Changement: “Le ressenti est contradictoire. D’un côté, il y a un soulagement. De l’autre, une déception…”

Interview: Jean-Claude de l’Estrac

* L’alchimie Ramgoolam-Bérenger: ” Si on est méfiant, comme je peux l’être, on se dira que c’est trop beau pour être vrai”

* Débarquement de Beegoo:Je pense que le tandem Bérenger-Pillay a su convaincre Ramgoolam du bien-fondé d’une telle décision’

* ‘Maurice reste un pays extrêmement généreux en termes de prestations sociales. C’est la raison pour laquelle nous vivons à crédit. Tôt ou tard, il faudra passer à la caisse’


Dans cet entretien sans concession, Jean-Claude de l’Estrac, journaliste, ancien ministre et ancien Secrétaire général de la COI, décortique les enjeux majeurs qui définissent la première année de l’Alliance du Changement au pouvoir. Face aux défis économiques et aux promesses de réformes, l’analyse oscille entre « soulagement » démocratique et « déception » face à la lenteur des changements. De la délicate question de la souveraineté de Diégo Garcia aux nécessaires mais impopulaires réformes de la pension, en passant par la dynamique complexe du leadership bicéphale, Jean-Claude de l’Estrac livre un regard critique sur la marge de manœuvre du gouvernement et sur sa capacité à démanteler les résistances des « mandarins et potentats » pour engager véritablement la République de Maurice sur la voie de l’avenir.


Mauritius Times : Une étape décisive dans la mise en œuvre de l’accord bilatéral entre le Royaume-Uni et Maurice a été franchie mardi dernier avec l’adoption du « Diego Garcia Military Base and Indian Ocean Territory Bill » par 320 voix contre 171. La souveraineté est désormais acquise, bien que des interrogations subsistent quant à sa nature exacte. Mais il semble qu’il n’était pas réaliste d’espérer mieux dans le contexte géopolitique actuel. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Claude de l’Estrac: Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur comme dit l’adage. Chacune des parties dans ce conflit d’un demi-siècle peut prétendre avoir protégé ses intérêts, et ce n’est pas totalement faux.

Maurice s’est félicitée que la British Indian OceanTerritory (BIOT) a disparu même si elle refait surface sous une appellation à peine différente dans le projet de loi qui vient d’être voté à la Chambre des Communes. C’est la conséquence du compromis trouvé.

La base militaire anglo-américaine se trouve maintenant sur un territoire que les Anglais nomment Indian OceanTerritory et non pas, comme nous l’affirmons, sur un territoire mauricien de pleine souveraineté. Il est vrai que la nouvelle loi prévoit la dissolution du BIOT. Mais elle annonce également “a general saving, preserving all laws of or relating to BIOT as laws of or relating to Diego Garcia”. En clair, en ce qu’il s’agit de Diégo Garcia, rien ne change vraiment.

A la limite, c’est sans doute mieux ainsi. Je ne vois pas notre intérêt géopolitique de défendre la fiction que nous sommes souverains à Diégo Garcia. En revanche nous avons retrouvé notre souveraineté sur les autres îles de l’archipel, même si son exercice restera symbolique pendant longtemps.

* Comment cette situation pourrait-elle influencer l’équilibre géopolitique dans l’océan Indien et les relations futures de Maurice avec des puissances comme l’Inde, la Chine ou les États-Unis ?

Elle ne change pas la donne. La situation géopolitique reste la même. Malgré les incohérences de la diplomatie trumpiste, l’Inde reste un allié militaire des États-Unis face à leur adversaire commun, la Chine. Les États n’ont pas d’états d’âme.

Maurice, alliée inconditionnelle de l’Inde, ne devrait pas, cependant, enfourcher toutes les initiatives indiennes visant à contrecarrer la Chine. Je pense, par exemple, que Maurice a tout à perdre en continuant de refuser de se joindre au projet chinois de la Route de la Soie uniquement parce que l’Inde y est opposée. Malgré l’étroitesse de nos relations avec Delhi, il peut y avoir des situations où nos intérêts divergent.

Quant à nos relations assez distantes avec les États-Unis, il est probable qu’elles se renforceront suite à l’accord sur Diégo Garcia et de l’alliance stratégique entre Washington et Delhi sur la sécurité dans l’océan Indien. L’apparent récent rapprochement entre Beijing et Delhi ne modifie en rien les rapports de force.

* Cette solution négociée et parlementaire au Royaume-Uni met-elle un terme définitif à toute possibilité de renvoi du dossier devant les instances internationales comme la Cour Internationale de Justice (CIJ) ou les Nations Unies ?

