“La cassure a été évitée, mais n’est-ce pas une partie remise à plus tard ?”
Interview: Jocelyn Chan Low, Historien
* ‘Joanna Bérenger détient plus que tout autre au sein du parti toutes les qualités requises pour devenir le leader du MMM’
* ‘La politique n’est pas une question d’amitié et de bons sentiments… c’est essentiellement une question de rapport de forces’
Dans une interview à Mauritius Times cette semaine, Jocelyn Chan Low analyse la situation politique actuelle, marquée par des tensions au sein de l’Alliance gouvernementale entre le PTr et le MMM. Il revient sur les stratégies de Paul Bérenger, les difficultés internes au sein de l’Alliance et les réformes essentielles qui détermineront l’avenir du gouvernement. M. Chan Low, historien, “ancien militant coaltar pendant plus de 25 ans et ex-président de la régionale du numéro 17 dans une ancienne vie” offre une perspective approfondie sur les enjeux à venir, les rapports de force et la probabilité d’une véritable réforme électorale avant les prochaines élections.
Mauritius Times : Vous avez déclaré, dans une intervention à la presse cette semaine, que « personne ne souhaite se retrouver dans la même situation que celle qu’a connue le pays ces deux dernières semaines… mais, connaissant les habitudes de Paul Bérenger, il faut s’attendre à tout ». En d’autres termes, bien que les tensions des derniers jours aient été dissipées, l’alliance entre le PTr et le MMM se révèle aujourd’hui plus fragile qu’elle ne l’était il y a un an… C’est bien cela ?
Jocelyn Chanlow : Toute alliance entre partis politiques est sujette à des dissensions et à des soubresauts internes au fil du temps, et cela est encore plus vrai au sein d’une alliance regroupant le MMM et le PTr. La cohabitation entre ces deux partis a toujours été difficile, tumultueuse, comme l’a démontrée l’histoire récente en raison des grandes divergences de culture politique et de l’incompatibilité des méthodes de gouvernance entre les deux leaders.
D’ailleurs, non seulement l’Alliance du changement mais le gouvernement lui-même a été very long in the making, ce qui aurait dû nous avertir de l’âpreté des discussions pour constituer le cabinet. Et il a été évoqué, lors de cet exercice, que le MMM n’a pas eu de fair deal. Il faut souligner que même si le cadre institutionnel donne les pleins pouvoirs au Premier ministre et que la responsabilité collective doit primer au sein du Cabinet, Bérenger avait prévenu au cours de l’une de ses conférences de presse que le MMM ne s’est pas transformé en “Mouvement Militant Mouton”.
En effet, le MMM – tout au moins Paul Bérenger et ceux qui lui sont fidèles — n’entrera jamais dans une relation de vassalité avec le Premier ministre, comme l’ont fait les membres du Muvman Liberater, de la Plateforme Militante ou du parti d’Alan Ganoo avec Pravind Jugnauth. Et les événements récents ont démontré une énorme fissure au sein du gouvernement. Certes, la cassure a été évitée, mais n’est-ce pas simplement une remise à plus tard ?
* Que répondriez-vous à cette question?
Il faut d’abord se dire que le “On/Off” que certains — qui n’ont rien compris et qui le ridiculisent comme les sautes d’humeur d’un politicien capricieux – est, en fait, une stratégie politique bien rodée et, en vérité, c’est l’application de la stratégie de brinkmanship dans le contexte local.
Cette stratégie, applicable à la fois en relations internationales et en politique intérieure, fut définie par le secrétaire d’État américain John Foster Dulles pendant la guerre froide et fut théorisée par nul autre que le prix Nobel d’économie Thomas Schelling, l’un des éminents théoriciens de la théorie des jeux (Game Theory). Grosso modo, la stratégie consiste, dans le cadre de négociations ardues, à manipuler délibérément la crise vers l’escalade au risque d’entraîner un conflit ouvert et dangereux pour les deux protagonistes afin que l’un des deux cède à la dernière minute pour ne pas tomber dans l’abîme.
