“Le peuple s’impatiente”

Interview: Lindsay Rivière, Journaliste

‘Navin Ramgoolam doit maintenant ‘deliver’. Où est le ‘PMSD Revival’? Où est le retour aux sources au MMM ?’

 * ‘Je n’ai jamais vu autant de haine, de ressentiment, de désir de vengeance politique qu’aujourd’hui. Tout cela finira très mal’

 * ‘Le danger, pour l’Opposition, est que le PM finisse par gagner ‘by default’ si l’Opposition ne se ressaisit pas et ne se met pas rapidement en ordre de bataille’


Au cœur des préoccupations actuelles de Lindsay Rivière, telles qu’il les expose dans l’interview de cette semaine, réside un changement significatif dans la nature fondamentale de notre démocratie et de notre culture politique, posant ainsi une menace sérieuse pour notre nation. Bien que le cadre démocratique mauricien soit évoqué pour maintenir une façade rassurante aux investisseurs et aux visiteurs, la réalité est une glissade constante, gouvernement après gouvernement, vers une forme de “démocratie dirigée”, plus présente en Asie ou en Amérique du Sud qu’en Occident, affirme-t-il. L’Exécutif exerce un contrôle total, le Législatif est entièrement soumis au diktat du Gouvernement, les Institutions s’affaiblissent…

Lindsay Rivière estime également qu’il n’y aura pas d’élection partielle suite à la démission de Vikram Hurdoyal. Il partage aussi ses réflexions concernant les compétences politiques développées par le Premier ministre au cours de ces dernières années, contribuant ainsi à développer et moderniser son parti, le MSM. Il constate que tel ne serait pas le cas de l’Opposition qui, selon lui, peine à décoller.


 

Mauritius Times : On s’égare dans d’interminables spéculations quant à la tenue éventuelle d’une élection partielle après la démission de l’ancien ministre Vikram Hurdoyal alors que d’autres questions d’intérêt public devraient retenir notre attention. Mais, n’est-ce pas quelque peu inévitable tout de même ?

Lindsay Rivière :Vous avez parfaitement raison. Tout n’est plus, à Maurice, qu’inutiles suppositions et verbiages sans fin, qui obscurcissent les vrais enjeux.

Selon moi, il n’y a pas une chance sur mille que le Premier ministre organise une élection partielle à très haut risque, à quelques semaines ou à quelques mois des élections générales. Une défaite électorale à Montagne Blanche scellerait largement le sort du Gouvernement, comme la partielle remportée par le MMM à Triolet en 1970, avec Dev Virahsawmy, qui envoya une onde de choc politiquedévastatrice au régime de Sir Seewoosagur Ramgoolam et marqua le début de la fin de son régime.

Or, Pravind Jugnauth n’est pas homme à prendre des risques inutiles : On l’a bien vu avec le renvoi des élections municipales et la non-participation du MSM à l’élection partielle de Quatre-Bornes remportée par Arvin Boolell.

La démission de Vikram Hurdoyal, certes, force un ‘rethinking’ et rapetisse la fenêtre d’opportunités du PM en termes de date des prochaines élections générales, la ramenant de mai 2025 à décembre 2024, mais il a sans doute déjàintériorisé cette donnée et adapté sa stratégie en conséquence.

La politique-spectacle aidant, tout sera enclenché pour faire croire en une partielle d’ici octobre mais, à la dernière minute, le PM ira directement vers des élections générales, rendant nul le besoin d’une partielle. C’est une certitude. Il n’y a donc pas de quoi s’exciter, à en faire tout un plat et spéculerà l’infini.

Ce petit jeu aura, pourtant, une autre conséquence : un Nomination Day (même fictif) pour une improbable partielle forcerait quand même Navin Ramgoolam à révéler ses intentions de se déclarer comme candidat dans cette circonscription ou non. Ce sera là une donnée nouvelle.

* Il est fort probable qu’à la suite de la perte de contrôle de l’agenda électoral consécutive à la démission de Hurdoyal de l’Assemblée nationale, le Premier ministre doive dès à présent réfléchir au timing des prochaines élections générales. On ne l’envisage guère à la tête d’un “caretaker government” au-delà de novembre 2024. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Le PM a sans doute déjà largement réfléchi sur les élections générales et les moyens de les remporter. A la différence de SAJ, Pravind Jugnauth demeure mystérieux, extrêmement calculateur, mais il ne laisse personne connaître l’état de sa réflexion, selon moi, même pas ses collaborateurs.

