« Sans réforme, la faillite du plan de pension est assurée

Interview: Jean Claude de l’Estrac

Pravind Jugnauth avait souligné la nécessité d’une reforme dans son discours du budget de 2004 »

* « Quel sera le rapport de force dans cinq ans? Personne ne peut le prédire…
On voit que Pravind Jugnauth se sent requinqué, même Padayachy sort de sa tanière »

* Chagos: « Notre souveraineté n’est pas ‘absolue’, elle est partagée
Pouvions-nous faire autrement ? Je ne le crois pas. »


La récente annonce du Gouvernement de reporter l’âge d’éligibilité à la « Basic Retirement Pension » (BRP) de 60 à 65 ans dans le Budget 2025-2026 a déclenché une controverse majeure. Cette décision, bien que présentée comme une nécessité pour la viabilité du système de pension, a suscité un vif mécontentement, particulièrement parmi ceux qui se sentent directement lésés. Mais que nous dit l’histoire sur la durée et l’impact de telles controverses, surtout lorsqu’elles ne sont pas structurées par un mouvement organisé ? Et comment un gouvernement navigue-t-il entre des décisions impopulaires mais nécessaires, et la communication essentielle pour les faire accepter ? Jean Claude de l’Estrac, homme politique et ancien diplomate mauricien, offre son analyse de cette situation complexe, explorant les paradoxes entre les réalités économiques et les perceptions psychologiques d’une population déjà sous pression.


Mauritius Times: Que nous enseigne l’histoire politique, que ce soit à Maurice ou à l’étranger, sur la durée d’une controverse, en particulier lorsque celle-ci ne s’est pas cristallisée autour d’un mouvement organisé et dirigé par des syndicats ou des forces politiques – comme celle causée par le report de l’âge d’éligibilité à la « Basic Retirement Pension » (BRP) de 60 à 65 ans, tel qu’annoncé dans le Budget 2025-2026 ?

Jean Claude de l’Estrac: L’histoire, en l’occurrence, ne peut nous servir de boussole. Chaque controverse provoque sa propre dynamique largement déterminée par le contexte. Dans le cas de la réforme du système de pension, il y a deux aspects totalement contradictoires à considérer.

D’une part, le mécontentement de ceux qui seront immédiatement affectés par le report de leur éligibilité à une pension est bien compréhensible. Il l’est d’autant plus que l’écart entre le salaire minimum et le montant de la pension est très faible. Pour ceux qui sont payés le salaire minimum, c’est presque une incitation à opter pour la pension le plus rapidement possible. C’est cette perspective qu’ils voient s’envoler, et ils sont naturellement très remontés.

D’autre part, aucune personne de bonne foi ne peut contester le fait que le système actuel est voué à la faillite. La pension à 60 ans avait été établi à une époque où l’espérance de vie d’un pensionné n’était que de 62-65 ans. Elle est aujourd’hui de 74 ans en moyenne: 77 ans pour les femmes et 71 pour les hommes. Et il y a de moins en moins de contributeurs actifs pour payer de plus en plus longtemps un nombre de plus en plus grand de Seniors.

Sans réforme, la faillite du plan de pension est assurée. Pravind Jugnauth, alors Premier ministre adjoint et ministre des Finances, avait souligné la nécessité d’une reforme dans son discours du budget de 2004.

Reste la manière. Ce gouvernement est inefficace en matière de pédagogie et de communication. De plus, il s’est piégé en faisant, pendant la campagne électorale, des promesses qui n’étaient pas tenables, et il ne pouvait pas ne pas le savoir.

* Cependant, le contraste est frappant : retarder la BRP pour les revenus futurs des citoyens tout en accordant des allocations rétroactives aux “Junior Ministers”. Ce “sacrifice” perçu du public face aux “avantages” pour les politiciens pourrait déclencher une colère généralisée. La question clé est de savoir pourquoi cela n’a pas encore mené à une mobilisation massive de l’opposition politique ou de la société civile. Est-ce un manque de leadership, d’unité, aux 60-0 de novembre 2024 ou d’autres facteurs ?

Vous avez l’air de regretter que les Mauriciens ne descendent pas dans la rue. Que voulez-vous ? Des Gilets Jaunes locaux ? Mais vous avez bien vu que cela n’a mené les protestataires français nulle part.

Vous parlez d’une mobilisation massive, mais elle est là. Si elle ne s’exprime pas par des manifestations de rue, elle est quand même bien réelle. Rarement en si peu de temps, un pouvoir aussi grandement plébiscité ne s’est heurté à autant d’insatisfaits ! Malgré le 60-0 récent !

Mais soyons justes. Il en est ainsi parce que le nouveau gouvernement a pris, courageusement, des décisions impopulaires qui sont dans l’intérêt du pays.

On peut arguer sur la forme de ces décisions, on peut regretter l’impréparation, on peut s’étonner de tant d’amateurisme, on peut déplorer le manque de consultations, y compris même des ministres, mais on ne peut pas ne pas reconnaitre qu’en la circonstance, il a annoncé moult mesures qui sont nécessaires même si elles sont amères.

