« Je ne vois pas l’implosion du gouvernement en place »

‘Il y aura peut-être quelques soubresauts, mais il sera là jusqu’aux prochaines élections générales’

Interview: Jocelyn Chan Low, Historien

* ‘Si jamais il y a une alliance Ptr-MMM-PMSD, la personnalité qui sera présentée comme Premier ministre alternatif sera issue du Ptr. Pour le moment, c’est le Dr Navin Ramgoolam’

* ‘C’est devenu une tendance assez préoccupante dans la vie politique mauricienne : le débat politique, la vie politique en général, se déroule à l’ombre des procès au judiciaire’


La démocratie est en crise dans plusieurs pays du monde. Si l’objectif était d’améliorer leur bien-être, la majorité des citoyens demeurent insatisfaits de la gestion des affaires sur le plan politique. Et pourtant, le Gouvernement ne semble pas vraiment inquiet. Il n’y a eu aucune étude sérieuse pour mieux comprendre les doléances et le manque de confiance des citoyens. Au contraire, les pratiques décriées – comme l’embauche d’innombrables conseillers dans certains ministères – continuent au vu et au su de tous. Que faut-il penser de cette élite politique traditionnelle ? Fin observateur de la classe politique et historien, Jocelyn Chan Low répond à nos questions.


Mauritius Times : La pression monte, mais le pouvoir projette l’impression d’être impassible alors même que l’enquête judiciaire dans l’affaire Sopramanien Kistnen met en lumière des anomalies dans la première enquête policière à propos de la mort suspecte de M. Kistnen. Quelle lecture faites-vous de la situation dans laquelle se trouve le Gouvernement présentement ?

Jocelyn Chan Low : Personnellement, je crois que les dirigeants de l’alliance au pouvoir ont finalement intériorisé le fait qu’ils sont très largement minoritaires dans le pays. D’ailleurs, tout le monde sait qu’ils n’ont récolté que 38% des suffrages exprimés lors des dernières élections législatives. Et, si l’on ajoute les abstentionnistes, ils sont bien en-dessous de 30% de l’électorat global.

Ils ne peuvent rien changer à cela. Pour rappel, il n’y avait guère de célébrations bruyantes au lendemain de la ‘victoire’. Mais le système électoral aidant, ils ont une très nette majorité au Parlement. Et les prochaines élections ne sont prévues que dans 5 ans, d’où cette impression de sérénité et de détachement vis-à-vis de l’opinion publique malgré les allégations de scandales, les marches citoyennes avec des foules impressionnantes et l’expression de plus en plus virulente du ras-le-bol des mauriciens déferlant sur les réseaux sociaux.

Le Gouvernement donne l’impression d’être totalement indifférent à toutes ces critiques tout en faisant main basse sur toutes les institutions du pays. En fait, il donne l’impression qu’il se fiche royalement de l’opinion publique.

* A l’heure où nous parlons, le ministre Yogida Sawmynaden est toujours en poste, ce qui signifie qu’il bénéficie toujours du soutien de son leader et Premier ministre. M. Sawmynaden jouit toujours de la présomption d’innocence, mais d’autres, dont Ivan Collendavelloo lui-même, ont été lâchés par le PM, et aux yeux de certains, pour des allégations de moindre importance. Qu’est-ce qui va se passer dans les prochains jours, selon vous ?

Difficile de prédire : l’enquête n’en est qu’à ses débuts. Le ministre Sawmynaden sera sans doute convoqué par l’ICAC — en catimini ou non ? — parce qu’il y a une plainte qui a été formellement déposée par Madame Kistnen. Ensuite, il sera peut-être convoqué dans le cadre de l’enquête judiciaire, son nom ayant été cité. Mais, à ce stade, on ne dispose pas de tous les éléments de ce drame. On n’est qu’au tout début de l’enquête judiciaire.

Dans le cas d’Ivan Collendavelloo, son nom avait été cité dans une correspondance officielle de la Banque africaine de développement. Dans le cas de Yogida Sawmynaden, on est encore au stade des balbutiements de l’enquête. Mais, si jamais il y a un prima facie case, les choses vont effectivement changer.

* Partagez-vous l’opinion du leader du PTr, exprimée samedi dernier lors d’une conférence de presse, à l’effet que « les jours de l’actuel gouvernement sont comptés » et qu’il est « impossible qu’il aille plus loin que l’an prochain » ? Fait-il de la politique, ou est-ce envisageable ?

C’est de bonne guerre de la part du leader du PTr d’annoncer que le Gouvernement va tomber prochainement. C’est aussi pour mobiliser ses partisans. Mais la réalité est une toute autre histoire.

