“Nous sommes dans une période de transition irréversible

Interview : Catherine Boudet, Sociologue

Il va falloir nous préparer à intégrer dans l’analyse politique des comportements électoraux certaines données encore invisibles à l’œil nu”

* ‘1% de la population contaminé sur un an et demi, peut-on appeler cela une pandémie ?
Il serait temps de replacer les choses dans une perspective plus juste’

* ‘Pravind Jugnauth reste maître du jeu politique.
Les recompositions actuelles du champ politique ne changent rien à cet état de fait’


Cette semaine, Catherine Boudet fait une lecture de ce qui apparaît dans la presse écrite, plus spécifiquement, elle décortique une dépêche de l’Agence France Presse. Elle jette un regard acerbe sur la trahison du principe de neutralité attendu des journalistes. Si chacun est libre d’accepter ou non le bien-fondé de ses propos, sa prise de position invite le citoyen ordinaire à adopter résolument une posture de défiance vis-à-vis de la circulation de l’information, et aussi un regard plus nuancé sur la profession du journalisme, dit neutre. De même, elle considère les informations circulant sur les réseaux sociaux, nous invitant à repenser les fonctions de ces espaces numériques modernes et de ce qui est véhiculé, faisant ou non l’objet d’un large consensus social…

Mauritius Times: Vous tapez fort sur l’Agence France Presse dans un post sur Facebook pour condamner une dépêche de cette agence par rapport à la situation de la Covid-19 dans le pays – « article localement téléguidé », écrivez-vous, « pour mieux poignarder 250,000 mauriciens vivant de l’activité touristique… » Vous n’y allez pas de main morte. Pourquoi cette position ferme et vigoureuse ?

Dr Catherine Boudet : Je tape fort sur l’Agence France Presse (AFP) qui a servi de cheval de Troie pour faire passer une dépêche aux agendas douteux et dangereux pour le pays. « L’île Maurice fait face à une explosion de Covid-19 qui interpelle à moins de trois semaines de la réouverture complète de ses frontières » proclame la fameuse dépêche AFP de ce mardi 14 septembre, postée dans la foulée sur le site de l’express qui avoue avoir sa main dans la rédaction.

Rédigée dans un mix de journalisme et de marketing viral, cette pseudo-dépêche de l’AFP brosse le portrait d’une île Maurice qui serait au bord de l’explosion épidémique. Et le texte est tellement exagéré qu’en le lisant, on a l’impression que la réouverture des frontières annonce une apocalypse covidienne. C’est clairement un article qui a été écrit pour torpiller la réouverture de Maurice.

Le contenu chaotique de cette dépêche ne correspond pas du tout au standard journalistique habituel de cette prestigieuse agence de presse internationale qu’est l’AFP. Par sa technique de rédaction et les mots utilisés, elle relève davantage de l’article de propagande que du journalisme d’information. Elle adopte des techniques de marketing viral pour jouer sur l’émotionnel des lecteurs : « situation grave », « quête traumatisante », « état alarmant » … Les mots sont soigneusement choisis pour susciter la peur et l’inquiétude chez le lecteur et lui donner la pire perception possible de l’état sanitaire du pays.

Je suis toujours choquée qu’on puisse vouloir décrédibiliser son propre pays face aux puissances étrangères.

* Vous faites allusion dans votre post au « jeu des pyromanes locaux » auquel l’AFP se prêterait pour lancer « une véritable bombe à fragmentation ». Qui aurait intérêt à faire du mal au pays et à torpiller la destination mauricienne, selon vous ?

Ce n’est pas à moi de pointer du doigt des personnes. Moi, je montre comment opèrent les logiques du discours. Ma spécialité, c’est l’analyse des contenus et le décryptage des rhétoriques, qu’elles soient politiques, journalistiques ou scientifiques. Ensuite, chacun est libre de tirer ses propres conclusions ou interprétations.

J’ai montré que cette pseudo-dépêche AFP répondait davantage aux règles du marketing viral qu’à celles du journalisme. Une dépêche AFP a déjà- de par sa nature – un fort potentiel de viralité à l’étranger. Et quand les lecteurs sont des clients potentiels du tourisme mauricien, on voit très bien les dégâts que cela peut causer. C’est pour cela que j’ai qualifié cette pseudo-dépêche de bombe à fragmentation médiatique.