* Même si “le budget n’est pas fait pour être populaire, mais pour sauver le pays”, comme le soutient le Premier ministre, est-ce précisément la gestion de l’affaire qui pose problème ?

Vous avez raison. Pour ce qui est des « explications », on constate une communication boiteuse et incohérente. Les anciens journalistes devenus « communicants », du jour au lendemain, sont en apprentissage.

S’il est vrai que l’information et la communication sont des concepts proches, la communication est une science technique informative doublée d’une capacité de persuasion, d’une intelligence émotionnelle, d’une transmission sensible à la réussite de la réception. Je n’ai pas le sentiment que la communication du gouvernement repose sur ces desiderata.

En revanche, en écoutant les porte-paroles du MSM qui montent au créneau, j’ai le sentiment qu’il y a un communicant à la manœuvre qui s’est assuré de la cohésion des éléments de langage.

Reste la question de la « gestion ». Si effectivement l’exemple vient d’en haut, la population n’a vu aucun signe de modération du train de vie de l’élite politique au pouvoir. Au contraire ! C’est comme jeter de l’huile sur un feu…

* Par ailleurs, étant donné le taux très élevé de maladies non transmissibles (MNT) à Maurice, il est crucial de reconnaître que de nombreux travailleurs mauriciens pourraient ne pas être physiquement capables de continuer à travailler après l’âge de 60 ans en raison de la détérioration de leur santé. N’est-il donc pas impératif que toute réforme des pensions tienne pleinement compte des réalités sanitaires des travailleurs mauriciens, permettant une retraite digne pour ceux qui sont incapables de continuer à travailler au-delà de 60 ans?

Vous évoquez la question du ciblage. Bien sûr que le gouvernement devrait comprendre la nécessité d’une certaine différenciation entre les diverses catégories de travailleurs. Cette formule existe déjà. Les employés des forces disciplinées, comme les policiers, par exemple, peuvent obtenir leur pension à 60 ans ou même avant s’ils ont effectué 25 ans de service.

Si le ministre des Finances faisait preuve de flexibilité sur cette question cruciale, je suis certain que la réforme sera mieux acceptée. Il faudra être prudent bien évidemment pour ne pas ouvrir les vannes de la surenchère.

Il faut, par ailleurs, sortir de l’idée que le discours du budget est une proposition définitive. Sinon à quoi servent les débats budgétaires au Parlement ? Et les parlementaires ne sont pas seuls à vouloir débattre des propositions dans le but de les améliorer. C’est cela justement la communication : émettre des idées et se préoccuper de leur réception.

* Navin Ramgoolam et Paul Bérenger ont tous deux affirmé que les deux à trois prochaines années seront “difficiles”. Par conséquent, ils ont appelé les Mauriciens à faire des sacrifices, lesquels porteraient leurs fruits au bout de trois ans. Est-ce réellement envisageable dans un délai de trois ans ?

Je ne crois pas que l’on pourra régler tous nos problèmes économiques en un seul budget. On n’est pas près de sortir du tunnel creusé par l’ancien gouvernement. La question fondamentale est celle de l’émergence de nouveaux pôles de croissance. Par définition, c’est long à mettre en place. Et on n’est jamais sûr de la réussite.

D’autre part, je ne sens plus chez notre population l’esprit de discipline, de sacrifices, de travail qui avait caractérisé notre entrée dans le monde industriel. Il faudrait un leadership fort et vertueux pour secouer les Mauriciens, tous, les travailleurs comme les entrepreneurs, la fonction publique comme le secteur privé. Les années de Pravind Jugnauth ont ramolli les uns et les autres.

* Au-delà de la question des pensions, le pays est confronté à des problèmes économiques majeurs : une dette publique avoisinant les 90% du PIB, un déficit budgétaire autour de 10%, un déficit commercial de 203,7 milliards de roupies, et une impression monétaire de 180 milliards de roupies qui a entraîné une dévaluation de la roupie. Face à ces défis, pensez-vous qu’un redressement significatif pourrait être accompli en moins d’un mandat gouvernemental complet ? Ne faudrait-il pas plutôt envisager un horizon de temps plus long, étant donné l’ampleur des déséquilibres actuels ?

Comme je viens de vous le dire, un seul budget ne suffira pas, et sans doute pas un seul mandat non plus. Mais quel sera le rapport de force dans cinq ans ? Personne ne peut le prédire aujourd’hui. On voit que Pravind Jugnauth se sent requinqué, même Padayachy sort de sa tanière. On verra si les déboires de l’Alliance du Changement seront les tremplins du MSM. Les malheurs de l’un ne fait pas nécessairement le bonheur de l’autre.