Le Premier ministre a un contrôle total sur les élus du MSM. Et, quant aux diverses factions dissidentes issues du MMM qui ont finalement rejoint Pravind Jugnauth, ils l’ont fait principalement pour se retrouver au pouvoir, pour un maroquin ministériel. Difficile dans ces conditions de les voir se désolidariser du Gouvernement et passer dans l’opposition !

Bien sûr, il y a les divers procès et enquêtes en cours. Il y a aussi les pétitions électorales. Mais le calendrier judiciaire est relativement très long dans la durée. Quant aux enquêtes de l’ICAC, les résultats en général se font attendre pendant des années. Finalement, quant à l’action de rue pour faire partir le Gouvernement, on a bien vu ce que les grandes marches citoyennes ont donné. Il est évident que le Gouvernement fera tout pour s’accrocher au pouvoir jusqu’aux prochaines échéances électorales prévues dans quatre ans. D’ailleurs, il mise sans doute sur une reprise de l’économie mondiale d’ici là, avec ses retombées positives sur l’économie mauricienne.

* Faut-il quand même se rappeler que le Gouvernement dispose d’une majorité parlementaire confortable, et même si Yogida Swamynaden tombe ou est lâché, cela ne devrait pas mettre en péril la survie du Gouvernement ?

Bien sûr. Seule l’invalidation des résultats dans un certain nombre de circonscriptions suite aux pétitions électorales devant la cour pourrait changer la donne. Mais, en attendant le verdict et les appels qui suivront, peut-être serons-nous à la veille des prochaines législatives…

En outre, il ne faut pas oublier qu’il n’y a qu’une entente et, pas d’alliance officielle ente les partis de l’opposition…

* D’aucuns pensent toutefois que c’est le judiciaire seul qui, en fin de compte, sera en mesure d’éclaircir la situation – avec les décisions qu’il sera éventuellement appelé à prendre par rapport aux pétitions électorales et d’autres affaires qui pourraient être logées dans les mois à venir. Il n’y a pas que l’affaire St Louis, il y a toute une longue liste d’affaires, comme vous le savez…

L’histoire semble se répéter. On se souvient de l’affaire Medpoint et des procès contre le Dr Navin Ramgoolam durant le dernier mandat du Gouvernement. C’est devenu une tendance assez préoccupante dans la vie politique mauricienne : le débat politique, la vie politique en général, se déroule à l’ombre des procès au judiciaire.

Dans un sens, cela révèle que le judiciaire reste un pilier du rule of law à Maurice mais, en même temps, ces allégations et procès politico-financiers ternissent grandement l’image de la démocratie mauricienne. Et, en premier lieu, la classe politique traditionnelle se trouve éclaboussée. Il n’est guère étonnant que plus de 50% de l’électorat mauricien n’arrive plus à se situer sur l’échiquier politique. Et qu’un nombre croissant de citoyens, des jeunes en particulier, veulent en finir avec la culture politique qui prévaut en ce moment dans le pays.

* Il aurait été instructif de savoir ce que les Mauriciens pensent de la situation qui prévaut dans le pays présentement, en particulier sur le plan de la gouvernance, et leurs sentiments vis-à-vis du régime. Les résultats des récentes élections villageoises ont-ils apporté un certain éclairage sur ce plan-là, selon vous ?

S’il y a des élections dont le décryptage est extrêmement compliqué, ce sont évidemment les élections villageoises. Il y a un grand nombre de variables à l’œuvre : le ‘localisme’, les affinités ou les rivalités entre individus qui dépassent le cadre de la politique partisane, etc. C’est aussi un terrain fertile pour toutes sortes d’individus opportunistes. C’est pour cela d’ailleurs que les partis politiques traditionnels ne s’affichent pas ouvertement pendant ces élections bien qu’ils puissent parrainer certains candidats.

En fait, on peut parler de deux tours au sujet de ces élections. Il semblerait qu’aux élections villageoises, certains candidats parrainés par les partis au pouvoir ont mordu la poussière. Mais, au deuxième tour, c’est-à-dire en ce qu’il s’agit des élections à la présidence des conseils de district, c’est une toute autre paire de manches. Depuis des décennies, tous les pouvoirs en place ont utilisé à fond l’appareil d’état, les promesses, etc., pour faire élire leurs candidats. Donc, il est difficile de tirer des conclusions dans de telles circonstances.

* Mais si l’on croit certaines bribes d’information, dont la dernière concernant le contact qui aurait été établi par le MSM avec le MMM en vue d’un éventuel arrangement politique, une certaine inquiétude serait en train de gagner les rangs du Gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

Ce sont des rumeurs souvent savamment alimentées par le pouvoir surtout quand il se retrouve dans une situation délicate.

Cependant, il est vrai que la situation économique et sociale est très préoccupante. Tous les indicateurs sont au rouge ; et 2021 sera sans doute une année catastrophique. A titre d’exemple, il faudra attendre des années avant que le secteur touristique ne retrouve sa performance de 2019, et cela malgré l’annonce des vaccins.