Vous évoquez un ‘caretaker government’ suivant la dissolution du Parlement en novembre. Un ‘caretaker government’ mis en place suivant une dissolution n’est pas le meilleur moyen de gouverner, parce qu’un tel gouvernement, privé de tout soutien parlementaire, ne pourrait légalement qu’expédier les ‘affaires courantes’, sans pouvoir engager de grandes initiatives requérant la caution du Parlement.

Non, selon moi, c’est à partir d’une position de ‘fullyfunctioning government’ que le PM préférera lancer son attaque, faisant entériner par un Parlement existant de nouvellespropositionspolitiques, fiscales et autres. Le Budget 2024-25, présenté en avril-mai, devient, à cet effet, crucial. Il serala dernière et sans doute la meilleure arme du Gouvernement pour mettre le maximum de chances de son côté.

* L’agenda politique, ou plutôt le “package politique”, que le Premier ministre présentera à l’électorat pendant la campagne électorale n’est pas encore clair. On ignore également la composition de l’équipe qu’il dirigera. Pensez-vous qu’il évitera de prendre des risques à cet égard, étant, comme vous le dites, moins impulsif que SAJ ?

Pravind Jugnauth est un grand partisan du « Never let yourenemy know whatyou are thinking ! ». Il cultive toujours un certainmystère autour de sesprochaines initiatives.

Mais on peut déjà deviner sa stratégie d’ensemble :

(a) inviter le pays à ‘penser neuf’, en visant en toutes circonstancesprioritairement Navin Ramgoolam, flanqué de Paul Bérenger, en invoquant leur âge (77 ans) par opposition à la relative jeunesse du PM (60 ans). Il jouera sur son énergie débordante ; rappellera sans arrêt leur passé etleur supposé ‘manque de vision’ nouvelle;
(b) Pravind Jugnauth va nécessairement ‘play up’ son bilan et les progrès économiques etavancées sociales réalisés sous son régime (salaire minimum, relèvement du plateau d’aide sociale, etc;
(c) il fera aussi sans douteun grand nettoyage, au MSM, de tous les ministres et députés qui ont ‘underperform’ ou embarrassé le Gouvernement, pourminimiser l’impact des scandales et susciter de nouvelles et ambitieuses loyautés, alors que l’Opposition, elle, trainera derrière elle de nombreux poids lourds, ayant déjàannoncé de manière prématurée que tous ses ‘sitting MPs’(plus d’une vingtaine) auront droit à un ticket;
(d) le PM visera à renforcersensiblement l’axe MSM/Anciens Militants menés par Steven Obeegadoo en tentant de débaucher des figures en vue du MMM et du PTr. Le PM peut donner jusqu’à 20 tickets à ses alliés potentiels, sans compromettre demain sa position parlementaire;
(e) il utilisera à fond l’appareil d’Etat et diversesinstitutions (Municipalités, Conseils de District,etc.) pourengranger des projets d’infrastructure régionale ;
(f) il mobiliseratrès certainement d’importants moyens financiers pour les élections, sans doute des centaines de millions;
(g) il jouera à fond la carte socio-culturelle, tout en prônant l’unité de la nation; et
(h)enfin, il apporter une batteries de mesures sociales nouvelles en ciblant le ‘grey vote’ ou les plus pauvres.

* Nous avons l’impression que les conseillers du Premier ministre sont des professionnels expérimentés, pragmatiques et orientés vers la réalisation de résultats. Les résultats sont là pour prouver cela, que ce soit en ce qui concerne le populisme du Gouvernement ou même les politiques oppressives visant à contrer les oppositions parlementaires ou extraparlementaires. Ses adversaires ont eu tort de le sous-estimer, diriez-vous?

Depuis plusieurs mois, je le répète : Il ne faut pas que l’Opposition, dans l’euphorie de certaines réunions publiques réussies, sous-estime ou ‘write off’ Pravind Jugnauth. Après 7 ans au pouvoir, le PM a muri, et a gagné en assurance. Il contrôle désormais parfaitement le jeu politique et le rôle que pourraient jouer les institutions, surprenant souvent ses détracteurs et même ses amis.