Pourquoi faire ? Je pense que le débat est clos pour un bon bout de temps. Dans son application demain, le traité qui sera signé pourrait donner lieu à des interprétations divergentes. Je suis sûr qu’il prévoit un mécanisme de médiation et d’arbitrage.

* En tant qu’ancien ministre des Affaires étrangères et Secrétaire général de la COI, quel regard portez-vous sur le repositionnement de Maurice sur l’échiquier régional et international durant cette première année ? Le nouveau gouvernement a-t-il réussi à imprimer une marque diplomatique distincte ?

Je ne le crois pas, et je ne vois pas la nécessité d’un “repositionnement” non plus.
Peut-être pouvons-nous espérer une activité plus productive de nos ambassades. Mais il s’agit aussi d’une question de moyens.

De tout temps, nos représentants à l’étranger se sont plaints des misères infligées par les contrôleurs de Port Louis. Je n’ai pas l’impression que les choses ont changé. Et nos ambassadeurs, nouvellement nommés, sont tous partis sans des ordres de mission et sans indicateurs de résultats. Certains risquent d’être oubliés et de s’endormir.

* Le 10 novembre prochain marquera la première année au pouvoir de l’Alliance du Changement. Selon vous, quelle a été la plus grande réussite de ce gouvernement au cours de sa première année, et quelles sont ses principales faiblesses ou lacunes ?

Je ne comprends pas cette frénésie d’établir le bilan d’un gouvernement qui n’a pas encore fini de s’installer. Les dirigeants ont raison de faire valoir que le chantier est immense et qu’il faudra donner du temps au temps. Cela dit, comme dans toute aventure humaine, on trouve l’ombre et la lumière.

Au risque de me faire insulter, je trouve que la mesure la plus forte et la plus courageuse du Gouvernement a été la réforme de la pension. Elle était absolument nécessaire et a été trop longtemps repoussée. Elle était nécessaire parce que notre monde a changé, et ce, radicalement. Nous connaissons une transition démographique qui a transformé notre pyramide des âges. L’opposition MSM, qui pousse des cris de putois, a envisagé elle-même cette réforme — peut-être, il est vrai, sous une forme différente.

En tout état de cause, même après la réforme, Maurice, dans sa catégorie socio-économique, reste un pays extrêmement généreux en termes de prestations sociales. Nous avons développé au fait un État-providence mais les finances de l’État ne le permettent pas vraiment. C’est la raison pour laquelle nous vivons à crédit. Tôt ou tard, il faudra passer à la caisse.

* Mais au regard du fonctionnement du gouvernement durant ces 12 derniers mois, diriez-vous qu’il a le potentiel nécessaire pour faire progresser le pays ?

Le potentiel du pays est là, mais je n’ai pas changé d’avis : depuis des décennies, Maurice est le pays des opportunités perdues. Par la faute de nos dirigeants.

Je ne prendrais qu’un exemple, le sujet est d’actualité – les énergies renouvelables. J’ai été témoin des propositions de Joël de Rosnay, le scientifique et prospectiviste d’origine mauricienne qui estimait, qu’en la matière, Maurice était bénie des dieux. Il avait fait la preuve que Maurice pouvait produire un mixte d’énergie spectaculaire : solaire, éolienne, marine, hydraulique, biomasse. Il était prêt à nous soutenir.

Nous sommes passés à côté d’une immense opportunité. Et nous tergiversons toujours…

* En revanche, sur un autre plan, le pays respire mieux (critiques tolérées, crainte du SST estompée). Mais il est clair que les Mauriciens attendent des résultats substantiels et rapides. Face à cette attente, quelle doit être, selon vous, la priorité absolue pour transformer cet acquis démocratique en succès économique et social, et maintenir la confiance ?

La pédagogie ! Il ne suffit pas de faire, il faut faire savoir. Et pour ce faire, il faut une communication professionnelle qui n’est pas seulement la seule transmission de l’information. La communication ne s’arrête pas à la transmission, elle s’intéresse à la réception. Pour cela, il faut, aussi souvent que possible, le contact direct.

La technologie ça va, mais rien ne remplacera, en politique plus qu’ailleurs, le contact direct. Gouverner n’est jamais simple, il faut sans cesse expliquer la complexité des choses.

En ce qu’il s’agit de la confiance, elle ne se mérite que grâce à l’intégrité et la transparence. Et là aussi, elle ne s’acquiert qu’avec le temps.

Ce qui me paraît encore très problématique, c’est le « succès économique » dont vous parlez, car il est essentiellement tributaire de la croissance.

