“JNP vs MSPA : ce sont les rapports de force qui seront déterminants…

Interview : Sada Reddi – Historien

… toutefois, l’industrie sucrière ne domine plus l’économie mauricienne à 95% »

« Best Loser System : Notre système constitutionnel a toujours été inspiré par le pragmatisme et le réalisme. Le BLS n’est que le pur reflet de cette approche »

L’affaire Darlmah Naeck : « Il ne faudrait pas tendre vers l’exagération ou tomber dans des réactions extrêmes comme l’assimiler à NMU… »

L’actualité de la semaine est dominée par le litige opposant le JNP à la MSPA. Nous avons invité un historien mauricien, Dr Sadasiven Reddi, afin qu’il nous éclaire sur les prises de position des différentes parties de l’époque coloniale à ce jour, à savoir l’Etat, le patronat et les travailleurs de l’industrie sucrière, sachant que celle-ci a connu des transformations importantes dans le cadre de la réforme. Dr Reddi nous livre aussi ses commentaires sur les événements récents sur l’utilisation des médias traditionnels ou électroniques et les limites de la liberté d’expression.

Mauritius Times : Le litige opposant les syndicalistes du secteur sucre (le Joint Negotiating Panel – JNP) et le patronat (la Mauritius Sugar Producers Association – MSPA) dure depuis trois ans. Le conflit n’a pu être résolu jusqu’ici. Il semblerait qu’en l’absence d’une intervention forte et vigoureuse de l’Etat en vue de débloquer cette situation, le JNP pourrait envisager le recours à une grève illimitée. Mais est-ce que l’Etat est capable d’assumer ce rôle compte tenu des nouvelles dispositions légales régissant les relations industrielles d’une part, et d’autre part, des rapports de force internes au pays ?

Dr Sadasiven Reddi : Toutes les grèves qui ont eu lieu dans le passé — en 1937, 1938, 1943, 1954, 1971 et 1979 — étaient le résultat de rapports de force entre le patronat et les travailleurs. Les travailleurs avaient défié à la fois l’Etat et le patronat.

Dans le passé, à l’époque coloniale, et dans l’ère post-coloniale, l’Etat était toujours très fort, voire très autoritaire, ce qui lui permettait de déclarer n’importe quelle grève illégale. Avec la mondialisation, cette nouvelle forme du capitalisme néo-libéral a conservé cette même vigueur.

Par conséquent, aujourd’hui, la capacité de chaque gouvernement dans les Etats indépendants de maintenir un certain équilibre entre le capital et le travail s’est considérablement affaiblie. L’emploi, la croissance, la technologie et les marchés économiques sont largement façonnés par ce capitalisme mondialisé.

Dans ce contexte, l’Etat est de moins en moins capable de contenir ou de restreindre cette politique capitaliste en vue de mieux protéger les intérêts des travailleurs. Pour cette raison, les travailleurs, eux aussi, se mobilisent et ont recours à des actions plus radicales afin de se protéger d’une façon ou d’une autre.

Dans le conflit qui oppose le JNP et la MSPA, ce sont les rapports de force qui seront déterminants. Toutefois, l’industrie sucrière ne domine plus l’économie mauricienne à 95%, et donc, celle-ci n’a plus le même pouvoir de négociation auprès du gouvernement. Toutefois, quelque soit la politique du gouvernement du jour, il relève de la responsabilité de l’Etat de maintenir la paix industrielle et sociale.

* Ce conflit entre le patronat et les syndicalistes remet en question la pertinence de la révision des anciennes lois du travail – l’Industrial Relations Act promulgué par le « Old Labour Government » – et aussi l’introduction de nouvelles lois du travail telles que l’Employment Relations Act 2008 par le « New Labour Government». Avez-vous l’impression que le gouvernement avait été mal inspiré à l’époque?

Depuis plus de 30 ans, on a essayé de réformer l’Industrial Relations Act. Les efforts dans ce sens ont été vains. Il y a une continuité dans la préparation de plusieurs législations visant à réformer cette loi, et ce processus concerne plusieurs gouvernements. Je ne pense pas que l’introduction de la nouvelle loi dépendait exclusivement du gouvernement en place.

La loi, votée en 2008, par exemple, avait été préparée avant 2005 et répondait aux exigences de la nouvelle économie et tous les gouvernements ont prôné une économie mixte. La marge de manœuvre était très limitée. Il était extrêmement difficile de maintenir un certain équilibre entre les intérêts des divers partis, à savoir le grand capital, d’une part, et les travailleurs, d’autre part.