* La dépêche de l’AFP soulève pourtant la question de la situation de la Covid à Maurice dans le sillage du nombre croissant de cas d’infections dans le pays, et surtout en prévision de la réouverture complète de nos frontières à partir du 1er octobre prochain. C’est une démarche journalistique tout à fait légitime, puisqu’il s’agit de poser des questions sur la capacité des structures de l’Etat à gérer la pandémie, non ?

La pandémie ? Quelle pandémie ? Une pandémie (du grec pan = tout et demos = peuple), c’est une épidémie qui s’étend à la quasi-totalité d’une population. La pseudo-dépêche de l’AFP met l’accent sur une explosion des cas de covid qui ont été multipliés par cinq depuis la réouverture partielle des frontières en juillet, avec un peu plus de 12,000 cas.

Mais même en considérant que les chiffres officiels de la covid pourraient bien être en deçà de la réalité, cela fait 1% de la population mauricienne qui a été contaminée depuis le début de la soi-disant « pandémie ». 1% de la population contaminé sur un an et demi, peut-on appeler cela une pandémie ? Il serait temps de replacer les choses dans une perspective plus juste.

Ce que ne fait pas cette fameuse dépêche de l’AFP… Qui ne pose pas non plus la question des capacités des services de l’Etat à gérer la situation sanitaire et à affronter la réouverture. Au contraire, elle part d’emblée dans une logique défaitiste pour montrer que le pays court à la catastrophe avec la réouverture. D’ailleurs, elle commence avec une description qui reprend le narratif catastrophique utilisé par les médias internationaux à propos du variant delta en Inde : hôpitaux saturés, respirateurs artificiels rares et cimetières pleins.

Ensuite, tout le reste de l’article sert à étayer ce scenario de départ. Et c’est fait non pas sur la base de faits ou d’interrogations de principe, mais en rapportant les appréciations négatives de différents acteurs qui expriment leurs peurs et leurs appréhensions. Il a ainsi recours à des techniques de grossissement des faits et d’amplification des émotions négatives, pour parler au lecteur sur un registre émotionnel… Ce que font tous les propagandistes qui veulent empêcher leurs lecteurs de se servir de leur intellect.

Et il pousse le vice jusqu’à conclure avec la projection d’un scenario catastrophe, agitant le spectre d’un stade « où nous devrons peut-être décider qui obtiendra de l’oxygène et qui devra mourir » …

* Par ailleurs, il y a une autre affaire qui continue à défrayer l’actualité : le meurtre de Soopramanien Kistnen et toute la controverse autour de l’autopsie du cadavre. C’est une véritable boite à surprises, parait-il. Au train où vont les choses, diriez-vous qu’il faut s’attendre à d’autres surprises – mauvaises ou même désagréables ?

 Le meurtre de Kistnen et son enquête judiciaire sont une véritable boîte de Pandore. Le dernier épisode en date tourne autour de la question des falsifications du rapport d’autopsie. Est-ce vraiment une surprise, dans la mesure où on a l’habitude de falsifier beaucoup de choses, ici, à Maurice ? C’est juste que le rideau se lève sur des pratiques douteuses au sein de différents services de l’Etat, en vigueur depuis longtemps de façon cachée et autour desquelles règne l’omerta avec une bonne dose d’hypocrisie.

On peut donc sûrement s’attendre à d’autres rebondissements, « surprises » ou révélations dans cette affaire, sur un mode « Mauriflix ». Mais j’aurais tendance à dire que le meurtre lui-même a été fait dans cet objectif.

On est surpris ou on fait semblant de l’être, si on regarde les choses par le petit bout de la lorgnette et dans la direction qu’on a bien voulu nous indiquer… Pourtant, quand on examine les détails du meurtre de Kistnen, c’est une évidence qu’il ne relevait pas d’un banal banditisme mais qu’il a été perpétré par des professionnels avec un modus operandi bien précis. C’est un modus operandi que l’on retrouve dans les pays où opèrent les grands cartels.