Je soupçonne même Pravind Jugnauth d’être aujourd’hui mieux entouré qu’au temps de l’ancienne ‘Kwizin’ composée de politiciens sans grande envergure, mais de se rapprocher de plus en plus d’une nouvelle élite moins publique, riche et carriériste, motivée par l’argent et le gain, matérialiste à souhait, bardée de diplômes, et qui comprend mieux que l’Opposition le monde moderne et qui peut luisouffler, en permanence à l’oreille, de nouvellesinitiatives socio-économiques.

Le terme ‘La Kwizin’ est peut-être lui-même dépassé. Il faudrait peut-être parler de nouvelle élite MSM, servant de ‘think tank’ au Premier ministre.

* Quel est votre “gut feeling” concernant les prochaines élections générales ? Il semble que le vent tourne, mais faut-il que l’opposition soit plus agressive et parvienne à démontrer qu’elle représente une alternative crédible et fiable dans le temps ?

Plusieurs observateurs pensent que le danger, pour l’Opposition, est que le PM finisse par gagner ‘by default’ si l’Opposition ne se ressaisit pas et ne se met pas rapidement en ordre de bataille.

L’Opposition plaide un manque de moyens financiers pour accélérer son offensive et dit préférer attendre la certitude d’élections générales pour se mettre en campagneet aller aux élections en recherchant un vote-sanction (potentiellement très important) plutôt qu’une adhésion à ses propres projets politiques.

L’Opposition apparait aujourd’hui commemanquantsingulièrementd’énergie, alors que le régime multiplie les initiatives et occupele terrain. Le meilleur atout de l’Opposition est pourtant qu’il existe dans le pays énormément de frustration sociale, beaucoup de colère devant les difficultés de la vie quotidienne et les scandales à répétition.

Souvent le PM prend des décisions qui font peut-être plaisir à une petite clique ou à un ami, en oubliant qu’un million de Mauriciens aujourd’hui mieux avertis qu’autrefois l’observent, le jugent et refoulent leur ressentiment jusqu’aux élections.

L’Opposition ne semble pas profiter durablement de cette colère populaire. Elle doit se repenser, présenter de nouvelles têtes et un nouveau projet politique, incarner un espoir que la chute s’arrêtera.

Navin Ramgoolam, s’il veut revenir au pouvoir, doit être bien davantage présent sur le terrain, mobilisant, dynamisant ses troupes et l’Alliance de l’Opposition. C’est lui qui a voulu être de nouveau candidat comme PM et qui a tué dans l’œuf le projet d’Arvin Boolell de rassembler tous les partis de l’Opposition parlementaire et extra-parlementaire.

Il doit maintenant ‘deliver’. Le peuple s’impatiente. On ne peut créer une dynamique pour le changement à coup de conférences de presse ou de petits congrès régionaux.

Où sont les grandes manifestations d’autrefois, les grands tribuns ? Où est le ‘PMSD Revival’ d’il y a quelques années ? Où est la transition et le retour aux sources au MMM ? Des milliers de jeunes Mauriciens émigrent aujourd’hui. Quel avenirl’Oppositionofficielle leur propose-t-ellepour les retenir ? Il faut que l’Opposition fasse beaucoup, beaucoup plus et montre beaucoup plus d’énergie. Sa victoire sera à ce prix.

* Et l’Opposition extra-parlementaire, qui se remue beaucoup ces jours-ci ?

Certains croient et font croire qu’il existe une ‘troisième voie’ possible. Ce n’est tout simplement pas vrai.

Il faut bien comprendre une chose : Maurice n’est pas en régime politique présidentielmais parlementaire. Prendre et exercer le pouvoir suppose une majorité de 36 députés au Parlement. Or, il y a 1,000,000 d’électeurs à Maurice, avec en moyenne 45,000 dans chaque circonscription. Gagner suppose rassembler 15,000 à 20,000 électeurs dans chaque circonscription.

Avec toute l’amitié et le respect que je porte à Nando Bodha, Rama Valayden, Roshi Bhadain ou Dev Sunnasy, à mes yeux il n’y a absolument aucune chance que leurs partis franchissent la barre à ce niveau et fassent élire 36 députés. C’est rêver les yeux ouverts que de soutenir le contraire.

