etat lui-même est devenu propriétaire, gratuitement dans la région très prisée de Réduit, de Plaisance et de Ebène devenu aujourd’hui la Cybercité. C’est ce qu’on appelle un win-win situation. Et c’est comme la création d’une Land Bank.

* Le Gouvernement mauricien est-il donc impliqué ?

Bien entendu ! Nous savons que le consortium a recherché l’aval du Premier ministre d’alors, sir Anerood Jugnauth. Il a argué que c’était là une occasion exceptionnelle de démocratisation des terres. La contrepartie, c’est l’exemption des droits de mutation et de taxes sur ces transactions foncières. Voilà, le Illovo Deal : combien parmi ceux qui ergotent en connaissent les tenants et les aboutissants ?

Maintenant, il faudrait peut-être cesser d’être obsédé par la possession de terres comme mode d’acquisition de richesse. Regardons autour de nous dans le monde : les plus grandes réussites viennent du monde de la science, de la technologie et de la communication. Parfois, il n’a fallu que d’un garage !

* La pandémie de coronavirus et les mesures de confinement ont des impacts forts sur le secteur de l’agro-alimentation d’où un nouvel engouement pour l’autosuffisance alimentaire. Faut-il pour cela un meilleur accès aux terres, une refonte de notre politique d’urbanisation, des IRS/RES en vue d’une meilleure utilisation de nos terres ? Or, il semble qu’il n’existe pas de volonté politique pour prendre des actions concrètes à cet égard. Pourquoi est-ce ainsi, selon vous ?

Je ne sais s’il s’agit de manque de volonté politique ou d’une incompétence crasse! Les terres existent, elles ont été inventoriées dix fois, les gouvernements ont souvent sollicité de l’industrie sucrière des terres qui ont été dilapidées par la suite ; l’expertise technique dans les organismes du ministère de l’Agriculture est de qualité; la carte des sols existe. Il faudrait – pour ainsi dire — juste trouver un ministre qui sache lire…

* Après sa gestion relativement réussie de la menace posée par la Covid-19, le Gouvernement se voit acculé, semaine après semaine, à la suite de différentes allégations de corruption formulées par l’opposition, que ce soit celle concernant l’allocation d’un contrat à hauteur de Rs 4,3 milliards à la firme danoise BWSC par rapport à la centrale de St-Louis, ou encore l’achat des médicaments et des équipements par le Gouvernement pendant la période de confinement.On se posait la question, quelques semaines de cela, si la fraude et la corruption constitueront le talon d’Achille de l’actuel Gouvernement… Qu’en pensez-vous ?

Difficile de le savoir à ce stade. S’agit-il vraiment de corruption ? N’est-ce pas plutôt un effet pervers du copinage et du clientélisme que pratique à outrance ce Gouvernement ?

Mais tout cela fait désordre et l’image du Gouvernement a de nouveau pris un très mauvais coup. Il a fort à faire pour redorer son blason.

Et ce n’est pas l’ICAC qui sera sa planche de salut et moins encore la MBC-TV. Voilà deux boucliers devenus deux boulets.

* Sur le plan économique, le pire de la crise économique mondiale est encore à venir selon la plupart des experts. Il y a donc des jours difficiles devant nous, cela tant que les signes de reprise ne seront pas présents. Avec moins d’argent disponible dans les caisses de l’Etat à des fins d’assistance directe aux chômeurs et autres dans les mois à venir, les choses risquent de se compliquer sur le plan social. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez malheureusement raison.

Les mois qui viennent seront extrêmement douloureux pour de très nombreux Mauriciens. Nous nous sommes peu préparés à y faire face. Le discours lénifiant de nos dirigeants tend à anesthésier les citoyens, le réveil risque d’être brutal une fois la perfusion stoppée.

* On a vu un début de rapprochement des différentes forces de l’opposition ces derniers temps. Il semble que le courant passe bien au niveau parlementaire, mais également entre les dirigeants du PTr, du MMM et du PMSD. Beaucoup de partisans de ces partis sont enthousiastes à l’idée d’une plateforme commune et d’une meilleure coordination de leurs partis pour donner la réplique au Gouvernement. Est-ce plus compliqué qu’ils ne le pensent ?

Il n’y a qu’une seule question qui vaille ; la réponse que l’opposition donnera à cette question déterminera la suite : Quel est le chef qui mènera cette alliance aux prochaines élections ? Il n’est pas trop tôt pour y répondre.


* Published in print edition on 24 July 2020

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