Dans les circonstances actuelles, comment doper cette croissance et améliorer la productivité ? Plus fondamentalement, comment réconcilier les Mauriciens avec le travail, l’effort et la discipline ? Et surtout, quels sont les nouveaux piliers du développement, à l’heure où les anciens faiblissent ?

Dans le passé, c’est l’État qui avait montré la voie.

* Par ailleurs, quel est, selon vous, le ressenti de l’électorat sur la concrétisation de l’espoir de “changement” qui a porté cette coalition au pouvoir ? Le risque de désillusion est-il plus grand aujourd’hui que six mois de cela ?

Le ressenti est contradictoire. D’un côté, il y a un soulagement. De l’autre, une déception.

Le soulagement vient du fait que le vote était principalement un vote de sanction contre un régime qui avait perdu la confiance de la population. Il ne retrouvera pas la faveur des électeurs à coups de conférences de presse.

La déception vient de ce que l’Alliance du Changement avait beaucoup promis sans pouvoir tenir toutes ses promesses une fois au pouvoir. Non seulement elle ne tient pas des promesses faites mais elle fait ce qu’elle n’avait pas promis. Il y a de quoi susciter une certaine désillusion… Il y a sans doute des explications plausibles à cette situation, mais, pour l’instant, elles ne passent pas. Le sentiment ne changera que quand, ou si, les Mauriciens commencent à percevoir une amélioration dans leur vie quotidienne. Pas seulement sur le plan économique.

* Face à l’ampleur de la contestation du report de l’âge de la retraite — mesure extrêmement controversée –, le gouvernement dispose-t-il encore de la marge de manœuvre politique nécessaire pour imposer d’autres « vérités désagréables » jugées indispensables à l’équilibre financier du pays ? Le gouvernement, je vous l’ai dit, a fait preuve de courage en proposant la réforme de la pension. Sur le fond, personne ne peut contester le bien-fondé de la mesure sur le moyen et le long termes mais sur la forme, on peut en discuter à l’infini.

J’espère que la contestation, compréhensible chez ceux directement impactés, ne poussera pas le gouvernement à renoncer à d’autres mesures impopulaires, le cas échéant. Mais il aura appris une leçon : il ne suffit pas d’avoir raison, il faut encore savoir convaincre.

* Comment voyez-vous le gouvernement concilier, dans la conjoncture actuelle, les attentes des Mauriciens avec les besoins structurels du pays, et cela marque-t-il une rupture avec les approches passées ?

Il y a sans doute une volonté de rupture, mais elle bute sur les résistances de ceux que j’avais nommés jadis les « mandarins et les potentats », tapis dans tous les rouages de l’État.
S’en débarrasser n’est pas simple, d’autant plus que la relève ne court pas les rues d’une part, et que de l’autre, les dirigeants persistent trop souvent à chercher que dans leur petit bassin.

* Les relations entre le gouvernement et le secteur privé mauricien ont toujours été un baromètre économique. La nouvelle Alliance a-t-elle réussi à établir une relation de confiance constructive ou le climat des affaires est-il toujours empreint de prudence et d’incertitude face aux nouvelles orientations politiques ?

À part des discours sur le partenariat public-privé, je ne vois pas de manifestations de travail en commun. Journaliste dans les années 70, je garde le souvenir des grandes messes régulières au bureau de sir Seewoosagur Ramgoolam, le Premier ministre, entouré de ses collègues et les représentants du secteur privé menés par leur chef, Maurice Paturau. Les échanges étaient parfois très vifs, mais les problèmes posés sur la table. Le secteur privé n’est pas censé chercher à plaire à tout prix !

* Quelle est votre perception de la gestion des problèmes sociaux majeurs, tels que la pauvreté persistante… et la lutte contre le trafic de drogue, un an après le changement de gouvernement ?

Ce sont deux vieux problèmes d’inégale complexité.

Avec une forte volonté politique, le problème de la pauvreté peut être géré. Dans un petit pays comme le nôtre, on connait nos pauvres, on connait leurs noms et prénoms, on sait où se situent les taudis où ils habitent majoritairement. Si le problème persiste, c’est qu’il y a un blocage. Je connais son origine…

Le problème de la drogue est infiniment plus difficile à régler parce qu’il y a énormément d’argent en jeu. Cet argent a corrompu beaucoup de gens, à la douane, dans la police, dans des administrations. Les moyens de l’État pour combattre cette mafia sont dérisoires et ses méthodes archaïques.