Dans de telles conditions, l’île Maurice toute entière aurait beaucoup à gagner si toutes les énergies étaient concentrées sur la nécessité de ‘re-engineering’ du pays pour faire face aux défis du monde post-Covid, et aussi pour réinventer notre système politique qui a démontré ses failles et ses limites.

Mais cette unité ne se fera pas car la classe politique est trop divisée à Maurice. On a l’impression que ce ne sont plus des adversaires qui s’affrontent mais des ennemis mortels.

* Avez-vous aussi noté que ces derniers temps, le MSM a pris pour cible Arvin Boolell, le leader de l’opposition – évidemment pas pour ses PNQs, mais probablement en vue de neutraliser un potentiel challenger de Pravind Jugnauth – même si Boolell souffre d’un « handicap de naissance » ?

La dernière conférence du Premier ministre, l’expulsion du leader de l’opposition du Parlement de même que la lettre anonyme par rapport à ses avoirs semblent indiquer cela. La raison : Arvin Boolell serait-il en train de prendre du galon et s’affirmerait-il de plus en plus dans l’opinion publique ?

Jusqu’à tout récemment, les tirs du MSM étaient concentrés sur Navin Ramgoolam. Il y a là effectivement un changement de stratégie et de cible. Quant au soi-disant « handicap de naissance » d’Arvin Boolell, il faut quand même se rappeler que Prem Nababsing a failli de très peu battre Sir Anerood Jugnauth aux élections générales de 1987…

* Comment se porte « l’entente » politique PTr-MMM-PMSD, selon vous ?

L’entente se porte bien en ce qu’il s’agit de la coordination au niveau des actions au parlement. En outre, il n’y a pas de grandes discordances dans les discours et prises de position sur des dossiers brûlants. Mais il n’y a pas d’alliance et les sujets délicats tels la composition du Shadow Cabinet, les points saillants d’un programme commun, etc., ont été mis au placard.

* C’est la question de leadership qui déterminera la réussite ou non d’une éventuelle alliance PTr-MMM-PMSD. Il n’y a eu jusqu’ici aucun signe de contestation venant des Travaillistes ou même des Militants concernant cette « entente ». Qu’est-ce que cela signifie, à votre avis ?

Il est évident que si jamais il y a une alliance Ptr-MMM-PMSD, la personnalité qui sera présentée comme Premier ministre alternatif sera issue du Ptr. Pour le moment, c’est le Dr Navin Ramgoolam, qui est leader du Parti. Mais pourra-t-il rallier une majorité de l’électorat derrière lui ? Sinon qui pourra le remplacer ?

Ce sont des questions qu’il faudra bien aborder un jour ou l’autre. Et le plus tôt l’affaire sera tranchée, le plus rapidement il y aura une clarification sur l’échiquier politique. Sinon, les partis de l’opposition traditionnelle risquent de se faire dépasser par de nouvelles formations plus en accord avec les aspirations de l’électorat, notamment la jeunesse mauricienne.

* La contestation de la rue en vue de chasser l’alliance MSM-ML du pouvoir semble avoir perdu de sa vigueur, et on voit d’autres groupes qui se manifestent. Les manifestants de rue et les actions syndicales, comme l’Histoire politique du pays nous l’a démontré, même au plus fort de l’opposition militante contre le gouvernement de SSR dans les années 70, n’avaient pu réussir cela…

Je ne crois pas que la contestation de rue soit terminée. Au contraire. Avec la crise économique et sociale qui s’annonce, on risque de se retrouver avec une multiplication de revendications et de manifestations.

Mais c’est aussi vrai que la contestation de rue n’a jamais fait chuter un gouvernement dans l’Histoire de Maurice. En fait, le ‘constitutionnalisme’ est la clé principale pour comprendre l’histoire et la vie politique à Maurice. A la fois les opposants et les gouvernements ont agi et agissent selon les paramètres établis par la constitution, quitte à modifier cette constitution suivant les règles établies dans certaines circonstances.

C’est un des secrets de la réussite de Maurice en tant que démocratie. Cela dit, les manifestations de rue et autre actions syndicales fragilisent et décrédibilisent le pouvoir. Et, finalement, elles ont un impact sur les résultats des urnes.

* Dans ce cas, l’attente sera longue, puisque le Gouvernement dispose de quatre années pour se refaire une santé politique… sauf si l’économie flanche ou que les pétitions électorales changent la donne?

Personnellement, je ne vois pas l’implosion du gouvernement en place. Il y aura peut-être quelques soubresauts mais il sera là jusqu’aux prochaines élections générales.

Cependant, être au pouvoir dans de telles conditions est loin d’être une sinécure.


* Published in print edition on 11 December 2020

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