* Alors que les travailleurs affirment qu’ils recherchent « un meilleur partage des richesses » dans le cadre de la réforme sucrière, la MSPA maintient sa position en faveur de négociations sectorielles. Elle récuse l’implication du National Remuneration Board (NRB) pour ce qui concerne les demandes formulées par le JNP, telles qu’une augmentation de salaires de l’ordre de 35%. S’agirait-il là d’un réflexe de la MSPA qui appartiendrait à un passé révolu?

Il faudrait s’attendre à ce que le patronat utilise à fond l’arsenal légal pour contrer les revendications des travailleurs. Il y aurait éventuellement des tactiques dilatoires parce que c’est une approche qui a été très utilisée par le patronat dans le passé. Aujourd’hui, le grand public connaît bien cette stratégie, l’ayant constatée récemment à propos des Independent Power Producers (IPP).

* Qu’est-ce que l’Histoire nous enseigne sur l’attitude des uns et des autres dans ce conflit, entre autres celle du gouvernement colonial ?

L’Histoire nous enseigne que cette pratique, à savoir la volonté de maintenir une marge de profits au détriment des travailleurs, était couramment utilisée dans le passé avec la complicité des certains membres du personnel du Département du Travail. Tel avait été le cas en 1943 avec le directeur du Département du Travail et le conseiller légal du patronat, André Raffray.

Je ne connais aucune période de notre Histoire où l’industrie sucrière dans son ensemble ait été au bord de la faillite. Il y a certainement eu des usines en particulier qui ont eu de graves difficultés et ont connu la faillite. Mais cela n’a jamais été le cas pour l’industrie sucrière dans son ensemble. C’est un fait que pendant la Grande Dépression de 1929 et 1937, cette industrie était toujours profitable, même si de temps à autre, il y avait une baisse de la profitabilité.

En général, quand il y avait une telle baisse, l’Etat colonial était toujours prêt à y mettre du sien afin de rehausser la profitabilité de l’industrie sucrière. Ce n’était peut-être pas autant pour faire plaisir aux barons sucriers mauriciens que pour satisfaire les barons sucriers des Caraïbes qui, eux, étaient des Anglais. Il demeure que, d’une manière ou d’une autre, la raffinerie britannique Tate and Lyle et les barons sucriers mauriciens profitaient toujours des largesses de l’Etat.

* Grâce à l’intervention gouvernementale, l’industrie sucrière a bénéficié du soutien financier de l’Union européenne dans le cadre de la réforme. Mais cette industrie a aussi bénéficié d’une augmentation du prix du sucre sur le marché local. Le MSM, en particulier les Jugnauth père et fils, sont très critiques vis-à-vis de l’accord conclu, selon eux, entre le gouvernement travailliste et le patronat en 2007 pour aboutir à la dite augmentation. Les gouvernements respectifs se sont-ils montrés trop complaisants vis-à-vis de l’industrie sucrière?

Tous les gouvernements ont fait des concessions aux sucriers et aux capitalistes, certains beaucoup plus que d’autres. Outre l’augmentation du prix du sucre sur le marché local, je citerai entre autres, le contrat des IPP, les milliards de roupies tirés des caisses de l’Etat pour le « deal Illovo », le bail à des hôtels à des tarifs exceptionnellement bas…

Chaque gouvernement a fait des concessions, entre autres, pour atteindre ses propres objectifs ou cela pourrait aussi être par nécessité, par exemple, pour encourager l’investissement, ou pour négocier en contrepartie des concessions pour l’Etat et la nation. Parfois, certains se sont mis directement du côté des barons sucriers pour bloquer des projets dans divers secteurs.

Fatalement, de tous les accords négociés avec l’Etat, ce sont les barons sucriers qui ont toujours réussi, au moyen de plusieurs astuces, à obtenir la part du lion. Par exemple, les VRS ont été plus bénéfiques aux sucriers qu’aux travailleurs. Les terres allouées au logement des travailleurs dans le cadre du VRS sont parfois situées dans des endroits très difficiles d’accès et pas habitables pendant les grosses pluies. Le gouvernement a été obligé d’investir énormément pour construire des drains afin que ces terrains deviennent habitables. Or une étude du sol avant l’allocation des terres aurait pu clairement délimiter les sites où la construction de tels logements serait inappropriée.

* Ce conflit dans l’industrie sucrière devrait probablement encourager les Mauriciens à revoir les priorités du pays par rapport à l’utilisation de nos terres en vue d’assurer notre sécurité alimentaire et d’autres besoins aussi importants comme l’accès aux logements sociaux et aux loisirs. Ce serait sans doute plus important que la production de l’éthanol. Qu’en pensez-vous ?