C’est une véritable guerre des nerfs entre les protagonistes, où celui qui n’a pas peur de regarder l’abîme et de s’y jeter, ainsi que celui qui ose prendre des risques, gagnent à coup sûr. Comme l’écrivait John Foster Dulles: ‘If you try to run away from it, if you are scared to go to the brink, you are lost.’
Évidemment, vu le caractère de Bérenger, forgé par des années de lutte sur le terrain, et sa capacité à abandonner un fauteuil ministériel par fidélité à ses principes, il est le gagnant quand il emploie cette stratégie…
* Jouera-t-il la même partition si jamais d’autres macadams surgissent ?
C’est fort probablement le cas. Mais, comme l’écrivait Bertrand Russell, la stratégie de brinkmanship est sujette à des accidents imprévisibles. L’escalade pourrait se révéler difficile à maîtriser et, si c’est le cas, alors on arrive à la cassure et au conflit ouvert entre les deux protagonistes.
* Il se pourrait aussi que l’élément de confiance se soit érodé, et que ce soit désormais le rapport de forces qui détermine l’avenir de cette alliance. Quelle analyse faites-vous du rapport de force à l’issue de cette crise ?
Croyez-vous toujours que la politique est une question d’amitié et de bons sentiments et non essentiellement une question de rapport de forces, surtout quand on a affaire à des politiciens chevronnés et non à des novices nés de la dernière pluie ? La confiance n’est plus là depuis longtemps, depuis 1997 ou encore depuis la campagne électorale de 2014, et encore plus depuis les événements de ses derniers mois…
D’ailleurs, à la fois le langage corporel et les déclarations de Paul Bérenger à l’issue du Comité Central de lundi dernier démontrent clairement que le DPM reste au gouvernement principalement pour que les engagements pris envers l’électorat soient honorés. Il n’y a pas eu d’envolées lyriques sur la solidité de l’Alliance ni sur le travail formidable du PM…
* L’apaisement repose-t-il sur des concessions concrètes par rapport aux réformes demandées, ou s’agit-il plutôt d’une manœuvre du Premier ministre visant simplement à calmer le jeu ?
Il est évident que le Premier ministre s’est vu contraint à faire un grand nombre de concessions pour que Bérenger reste au sein du gouvernement. La déclaration de Paul Bérenger sur la liste de points abordés — son shopping list — a bien résumé cela.
En outre, des rumeurs circulent au sujet d’autres concessions majeures qui ne figurent pas sur la liste officielle. Évidemment, ces concessions ne sont que des intentions verbales et tout peut changer du jour au lendemain. A day is a long time in politics. D’ailleurs PRB lui-même a souligné à demi-mots qu’il reste vigilant.
Mais Navin Ramgoolam a tout intérêt à faire en sorte que PRB reste au sein du gouvernement Dans toute cette équation, on a tendance à faire abstraction de l’essentiel : la côte de popularité du gouvernement auprès de la population est à son niveau le plus bas.
Par ailleurs, le MSM, en raison des divers scandales du passé, peine à se relever. Paul Bérenger dans l’opposition — même sans ses ministres qui, d’ailleurs, verront automatiquement leur influence flétrir aussi bien auprès de l’électorat que du gouvernement -,c’est une toute autre paire de manches !
* La plupart des demandes de Paul Bérenger — entre autres, remplacement du Commissaire de police et du chef des Prisons, création d’une ‘National Crime Agency’, assainissement d’Air Mauritius et, surtout, réforme électorale dans le cadre d’une large réforme constitutionnelle –tout cela relève essentiellement des prérogatives du Premier ministre d’où la question : comment mettre tout cela en œuvre sans fragiliser davantage l’Alliance et maintenir sa cohésion ?
Institutionnellement, c’est le cas. Mais il faut souligner que le Premier ministre n’est pas un président élu au suffrage universel avec pouvoir exécutif et, dans le Cabinet des ministres, il n’est que primus inter pares. D’ailleurs, il est à la tête d’une alliance politique élue sur un programme électoral qui est le socle de sa légitimité populaire.