* Sur un autre plan, quelle opinion faites-vous de l’engagement de l’Alliance du Changement à engager Maurice sur la voie des réformes structurelles profondes nécessaires pour un meilleur avenir démocratique : observe-t-on une véritable rupture ou une simple alternance sans changement de système ?

Le programme gouvernemental de l’Alliance du Changement a énuméré un certain nombre de réformes qui, si elles devaient effectivement se faire, changeraient la face de Maurice. Je cite deux de ces propositions : la réforme électorale avec l’introduction d’une dose de proportionnelle et un nouveau mode de nomination de cadres basé sur la méritocratie.

On n’a pas besoin de bouleverser totalement le système, nous pouvons l’améliorer.

Je vois qu’on parle de réforme électorale parce que les politiques sont directement concernés mais on ne parle plus de méritocratie.

* En ce qui concerne le leadership bicéphale du PTr et du MMM au sein de l’Alliance, comment évaluez-vous l’équilibre des forces et la cohésion entre les deux principaux leaders ? Le partage du pouvoir est-il une force ou potentiellement une source de friction ?

Il n’y a pas d’équilibre de forces. Numériquement le Parti Travailliste est largement majoritaire et le restera en toutes circonstances. Peut-être même qu’il pourrait se renforcer. En revanche, l’alchimie Ramgoolam-Bérenger, en tout cas publiquement, semble toujours résister aux désaccords qui existent. Ils existent, il ne faut pas se faire d’illusion, ils ont provoqué quelques secousses. Mais personne, pour l’instant, ne veut prendre l’initiative d’une action de non-retour.

* Nous observons la forte visibilité de Paul Bérenger qui, en tant que ministre sans portefeuille, s’exprime régulièrement sur des dossiers variés, y compris ceux qui relèvent traditionnellement du Premier ministre. Ce phénomène contraste avec la discrétion de Navin Ramgoolam, qui ne réagit pas publiquement. Le silence de Navin Ramgoolam est-il une preuve de confiance, une tactique délibérée, ou bien une contrainte politique imposée par l’accord de coalition ?

Qui peut lire dans les pensées profondes de Navin Ramgoolam ? De tout temps, il a joué très près de ses cartes, déroutant sans cesse ses adversaires. De ce que nous pouvons constater, s’il n’existe aucune arrière-pensée, on peut considérer qu’un vrai climat de confiance s’est instauré entre Ramgoolam et Bérenger.

L’âge de la maturité ? Le syndrome du dernier mandat ? L’absence du coup d’après ?

Chez Bérenger aussi rien n’a changé. Il est toujours aussi informé et efficace mais toujours rude, impatient, intolérant. Ses collègues ministres, MMM comme Travaillistes, n’apprécient pas toujours, mais Ramgoolam reste conciliant.

Si on est méfiant, comme je peux l’être, on se dira que c’est trop beau pour être vrai…

* Après Gérard Sanspeur et Rama Sithanen, voici un autre « potentat », comme vous les qualifieriez, qui tombe : Kishore Beegoo, récemment débarqué d’Air Mauritius, paraît-il pour calmer le jeu au sein du gouvernement. Était-ce prévisible, et jusqu’où Ramgoolam ira-t-il pour apaiser son allié ?

Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’une mesure d’apaisement. Je pense plutôt que le tandem Bérenger-Pillay a su convaincre Ramgoolam du bien-fondé d’une telle décision.

En réalité, tout cela était parfaitement prévisible dès la nomination de Megh Pillay comme président exécutif d’Airport Holdings Ltd, principal actionnaire d’Air Mauritius. Il était évident que son chairman chercherait à reprendre la main. Il ne pouvait pas y avoir deux pilotes à bord — d’autant que M. Beegoo, doté d’un ego surdimensionné, n’a cessé de cibler Bérenger. Son véritable tombeur, c’est Megh Pillay — et sans doute à juste raison.

* La réforme électorale est un débat récurrent. Selon vous, le gouvernement montrera-t-il la volonté politique nécessaire pour mettre en œuvre une réforme complète, ou ce dossier sera-t-il relégué pour maintenir un statu quo électoral favorable ?

Ici aussi, je suis méfiant. La seule vraie question de la réforme, c’est la dose de proportionnelle à introduire. Pour que la réforme électorale soit significative, il faudrait une dose minimum de 20%. J’attends de voir les Travaillistes accepter ce taux.

L’argumentaire courant et pernicieusement communal veut que cette réforme serait dans l’intérêt du MMM et pas nécessairement dans celui du parti Travailliste. Ce qui est faux, on a déjà vu combien le parti Travailliste a été victime de l’actuel système.


Mauritius Times ePaper Friday 24 October 2025

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