“Ameenah Gurib-Fakim n’a plus grand-chose à perdre…

On s’attend donc à ce qu’elle ouvre la boîte de Pandore, car son « déballage » risque de provoquer d’autres révélations »

Interview : Catherine Boudet, Sociologue

‘Si Pravind Jugnauth voulait marquer l’histoire politique et institutionnelle de Maurice de façon décisive, le mieux qu’il puisse faire serait d’établir un vrai Conseil constitutionnel’

Une commission d’enquête regroupe un groupe d’experts dans un domaine pour étudier une question et élaborer un rapport pour le gouvernement dans un certain délai. Chaque commission d’enquête est présidée par un ou plusieurs commissaires. La tâche des experts est souvent difficile car les questions traitées sont de nature extrêmement sensible et grave. Catherine Boudet nous livre ses impressions à propos des deux commissions  mandatées par le Gouvernement de Maurice. 

 Mauritius Times : Nous voilà avec des allégations lancées du plus haut sommet de l’Etat portant sur la véracité des affirmations publiques du Premier ministre en mars dernier quant à l’intention de l’ancienne Présidente de la République de soumettre sa démission. « Pravind Jugnauth a menti », a déclaré Mme Gurib-Fakim. Ce qui pourrait être perçu comme une querelle de bas étage a atteint le sommet de l’Etat : c’est quand même incroyable, non ? Qu’est-ce que cela nous informe à propos de la culture politique et institutionnelle de Maurice ces temps-ci ?

Catherine Boudet : Ameenah Gurib-Fakim est actuellement sur la sellette avec la commission d’enquête Caunhye. L’ironie de la chose, c’est que cette dernière a été instituée afin de statuer si la commission d’enquête, mise sur pied par l’ex-présidente de la République, était anticonstitutionnelle.

La commission Caunhye prend maintenant des allures de déballage de linge sale avec les premières dépositions de l’ancienne chef d’Etat. Comme ligne de défense lors de ses premières auditions, Ameenah Gurib-Fakim a choisi de jeter le blâme tantôt sur ses conseillers juridiques en les accusant de l’avoir mal conseillée, tantôt sur certains ministres en les accusant de ne l’avoir pas conseillée du tout, et maintenant sur le Premier ministre en l’accusant d’avoir menti.

On reste ainsi dans la culture politique du « pas moi ça, li ça » et du « zet la boue » en vigueur à Maurice. On est très loin du « J’assume » du Président Macron ou du célèbre « responsable mais pas coupable » de Georgina Dufoix. Ces premières auditions présidentielles de la commission Caunhye mettent en lumière le problème de la responsabilité politique et du courage politique.

Si l’on part du fait que « le courage est cet ingrédient déterminant qui permet une prise en main de la situation » pour citer la philosophe Cynthia Fleury, et que responsabilité et courage politique vont de pair – car être responsable, c’est être capable d’endosser les conséquences de ses actes volontaires ou involontaires, on peut déjà poser les bases d’un assainissement des bases de la politique mauricienne.

Ce serait une grande première pour la nation mauricienne, si au lieu de faire comme ses homologues masculins en politique, Ameenah Gurib-Fakim reconnaissait ses responsabilités en tant qu’ex-chef d’Etat. En sachant que culpabilité et responsabilité sont deux choses différentes, comme l’avait souligné l’affaire du sang contaminé en France dans les années 1990. Avec cette phrase historique : « Je me sens profondément responsable; pour autant, je ne me sens pas coupable » l’ancienne ministre des Affaires sociales, Georgina Dufoix, avait assumé la responsabilité pour des faits qui s’étaient déroulés sous sa tutelle.

* Que l’un ou l’autre ne nous dise pas toute la vérité ou que l’ancienne Présidente ait reçu de mauvais conseils ou se soit fait piéger par son ignorance des subtilités légales et constitutionnelles, ce qui devrait nous intéresser plutôt ce sont les circonstances dans lesquelles M. Alvaro Sobrinho a obtenu ses licences des institutions de l’Etat, dont la Financial Services Commission et le Board of Investment, et le rôle qu’auraient joué différents acteurs dans cette affaire. C’est là que se trouve le gros morceau, n’est-ce pas ?