La question des terres est un sujet très sensible et complexe, et ce, pas uniquement à Maurice. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer ce fait.

Il y a une répartition inégale des terres pour des raisons historiques. Et, dans le passé, certains groupes ont aussi connu la dépossession des terres. Par exemple, la Commission Justice et Vérité de Maurice a fait état de plusieurs cas d’expropriation.

Prenons un autre exemple : le Zimbabwe. En l’an 2000, 65% des terres arables étaient encore entre les mains de 4,500 fermiers blancs. Un autre exemple : l’Afrique du sud où 50,000 fermiers blancs se partagent 80% des terres.

A Maurice, l’Etat a acquis des terres pour le logement social mais ce n’est toujours pas suffisant. Il manque encore des terres pour le développement efficace d’une politique des loisirs, du sport et du plein air. Le gouvernement, et aussi le secteur privé, ont construit des blocs de flats un peu partout à travers l’île mais cela se réduit au strict minimum pour l’habitat. Il n’y a pas de parcs de loisirs pour ces résidents. Par ailleurs, les routes demeurent très étroites et, dans quelques années, ces habitats deviendront les nouveaux bidonvilles.

Quant à notre sécurité alimentaire, il nous faut de larges espaces agricoles mais il nous faudrait aussi repenser notre politique agricole de manière holistique. Puisque nous sommes presque auto-suffisants en pommes de terre, nous pourrions peut-être identifier d’autres aliments à produire localement en tenant compte des habitudes alimentaires de la population.

Il faudrait penser à un type de ‘import substitution’ pour certains produits agricoles et pour l’exportation. Bien entendu, il faudrait considérer le problème de l’utilisation des pesticides, des coûts et des prix de vente, et des marchés d’exportation, sans oublier les fonds pour la recherche dans ce secteur.

* Autre sujet qui domine l’actualité ces derniers jours : l’éditorial de Darlmah Naeck dans le Défi Quotidien a provoqué diverses réactions dans les rangs de la communauté créole mais aussi de l’Eglise. Suite à la parution de cet éditorial, des articles de protestation y ont dénoncé les « stéréotypes, clichés, sous-entendus ». Darlmah Naeck a sans doute fait preuve d’une certaine maladresse, mais c’est difficile de croire qu’il avait quelque intention d’offenser une communauté ou n’importe quelle autre entité de la même manière que le fameux NMU de triste notoriété. Qu’en pensez-vous ?

J’ai rencontré Darlmah Naeck une seule fois lors d’une interview radiophonique au Top FM. Je ne le connais pas personnellement. Ceux qui le connaissent bien parlent effectivement d’une certaine maladresse. C’est difficile de spéculer sur les intentions des gens mais il paraît que certains se sont sentis agressés par son article.

Je respecte toutes les sensibilités au sein de la République. Par exemple, je respecte ceux qui se sont sentis agressés par ce qui s’est passé lors du concert de Susheela Raman. Par la suite, il y a eu certains points de vue exprimés au sujet du concert dans la presse qui pourraient représenter une attaque directe ou indirecte envers une communauté en particulier. Mais il faut aussi respecter ces opinions.

Certains imputent un motif malveillant à Darlmah Naeck et il ne faut pas oublier, dans la foulée, qu’il a déjà présenté des excuses. Ceci dit, il ne faudrait pas non plus tendre vers l’exagération ou tomber dans des réactions extrêmes comme l’assimiler à NMU.

Personnellement, je pense que nous devons pouvoir faire librement des analyses sur notre société et cela implique nécessairement la prise en compte de spécificités de chaque communauté. Comme dans le cas de Susheela Raman, il y a eu des débats de part et d’autres. Nous devrions pouvoir débattre des points légitimes sans être toujours sur la défensive. Nous ne devrions pas éprouver du mépris envers ceux qui donnent leurs opinions sur telle ou telle communauté. C’est à travers l’éducation que nous pourrons gagner en maturité et développer une attitude positive envers toute critique constructive.

* Certains des protestataires se sont réunis au sein d’un collectif, qui comprend aussi, semble-t-il, le ministre Aimée et la députée Aurore Perraud. Ce collectif réclame l’arrestation de Darlmah Naeck, le boycott des publications du groupe Défi et aussi des actions légales contre ce dernier. Cela pourrait paraître disproportionné ou même radical, mais se pourrait-il qu’il existe une certaine frustration qui justifierait ces demandes ?

Les frustrations existent bel et bien mais elles sont dans toutes les communautés, pas dans une communauté en particulier. Cependant, chaque communauté vit ses frustrations à sa manière. De plus, ce ne sont pas les mêmes types de frustrations qui existent au sein de chaque communauté.