Bérenger ne fait que réclamer la mise en œuvre de ce qui a été avalisé par l’électorat en ce qu’il s’agit de la restauration de la bonne gouvernance, du law and order et de la mise en place de réformes institutionnelles
* Au-delà des nominations contestées, la situation d’Air Mauritius a été un point de friction. Pourquoi la gestion d’une entreprise de l’État a-t-elle pris une telle importance dans cette crise politique ? Est-ce une question de gouvernance ou s’agit-il au fond de désaccords majeurs concernant le partenariat stratégique à long terme que le gouvernement pourrait envisager, ce qui attiserait la convoitise des intérêts d’affaires puissantes ?
On ne peut que spéculer à ce stade en l’absence d’éléments sérieux et précis. Dire le présent demande autant de rigueur que d’écrire le passé. Sans preuves concrètes, on ne fait qu’ajouter aux spéculations. Il est cependant certain que toute décision majeure, par exemple, un partenariat stratégique avec Qatar Airways, a d’énormes ramifications financières et commerciales, surtout que l’arrivée de Qatar Airways ferait partie d’une stratégie visant à dynamiser les investissements qataris à Maurice dans des secteurs autres que l’aviation.
De ce fait, elles sont suivies de près par les milieux d’affaires soit avec beaucoup d’intérêt ou des appréhensions. Si la gestion de l’entreprise suscite autant de polémiques, c’est sans doute parce que son devenir est lié à des secteurs clés du pays à l’instar de l’industrie du tourisme et du fret aérien sans compter les services auxiliaires liés à l’aviation et à l’aéroport qui brassent des milliards et il semblerait que certaines entreprises y ont fait fortune rapidement. Trop rapidement, entend-on chuchoter…
* Par ailleurs, la presse fait état de tensions internes au MMM, M. Bérenger se montrant “particulièrement amer” (selon l’express) envers ceux qui ne l’auraient pas soutenu dans l’hypothèse d’un retrait de l’Alliance. M. Bérenger sortira-t-il affaibli ou renforcé de cet épisode ? Qu’est-ce que l’histoire nous enseigne de telles dissensions?
D’abord, le fait que Bérenger soit amer est compréhensible. Alors qu’il engageait un bras de fer avec le PM sur des dossiers importants pour la bonne gouvernance du pays, on aurait attendu une solidarité sans faille de la part de ses lieutenants. Mais tel ne fut pas le cas. Toutefois, en fin stratège, PRB a maintenu la pression comme il le fallait, en déclarant qu’il démissionnerait même si les autres ne le suivaient pas.
Il était évident que l’option qu’il siège en backbencher du gouvernement était institutionnellement farfelue. Ce scénario avait été discuté et rejeté en 1983 et 1993. C’est une vérité de la Palice que Bérenger, libéré de toute contrainte de responsabilité collective, fera feu de tout bois sur les décisions du cabinet où siègent des ministres MMM… Et c’est cette pression psychologique intense qui a amené les résultats que l’on sait.
Quant à la réaction de certains au MMM, c’est en partie du déjà-vu. À chaque retrait du MMM du gouvernement, que ce soit en 1983, 1993 ou 1997, des ministres et des députés, et non des moindres, ont refusé de suivre Bérenger en sortant les mêmes prétextes : qu’ils avaient été élus pour travailler au sein d’un gouvernement, qu’ils ont à cœur l’intérêt de leurs mandants, blablabla… C’est toujours la même rengaine. Cela n’a pas empêché Bérenger de partir…
Deuxièmement, il est arrivé que ceux qui décident de rester — dans l’éventualité d’un retrait de Bérenger du gouvernement – contrôle le Bureau Politique du parti comme en 1993. Mais le Comité Central et surtout l’assemblée des délégués (qui est l’instance suprême du parti) sont toujours restés loyaux au leader historique du parti, ce qui fait que ceux qui partent se retrouvent à créer des partis qui deviennent finalement des coquilles vides, sans ancrage dans l’électorat. A l’exception de SAJ. Mais n’est pas SAJ qui veut…
Est-ce que cette fois-ci Bérenger en sortira renforcé ou affaibli ? Cela ne dépend pas seulement de ce qui se passe dans les instances du parti, mais surtout si le gouvernement peut créer un feel-good factor de nouveau et renverser cette immense impopularité dont elle fait l’objet aujourd’hui …
* Les tensions autour de l’avenir politique de Joanna Bérenger, soutenue par les jeunes contre les “anciens”, soulèvent la question de la succession à la tête du MMM. La crise récente a-t-elle, selon vous, accéléré ou complexifié la transition de leadership au sein du parti ?