La commission Caunhye a été mise sur pied avec un objectif restreint d’examiner les violations constitutionnelles et légales auxquelles aurait pu se livrer Ameenah Gurib-Fakim, notamment dans sa décision de mettre sur pied une commission d’enquête.

Il ne faudrait pas que la commission Caunhye devienne une chasse aux sorcières et que l’on fasse de Mme Ameenah Gurib-Fakim une victime expiatoire à brûler sur le bûcher… Bûcher dont les fumées permettraient à d’autres de se camoufler et de battre en retraite sans être inquiétés, comme il semble que ce soit le cas du rapport de la commission Lam Shang Leen sur la drogue.

* A bien voir, le faux-pas présidentiel avec l’institution d’une commission d’enquête à l’encontre de la Section 64 de notre Constitution a facilité la tâche du Gouvernement pour s’en débarrasser, mais Mme Gurib-Fakim n’a désormais rien à perdre. Et elle en est sans doute consciente… Qu’attendez-vous d’elle ?

Concernant les possibles violations constitutionnelles par l’ex-Présidente de la République, il n’y a pas que la section 64 « Exercise of President’s fonctions » qui soit concernée. Il y a aussi la possible anti-constitutionnalité de l’implication d’Ameenah Gurib-Fakim dans le Planet Earth Institute d’Alvaro Sobrinho. En effet,la section 28 de la Constitution stipule que :

«where a person is elected to the office of President, he shall not, whilst in office, (a) hold any other office of emolument, whether under the Constitution or otherwise; (b) exercise any profession or calling or engage in any trade or business

Ce qui laisse présumer que, même si l’exercice n’était pas rémunéré, il était probablement anticonstitutionnel de s’engager dans les activités de la Planet Earth Institute Ltd.

Pour répondre à votre question, je ne sais si les citoyens mauriciens attendent grand-chose de Mme Gurib-Fakim. Celle-ci semble davantage préoccupée de « laver son honneur » que de faire preuve de courage. C’est dommage dans la mesure où la démission, contrairement à une procédure de destitution, lui laissait une porte de sortie honorable lui permettant de conserver ses avantages en termes de revenus, de prestige et de facilités de l’Etat à sa disposition.

Comme vous le dites, Mme Gurib-Fakim n’a plus grand-chose à perdre, étant par ailleurs passible de poursuites judiciaires, avec le flou constitutionnel sur son immunité. On s’attend donc à ce qu’elle ouvre la boîte de Pandore, car son « déballage » risque de provoquer d’autres révélations en chaîne de la part des politiciens et juristes qu’elle tente d’incriminer. Une joute qui n’est d’ailleurs pas nécessairement très saine pour le débat public.

En revanche, on a peut-être quelque chose d’intéressant à attendre de cette commission Caunhye en termes d’interprétation constitutionnelle et de pistes pour une jurisprudence constitutionnelle.

* Justement, au-delà des questions par rapport à Alvaro Sobrinho, la Commission Caunhye a aussi parmi ses attributions d’examiner et de faire des recommandations concernant « the removal and suspension of a President or Vice-President », et l’immunité présidentielle. On se demande s’il appartient à une commission d’enquête instituée dans un but précis – « inquire into and report on all the circumstances related to the purported appointment of a Commission of Inquiry by Mrs Ameenah Gurib-Fakim (…), the non-compliance with the constitutional and legal provisions (…), de se pencher sur des attributions ayant une dimension constitutionnelle?

La Commission Caunhye est, en effet, chargée de formuler des recommandations concernant le mécanisme constitutionnel de destitution des Présidents de la République au moyen d’un tribunal sous la section 30 de la Constitution.

On peut effectivement se demander si c’est l’objet d’une commission d’enquête que de formuler une interprétation constitutionnelle. Si l’on s’en réfère à la législation sur les commissions d’enquête, qui date tout de même de 1944, il semble a priori que la réponse soit non.

Selon la section 2 de la Commission of Inquiry Act 1944, le but d’une commission d’enquête, tel que défini par l’autorité coloniale britannique à l’époque, était d’enquêter sur la conduite d’un détenteur d’une charge publique ou sur la gestion d’une institution publique ou encore sur tout autre sujet d’intérêt public. Si l’on s’en réfère à ce dernier aspect, plus large, l’enquête sur un sujet d’intérêt public, on peut se dire qu’une interprétation en constitutionnalité est en train d’acquérir une importance d’intérêt national à l’occasion de l’affaire Gurib-Fakim.