* La création de nouveaux piliers économiques est cruciale pour l’avenir et exige un suivi rigoureux ainsi qu’une mise en œuvre efficace. Pour concrétiser ces ambitions, un dynamisme renouvelé et des compétences solides des secteurs public et privé sont indispensables.La question clé demeure : est-ce réellement envisageable de mobiliser ces ressources pour transformer ces ambitions en réalité ?

C’est la question clé en effet. Avons-nous suffisamment de ressources humaines pour mener à bien ces projets ? Le gouvernement tiendra-t-il sa promesse de ne recruter que les plus compétents et les plus méritants à la tête des institutions publiques ? On peut en douter. Les signaux sont brouillés. Il y a bien eu quelques nominations de personnes compétentes mais autant qui ne le sont pas et qui sont seulement là en récompense de leur loyauté envers les partis qu’ils soutiennent.

Ce qui grippe, par ailleurs, la machinerie gouvernementale et ralentit la bonne exécution des projets, c’est l’hypercentralisation des arbitrages et des décisions entre les mains du seul Premier ministre. Les gouvernements d’Anerood Jugnauth avaient été très performants pour deux raisons : un, il faisait absolument confiance à ses ministres, et deux, il prenait ses décisions on ne peut plus rapidement.

* Liée à la question des nominations, celle des salaires pratiqués dans certaines institutions publiques et entreprises d’État est perçue par les critiques comme exagérée. Comment réconcilier de tels salaires alors qu’on demande d’une part des sacrifices de la part de la population et que, d’autre part, il est nécessaire de retenir des compétences qui coûtent cher pour faire progresser le pays et ses institutions ? On ne voit pas, par exemple, Andre Viljoen revenir à Air Mauritius pour le salaire d’un ministre…

Exactement ! Je ne sais pas qui a dit « if you pay peanuts, you get monkeys » ! Le marché du travail, en particulier pour les hauts cadres, est un marché international. Maurice est condamné à s’aligner sur ces normes si elle veut recruter les meilleurs et les retenir.

Une part des raisons de l’exode de nos jeunes les plus brillants s’explique par la médiocrité des propositions salariales, y compris parfois dans le secteur privé.

Pour le secteur public n’en parlons pas. Je connais des jeunes de la diaspora qui sont venus tâter le terrain ici et qui sont repartis pour cette raison.

* L’avenir de l’accord sur les Chagos reste incertain avec les réserves exprimées par les ‘Lords’ britanniques. Le “package” financier obtenu ne semble pas aussi attrayant qu’espéré, surtout au regard des défis économiques et financiers auxquels le pays est confronté. De plus, la question de la souveraineté, qui semble partagée plutôt que complète, soulève des interrogations. Pensez-vous que cet accord réponde réellement aux attentes et aux besoins du pays, tant sur le plan économique que sur celui de la pleine souveraineté ?

Voilà un autre dossier où j’entends beaucoup de commentaires mal informés. Essayons d’être aussi clairs que possible. Voyons les trois aspects essentiels de l’affaire. Le premier concerne la souveraineté. Oui, la reconnaissance enfin par la Grande Bretagne de la souveraineté historique de Maurice sur l’archipel des Chagos est une grande avancée.

Maïs compte tenu de la présence continue de la base anglo-américaine sur la principale île de l’archipel, Diégo Garcia, l’exercice de cette souveraineté est limité.

Le représentant du gouvernement britannique à la Chambre des Lords vient d’affirmer catégoriquement que Londres conserve la « souveraineté opérationnelle » à Diégo. Et pas seulement. Dans les autres îles de l’archipel, les initiatives mauriciennes seront sur stricte surveillance des Anglais et des Américains.

C’est ce qui me fait dire que notre souveraineté n’est pas « absolue », elle est partagée. Pouvions-nous faire autrement ? Je ne le crois pas.

Le deuxième concerne l’aspect financier. Le montant du loyer payé est un des plus faibles payés par Londres — par Washington, plus concrètement – pour une base considérée comme une des plus importantes de la stratégie militaire américaine. Ce ne sont pas Rs 10 milliards par an qui sauveront notre économie, ils représentent à peine 2% du déficit budgétaire.

Le troisième concerne le retour des Chagossiens dans leurs îles natales. Je suis très sceptique. La seule île où ils auraient pu s’installer, c’est Diego, un territoire américain ultra moderne doté de toutes les facilités d’une grande ville.

Mais c’est la seule île de l’archipel où il leur est interdit de résider. Pour l’instant, et pour longtemps je crains, les autres îles resteront inhabitables.

* Une dernière question : il semble que le gouvernement de l’Alliance soit stable et qu’il n’y ait aucun signe de tension interne. N’est-ce pas là le ‘changement’ et la ‘rupture’ avec le passé politique, souvent marqué par des dissensions entre ces deux grands partis, que les Mauriciens attendaient aussi ?

Oui, il parait bien que l’entente entre les deux principaux dirigeants du parti Travailliste et du MMM semble parfaite même si le comportement irascible de Bérenger, Premier ministre adjoint omniprésent provoque des tensions avec les ministres.


Mauritius Times ePaper Friday 13 June 2025

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