Il est rare que les successions dans les partis politiques se fassent sans remous à l’exception des partis dynastiques comme le MSM. Et le MMM n’en est pas un. Toutefois, cela ne disqualifie pas pour autant Joanna Bérenger qui, à mon avis d’ancien militant coaltar pendant plus de 25 ans et ex-président de la régionale du numéro 17 dans une ancienne vie, détient plus que tout autre au sein du parti, toutes les qualités requises pour devenir le leader du MMM.
Qu’on ne se trompe pas : le nom Bérenger est associé au MMM comme Ramgoolam est associé au PTr. Et, ce nom, Joanna le porte avec hargne et fierté. En outre, elle symbolise la jeunesse engagée, la Gen Z, au moment où, à travers le monde, la Gen Z se réveille. 2025 a été l’année de la jeunesse et les jeunes veulent du renouveau, pas du réchauffé.
A cela, il faut ajouter que d’autres personnalités émergent qui puisent dans ce bassin, notamment Roshi Bhadain qui – de par sa verve, son intelligence et sa personnalité – peut facilement écrabouiller tous ses compétiteurs comme on l’a vu dans une émission diffusée sur le net récemment.
Évidemment, c’est aux militants de base du parti de choisir leur leader en temps voulu. À mon avis, je suis sûr que les militants vont privilégier la fougue et la jeunesse pour l’avenir et le renouveau du parti.
* Paul Bérenger a réussi à faire prioriser plusieurs de ses dossiers clés. Cependant, la cohésion dépendra de la mise en œuvre de ses priorités. Quel est le délai maximal que l’Alliance peut se permettre avant que l’absence de résultats tangibles sur ces réformes (réforme électorale, Air Mauritius, NCA, etc.) ne déclenche une nouvelle crise ?
Difficile à dire, mais définitivement ces réformes ne doivent pas arriver à pas de tortue. Le public est déjà impatient à cause du changement qui tarde à venir. Même Resistans ek Alternativ a signifié publiquement que les réformes sont trop lentes à venir. On ne peut qu’espérer qu’elles seront dans le bilan du gouvernement après deux années au pouvoir…
*Compte tenu de l’historique difficile des initiatives précédentes concernant la réforme de notre système électoral, quelle est, selon vous, la probabilité réelle que l’Alliance parvienne à un consensus sur une réforme profonde avant les prochaines élections ?
À travers le monde, tout projet de réforme électorale et constitutionnelle suscite des réactions contradictoires. D’un côté, il y a ceux qui veulent maintenir le statu quo parce qu’à leur avis, ils bénéficient du système en place et, de l’autre côté, il y en a qui croient que le statu quo les pénalise.
Malheureusement, à Maurice, ces types de réactions peuvent prendre des connotations communales. Ouvrir le débat va sans doute démontrer aussi cet aspect. Mais il y a eu un grand nombre de rapports d’experts et l’alliance du changement a pris des engagements avec la population sur le sujet. Ne pas se conformer à ces engagements serait trahir la population.
* En conclusion, l’Alliance a-t-elle été sauvée par la force des arguments et des concessions ou par la faiblesse des alternatives pour les deux partis ? Et, comment évaluez-vous le risque d’une rupture définitive de cette alliance d’ici la fin de l’année 2026, si les réformes ne progressent pas comme promis ?
Dans un contexte d’une véritable cassure entre le gouvernement et la population, avec l’impopularité grandissante du régime, une cassure du gouvernement aurait créé une grande instabilité dans le pays, le régime ne disposant plus de la légitimité des urnes. C’est sans doute cela qui a fait que la stratégie de brinkmanship de Bérenger a fonctionné.
Évidemment, la crise a été résolue par des promesses fermes quant à la mise en place rapide de réformes tant attendues. Et si ces réformes avancent très lentement, on sera de retour à la case départ…
Mauritius Times ePaper Friday 21 November 2025
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