De toute façon, en l’absence de Conseil Constitutionnel, le problème se pose de savoir comment obtenir un contrôle de constitutionnalité. La Constitution reste lacunaire sur les mécanismes d’examen de l’anti-constitutionnalité et sur le contrôle de constitutionnalité.

Ce serait théoriquement à la Cour Suprême de statuer sur la compatibilité de la démarche d’Ameenah Gurib-Fakim  avec la section 64 de la Constitution qui concerne l’exercice des fonctions présidentielles et, en particulier, dans quels cas le Président de la République doit agir en accord avec l’avis du Cabinet ou de son propre chef.

Le problème, c’est que la Constitution contient dans le même temps une réserve à une telle démarche, puisque son article 64(5) spécifie que, même si le Président n’a pas agi en consultation comme il aurait dû le faire, aucune cour de justice ne peut le poursuivre.

De plus, la Cour suprême ne peut pas s’auto-saisir concernant un contrôle de constitutionnalité. Donc, il faut bien qu’un organisme lève le flou sur ces points.

Ce qui pourrait donc être très intéressant  avec cette commission Caunhye, ce serait qu’elle puisse contenir les prémisses d’un Conseil constitutionnel. Il ne faut pas oublier que parmi ses attributions figure la question de comment renforcer la séparation des pouvoirs.

Maurice est le seul pays de l’océan Indien à ne pas disposer d’un Conseil Constitutionnel. Tous les voisins de Maurice ont une Cour constitutionnelle qui peut se prononcer sur les cas d’anti-constitutionnalité, que ce soit les Seychelles, les Comores ou Madagascar. Et on ne pourra pas instaurer une commission d’enquête à chaque fois qu’un défaut de constitutionnalité se pose dans le pays… Si Pravind Jugnauth voulait marquer l’histoire politique et institutionnelle de Maurice de façon décisive, le mieux qu’il puisse faire serait d’établir un vrai Conseil constitutionnel.

* Autre commission d’enquête qui fait l’objet de débats ces temps-ci, c’est celle sur le trafic de drogue, et en particulier la ‘Task Force’ mis en place par le comité interministériel pour coordonner et faire le suivi des recommandations du rapport Lam Shang Leen. La ‘Task Force’ a attiré des critiques de la part de l’opposition : « anticonstitutionnel », « delaying tactics », etc. La question qui se pose : quel intérêt aurait le Gouvernement à traîner les pieds dans la mise en application des recommandations du rapport de cette commission d’enquête ?  Qu’en pensez-vous ?

Le Premier ministre a annoncé la mise sur pied d’une task force, présidée par le directeur-général de l’ICAC et incluant plusieurs organismes étatiques dont la MRA, la FIU et la Police. Cette task force serait investie d’une double mission : d’une part, enquêter sur les personnes dont les noms sont mentionnés dans le rapport de la commission d’enquête sur la drogue, ainsi que sur d’autres qui ne le sont pas, et d’autre part, coordonner la mise en œuvre des recommandations de la commission Lam Shang Leen.

La task force serait ainsi amenée à jouer un rôle de coordination de l’action de plusieurs organismes de l’Etat. C’est d’ailleurs ce qui a soulevé un tollé parmi l’opposition concernant notamment la constitutionnalité d’un tel corps qui porterait atteinte à l’indépendance de certaines composantes telles que le commissaire de police.

Pour ce qui est du volet enquête, on peut en effet se poser la question de la pertinence de la task force, notamment du fait qu’elle semble faire doublon avec la commission d’enquête sur la drogue et qu’elle pourrait court-circuiter l’autorité du Directeur des Poursuites Publiques (DPP).  En fait cette fonction de doublon avec le chapitre 19 de la commission Lam Shang Leen vient prouver le manque de confiance de l’exécutif gouvernemental dans les conclusions du rapport. Il y a aussi le risque que le rapport Lam Shang Leen sur le trafic de drogue soit perçu comme faisant un peu « bûcher aux sorcières » dont la fumée servirait à soustraire certains politiciens et avocats aux poursuites.