En ce qui concerne la communauté créole, depuis les années 80, on parle et on discute du malaise créole, faisant référence à une certaine frustration qui remontre très loin dans notre Histoire. Celle-ci prend un tournant décisif après le cyclone Carol quand le gouvernement avait pris l’entière responsabilité de construire des habitations pour ceux qui avaient perdu leur maison. Ce sont ces mêmes habitations qui se sont transformées en cités sur les terres de l’Etat.

A ce moment-là, le secteur sucrier avait de vastes portions de terre mais personne n’a mis des terrains plus convenables à la disposition du gouvernement de l’époque pour la construction de ces maisons. Ceci marque le début de la ségrégation de classe sociale et aussi de la ségrégation ethnique. Ajoutons à cela, la culture de la pauvreté qui s’est accentuée au fil des années.

* Le phénomène Grégoire s’est estompé, paraît-il, dans le sillage de son mot d’ordre très controversé « vote-avec-ou-lécoeur », lors des dernières élections. Il laisse un vide au niveau du leadership de la communauté. Est-ce, à votre avis, un vide dangereux ?

Les leaders religieux de n’importe quelle confession religieuse n’ont qu’une influence marginale sur les intentions de vote à Maurice. Les Mauriciens votent pour plusieurs raisons et le facteur religieux demeure largement absent même quand ils votent pour des religieux.

Les leaders religieux deviennent des leaders politiques quand ils contestent des élections. Les électeurs qui les suivent le font pour des raisons politiques et non pas religieuses.

Quand ils ne contestent pas les élections, les hommes religieux ne peuvent prétendre être des leaders politiques. Puisqu’ils n’ont aucun rôle dans le champ politique, ils ne laissent aucun vide.

* Tout le monde reconnaît que les plateformes multimédias contribuent au débat démocratique. Mais l’incident impliquant la facebookeuse Krishnee Bunwaree démontre aussi à quel point les nouveaux moyens de communication pourraient entraîner des troubles dans une société. Faudrait-il un encadrement juridique pour prévenir ou sanctionner toute utilisation malhabile ou mal intentionnée, voire des abus ?

En ce qui concerne Facebook, je pense que l’on ne peut pas facilement légiférer dans ce domaine particulier. Mais il faut reconnaître que les barrières entre la vie publique et la vie privée se sont beaucoup estompées avec l’internet. L’information circule vite et la censure est limitée.

Par ailleurs, le registre linguistique et le vocabulaire des jeunes sont très limités, ce qui entraîne une certaine maladresse dans leur expression, frisant parfois la grossièreté et la bêtise. Ils deviennent vulnérables car ils n’écrivent pas forcément ce qu’ils pensent réellement. Puisque nous sommes dans l’ère de l’instantané, au moment où ils se rendent compte que leurs propos ne sont pas corrects et ne reflètent pas ce qu’ils pensent, c’est trop tard. Les utilisateurs de Facebook ont déjà lu leur texte. Le mal est fait.

Le point fondamental à retenir de cette affaire malencontreuse est qu’il faut faire des efforts de manière permanente pour enrayer les préjugés de notre société.

* Autre sujet qui revient dans l’actualité de temps en temps : le Best Loser System ou le BLS. Ce serait le noyau dur qui, selon Navin Ramgoolam, aurait fait capoter les négociations PTr-MMM en vue d’une alliance électorale. Paul Bérenger a donné une version différente pour expliquer le gel des négociations. Toutefois, le Premier ministre affirme ceci : « que la personne qui peut me montrer comment on garde le BLS sans garder la communauté le fasse ». Donc, il semblerait que le BLS is here to stay, il est incontournable… Etes-vous du même avis ?

Quand il s’agit de ce genre de problème, d’une part, il faudrait éviter les réactions extrêmes, c’est-à-dire les points de vue de ces super rationalistes qui peuvent ou qui prétendent pouvoir faire abstraction de tout attachement religieux ou ethnique. D’autre part, il faudrait aussi rester loin des fondamentalistes religieux et ethniques qui s’inspirent des idéologies étrangères…

Notre système constitutionnel a toujours été inspiré par le pragmatisme et le réalisme. Le BLS n’est que le pur reflet de cette approche qui suscite l’admiration et parfois l’envie de beaucoup d’étrangers. Je ne vois aucune raison de tout bouleverser en nous éloignant de ces principes qui ont maintenu la stabilité chez nous depuis plusieurs années.


* Published in print edition on 17 August 2012

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