Soyons logiques. Si on veut faire disparaître un témoin gênant, on n’expose pas son corps carbonisé dans un champ de cannes par un jour de grand vent dans une zone où il pourra être découvert rapidement. On voulait donc que le corps de Kistnen soit vu. Si on part de ce postulat, il fallait donc que certains éléments puissent être portés à la connaissance du public, tout en protégeant les protagonistes.

A partir de là, il y a tout un scenario qui se déroule au fur et à mesure que des pans de l’affaire se dévoilent… Ou plutôt au fur et à mesure que se dévoile l’étendue de ce qui a été caché… et risque fort de le rester.

* Tous les scandales que nous avons connus depuis un bon bout de temps ne sont pas pour inquiéter le gouvernement, semble-t-il, au regard de l’absence d’une opposition forte en face du pouvoir politique en place, mais aussi de ce qui parait être l’indifférence de la grande majorité des Mauriciens. De toute évidence, l’opposition sur les réseaux sociaux dans le confort de son chez-soi ne suffit pas… Qu’en pensez-vous ?

En l’état actuel des choses, avec une confortable majorité au Parlement et une opposition morcelée, Pravind Jugnauth reste maître du jeu politique. Dans un système électoral où « the winner takes all », les recompositions actuelles du champ politique ne changent rien à cet état de fait.

La fragmentation de l’opposition parlementaire et extra-parlementaire joue même pour renforcer le bloc de la majorité dans sa position dominante, et ce, même si on a pu penser que le MSM au pouvoir était un peu en mode « village gaulois assiégé par les Romains », pour reprendre l’image de la bande dessinée bien connue.

Pourtant, on ne peut pas dire que l’opposition parlementaire soit faible ou molle. C’est même le contraire ; ils sont très actifs, en tout cas dans leur prise de parole. Avant 2019, l’opposition parlementaire avait généralement pour habitude de ménager la chèvre et le chou dans l’espoir d’être à nouveau en alliance avec le parti au pouvoir. Mais depuis qu’ils ont perdu tout espoir d’alliance avec le MSM, ils sont devenus très virulents et n’hésitent pas à sortir dossier sur dossier.

On a donc enfin une vraie opposition dans le pays. Et surtout, même s’ils sont divisés dans leur guerre d’égos, on peut remarquer qu’ils peuvent travailler de façon concertée pour sortir ces dossiers. Ils fonctionnent de concert avec leur presse d’opposition et avec des opposants extra-parlementaires comme les Avengers, et même Bruneau Laurette qui s’est (logiquement) politisé dans le processus.

Cette opposition semble avoir fait le choix d’être très « vocale » dans sa fonction de dénonciation, en s’appuyant sur les réseaux sociaux pour gagner à la fois en visibilité et en « nuisance value ». Mais elle agit aussi, en s’appuyant sur des techniques de « lawfare », c’est-à-dire de politisation de dossiers judiciaires. C’est notamment la ligne éditoriale des Avengers, qui fait leur succès auprès des Mauriciens.

Mais, pour le moment comme on l’a dit, le gouvernement n’a aucune raison d’être ébranlé par les actions de l’opposition tant qu’il dispose de sa confortable majorité parlementaire et tant que le lawfare de l’opposition ne réussit à faire tomber aucune tête.

* L’état de santé de Navin Ramgoolam n’est pas pour arranger les choses non plus pour l’opposition. Voyez-vous une recomposition du champ politique et même au sein de l’opposition dans les semaines ou mois à venir, quel que soit le cas de figure ?

Les recompositions du champ politique qui ont commencé l’an dernier du côté de l’opposition sont très intéressantes et n’ont pas fini leur processus de gestation. De toute façon, ce processus de gestation ne trouvera son aboutissement qu’à l’approche des échéances électorales.

Ce qui est particulièrement intéressant actuellement, c’est qu’il s’est créé depuis l’épisode du Wakashio une zone de collaboration entre l’opposition parlementaire classique, composée du Parti Travailliste, du PMSD et du MMM, et des entités de l’opposition extra-parlementaires (Reform Party, Rezistans ek Alternativ, 100% Citoyens, Avengers, Linion Sitwayin Morisien de Bruneau Laurette). Et cela, ce n’est pas nouveau. Ce beau monde a été rejoint en février dernier par le démissionnaire du MSM Nando Bodha qui, entre-temps, a lui aussi créé son propre parti.