Pour ce qui est du volet de la mise en œuvre des recommandations de la task force, en revanche, il est intéressant de constater que l’on semble une fois de plus, se diriger vers la  constitution d’un corps trans-étatique pour examiner une question d’intérêt national de façon transversale.

De même que la commission Caunhye pourrait poser les prémisses d’un Conseil constitutionnel,  la task force pourrait ouvrir la voie vers une entité trans-étatique de type Cour de Justice de la République dont la compétence serait de juger les politiciens pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leur fonction.

* Il paraît que les dispositions de la ‘Dangerous Drugs Act’ sont suffisamment vastes et musclées pour permettre à la police et autres institutions de répression de venir à bout des différents trafics liés à la drogue. Or, il a fallu la mise sur pied d’une commission d’enquête pour que Maurice puisse prendre connaissance de l’étendue du trafic et de ses ramifications. Qu’est-ce qui expliquerait l’absence d’initiatives dans ce cas, selon vous ?

Les réseaux de la drogue fonctionnent selon une logique cannibale à l’intérieur des institutions. Les gouvernements successifs ont leur part de responsabilité pour avoir laissé proliférer ces réseaux qui se servent des rouages du pouvoir pour proliférer. C’est le propre des systèmes mafieux que de fonctionner suivant des logiques de transactions clandestines au plus haut niveau de l’Etat.

Il est intéressant de savoir que les descriptions faites dans le rapport de la commission Lam Shang Leen du fonctionnement des réseaux de la drogue viennent confirmer ce que j’avais déjà dit l’an dernier à cette même époque dans une précédente interview à Mauritius Times, à savoir que Maurice semble être devenue une narco-démocratie.

En effet, le rapport de la Commission Lam Shang Leen  met en évidence des logiques de fonctionnement d’un écosystème du narco-trafic, dont la prison est un parfait biotope, impliquant trafiquants, politiciens et avocats – les deux dernières catégories ayant d’ailleurs tendance à se recouper.

Comme protagonistes de ce système d’échange, on trouve d’une part des avocats dont le rôle ne se limiterait pas à défendre leurs clients emprisonnés, mais aussi à leur servir, semble-t-il, d’intermédiaires pour des transactions financières et même d’espions auprès de co-accusés ou de réseaux concurrents. Et en retour des trafiquants qui se font financeurs de partis politiques et qui fournissent des gros bras aux candidats aux élections. Il est urgent de stopper ce mécanisme qui est en train de faire de Maurice un narco-Etat.

* Par ailleurs on n’a pas presque rien appris du rapport Lam Shang Leen sur les protections politiques alléguées dont bénéficieraient certains trafiquants de drogue, ni ne nous attendons-nous à quelques révélations fracassantes du rapport Caunhye en ce qui concerne certains transactions douteuses dans le secteur financier – il n’est d’ailleurs pas dans ses attributions d’y enquêter. Voyez-vous toutefois « the long arm of politics » dans tout ce qui ne tourne pas rond à Maurice ?

Les logiques de la corruption et celles de la drogue sont parentes. Toutes deux fonctionnent sur le principe du secret, toutes deux gangrènent les rouages de l’Etat et les institutions pour assurer à la fois leur clientèle et leur protection. Dans les deux cas, cela implique la participation active ou passive de ceux qui détiennent des postes de pouvoir.

En matière de révélations concernant les dessous de ces logiques, il y a déjà une nette évolution de la culture politique. Il ne faut pas oublier qu’il y a seulement cinq ans, les whistle-blowers ou dénonciateurs qui dénonçaient ces agissements subissaient la répression.

Maintenant on est passé à une autre étape en matière de lutte contre la corruption, celle des révélations sélectives. L’opinion publique et les observateurs politiques se sont d’ailleurs interrogés sur l’absence de certains noms d’avocats et de politiciens dans le rapport de la commission Lam Shang Leen. De même que beaucoup auraient souhaité l’audition du Premier ministre Pravind Jugnauth, qui d’ailleurs s’était proposé à cet exercice.

Il y a donc encore beaucoup de travail pour nettoyer les écuries d’Augias.


* Published in print edition on 24 August 2018

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