Je l’ai toujours dit à Nando Bodha, mais sans être écouté : sa place est dans un MMM réformé. Quant à Bhadain, qui déborde d’énergie, il pourra sans doute attirer quelques milliers de voix à Beau Bassin ou Mahébourg, mais aucun observateur ne lui donne la chance de remporter un nombre important de sièges, lui permettant d’être PM ou même de peser sur la majorité parlementaire. Il faut rester dans la realpolitik et cesser de rêver.

* Ne faut-il pas reconnaître que c’est l’opposition extraparlementaire qui s’est révélée plus percutante que les partis dits “mainstream” ?

C’est certain, mais cette Opposition extra-parlementaire, malgré la vigueur de son action, ne vole pas électoralement très haut. Le dernier sondage de L’express ne lui donne d’ailleurs que 5% d’intentions de vote.

Je le dis avec la plus grande objectivité : Il n’y a pas de salut politique hors des grands partis. Etant donné notre système électoral de ‘First Past The Post’, l’Opposition extra-parlementaire est condamnée à accrocher ses wagons aux grandes locomotives que sont le MSM, le PTr, le MMM et le PMSD. Ces derniers doivent pourtant leur faire de la place mais cela ne semble pas être le cas. Plus tôt on le comprendra, plus cohérente sera la résistance au régime.

* Par ailleurs, presque tout le système a été paralysé ; les manifestations de rue n’ont rien donné, les recours juridiques et les enquêtes policières, ainsi que celles de l’ICAC, subissent des retards qui semblent insurmontables. Comment s’opposer dans de telles conditions ?

Ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui, dans la durée, c’est le changement considérable dans la nature même de notre démocratie et dans notre culture politique. Cela représente un terrible danger pour le pays.

Nous nous éloignons de plus en plus du modèle Westminster, qui a si bien fonctionné à Maurice depuis 60 ans, comme nous nous éloignons de plus en plus de l’Occident en général.

On ne fait référence au cadre démocratique mauricien que pour sauver les apparences et donner le change, conforter investisseurs et autres visiteurs, mais la réalité est que nous glissons, gouvernement après gouvernement, vers une espèce de ‘managed democracy’ plus présente en Asie ou en Amérique du Sud qu’en Occident.

L’Exécutif contrôle tout, le Législatif est totalement soumis au diktat du Gouvernement, les Institutions se fragilisent, le Pouvoir Régional (Municipalités et Conseils de District) ne fonctionne presque plus. La presse est affaiblie. Les manifestations sont quasi-interdites. Oui, on pourrait bien dire que tout le système politique que nous ont légué nos ancêtres est paralysé ou battu en brèche.

Par ailleurs, j’observe la politique mauricienne depuis 55 ans et j’ai connu tous les gouvernements, avec SSR, SAJ, Paul Bérenger, Navin Ramgoolam et Pravind Jugnauth exerçant comme Premier ministre. Je n’ai jamais vu autant de haine, de ressentiment, de désir de vengeance politique qu’aujourd’hui. Je vous le dis avec la plus grande gravité : Tout cela finira très mal.

* Un simple changement de régime, avec à sa tête des démocrates connus et convaincus, suffira-t-il à “libérer” le pays, comme le souhaite le leader du PTr ?

Les changements de régime ne suffisent pas car les politiques suivies par le MSM ou le PTr se ressemblent comme des sœurs jumelles. Jusqu’ici, cela a été du «ôte-toi de là que je m’y mette! ». Il faut plusieurs changements en profondeur dans le fonctionnement des institutions et dans la Constitution, tout en restant dans le cadre général du modèle Westminster de représentation parlementaire.

* En fin de compte, il appartiendra à l’électorat de se prononcer sur le type de société et de régime politique qu’il souhaite pour lui-même et pour ses enfants dans les prochaines décennies. Sinon, il y a le risque que le pays soit progressivement privé de ses compétences.

Tout à fait. La nouvelle vague d’émigration de compétences affecte la sève même de notre pays. Il y a déjà un ‘brain drain’ sensible. Beaucoup de Mauriciens, dégoutés et frustrés jusqu’aux os par l’état du pays et l’injustice qui y règne, semblent aujourd’hui vouloir ‘échapper’ au climat qui se crée à l’île Maurice. Il faut stopper cette hémorragie. Et pour cela, il faut un grand ‘rethinking’ sur de nombreux aspects de la vie mauricienne.


Mauritius Times ePaper Friday 1 March 2024

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