Mais cette coopération n’est pas si surprenante dans la mesure où les membres des principales entités extra-parlementaires, Avengers ou le Reform Party, sont des personnels politiques qui ont également siégé au Parlement, que ce soit Rama Valayden, Sanjeev Teeluckdharry ou Roshi Bhadain. Donc leur socialisation politique d’origine favorisait de facto leur rapprochement avec l’opposition parlementaire.

Dans ce paysage d’opposition très mouvant et divers, une seule alliance a été formalisée en mai dernier entre les quatre « dinosaures » que sont Xavier-Luc Duval (PMSD), Paul Bérenger (MMM), Nando Bodha (ex-MSM) et Roshi Bhadain (Reform Party). Baptisée Alliance de l’Espoir, elle ne semble être à ce stade qu’une entente entre leaders et donc, à ce titre, vulnérable à toute guerre d’égos potentielle. Sans compter qu’elle a déjà créé des susceptibilités au sein même de l’appareil des partis impliqués.

Donc, il est fort possible qu’il y ait encore des circulations de personnel politique à venir, comme, par exemple, la récente démission groupée dans la régionale numéro 6 du MMM.

Quant à l’hospitalisation de Navin Ramgoolam en Inde pour cause de covid, bien entendu c’est un « game changer » politique… Mais qui a toutes les probabilités de jouer en faveur du bloc gouvernemental. De facto, le PTr se retrouve dans l’obligation de préparer la succession de son leader, qui jusqu’ici a tout fait pour résister à cette évidence. C’est une période de test pour le Parti Travailliste, que l’on sait monolithique et solidement organisé.

Mais les guerres intestines qui risquent de se jouer vont temporairement le fragiliser et ce d’autant que l’hospitalisation du leader sera longue. De plus, les différentes options successorales iront de pair avec différentes options d’alliances, ce qui ne peut que brouiller encore plus l’échiquier politique de l’opposition.

* Recomposition aussi pour une lutte à trois et dictée par le rapport de forces sur l’échiquier politique présentement… ?

 Au vu de tout ce que nous venons de décrire, champ politique en pleine recomposition, opposition fragmentée mais coopérative, alliance formalisée mais instable, nous ne pouvons même pas dire s’il y aura une lutte à trois aux prochaines élections législatives. Nous ne savons même pas quand se tiendront les prochaines élections municipales, mais même la configuration des élections municipales ne sera pas nécessairement décisive pour les élections générales.

Ce qui reste certain, c’est que le champ politique mauricien se polarise toujours fortement autour de la notion du plus fort. Les critères d’identification de ce « plus fort » reposent sur des données concrètes mais aussi beaucoup sur des éléments psychologiques. C’est ce « plus fort » perçu comme tel par les partis, les médias et l’électorat qui va polariser le schéma des alliances à l’approche des élections.

A mon avis, le principal tendon d’Achille du gouvernement, c’est la politique de vaccination obligatoire. Du fait que nous ne connaissons pas les effets secondaires à long terme des vaccins anti-covid, nous ne pouvons pas estimer les dégâts potentiels sur la santé publique à moyenne échéance. Si c’est le cas, la vaccination pourrait bien devenir une variable politique, même si, pour le moment, il n’y a aucun clivage politique autour de la vaccination. La vaccination obligatoire comporte, à mon avis, un risque politique pour le MSM.

De toute façon, sur le plan politique, nous sommes dans une période de transition irréversible. Les schémas de vote habituels, de type « mathématiques ethniques » et/ou « vote castéiste », pourraient bien se retrouver minorés par de nouvelles variables émergentes. Même si le système électoral continue de déterminer la superstructure du jeu politique, il va falloir nous préparer à intégrer dans l’analyse politique des comportements électoraux certaines données nouvelles et même encore invisibles à l’œil nu pour le moment. J’ai cité la vaccination mais il y en aura d’autres.


* Published in print edition on 17 September 2021

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