« Une refonte constitutionnelle avec le mauricianisme comme toile de fond est tout indiqué »

Interview : Kadress Pillay

« C’est bien de penser que le BLS a fait son temps. Mais on ne peut prendre aucune décision unilatérale »

« Le modèle économique du marché qui génère des richesses a été historiquement porteur de beaucoup de progrès matériels mais n’empêche que le système génère aussi des laissés-pour-compte »

Le 12 mars, les célébrations de l’indépendance de Maurice ont eu lieu en grande pompe. Le stade Anjalay Coopen était rempli à craquer et il était clair que le public avait la fibre patriotique. La République de Maurice a la particularité d’être jeune. Dans ce contexte, à quel point les Mauriciens sont-ils soudés ? Dans quelle mesure notre République multiethnique pourrait-elle continuer à évoluer positivement sur le plan culturel, social, économique et politique ? Kadress Pillay, président de la National Empowerment Foundation, nous en parle…

Mauritius Times : Au-delà de la cérémonie protocolaire autour des célébrations de l’indépendance de Maurice, le succès d’affluence de la fête et l’enthousiasme des Mauriciens présents tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du stade Anjalay, mardi dernier, démontrent clairement que même si on a mis du temps, la nation mauricienne est en train de se construire. Qu’en pensez-vous ?

Dr Kadress Pillay : Il est tout à fait vrai de dire que la foule et l’enthousiasme présents le 12 mars dernier au stade Anjalay et les sondages qui ont été réalisés quelques jours avant la fête de l’indépendance démontrent clairement que la nation mauricienne est en construction. Nous avançons doucement et sûrement. Il est tout à fait normal qu’une nation, créée il y a 45 ans à partir de l’indépendance politique du pays, prenne le temps qu’il faut pour se construire.

Et c’est bon que ce soit comme ça parce que l’évolution a été naturelle. Et c’est au crédit de nous tous Mauriciens que ce processus d’évolution vers une nation souveraine complètement intégrée a lieu dans la sérénité où tout un chacun en est partie prenante. Nous sommes en droit de nous féliciter à tous les niveaux car cette construction aurait été mal engagée sans volonté politique soutenue dans le temps et sans l’élan populaire suscité par les structures mises en place et par la volonté de tout un chacun à Maurice.

* Voyez-vous une corrélation entre ce sentiment d’appartenance à la nation et celui du satisfecit d’une grande majorité des Mauriciens par rapport à leur vie actuelle (8 sur 10 selon un sondage de DCDM Research en janvier dernier) ?

C’est certain qu’une nation au profil multiethnique doit se sentir partie prenante d’une mouvance collective où personne ne se sent exclue. C’est cette mouvance collective qui a engendré ce sentiment d’appartenance d’être Mauricien. Ces sondages confirment que tous les Mauriciens, quel que soit leur origine ethnique, se situent dans cette mouvance collective et, en tant qu’individu, chaque Mauricien a la satisfaction de ne pas être traité comme un citoyen de deuxième catégorie.

* En d’autres mots, c’est le bien-être matériel qui expliquerait le sentiment d’appartenance ?

Non, pas nécessairement. Nous vivons dans un pays paisible – il fait bon vivre dans ce pays. Personne ne se sent citoyen de deuxième catégorie. Quand on quitte l’île Maurice, on prend toujours plaisir à rentrer aussi vite que possible car nous nous rendons compte que l’herbe n’est pas aussi verte ailleurs et que notre pays a des atouts uniques. C’est avant tout la paix qui règne dans le pays et notre capacité de vivre ensemble, malgré notre diversité d’origine, qui influent sur notre sens d’appartenance. C’est certain que le bien-être matériel joue un rôle additionnel dans cette stabilité individuelle et collective.

* Si le rassemblement se fait davantage autour du drapeau de la République de Maurice – indépendante, il n’en demeure pas moins que la dichotomie opposant les 44% au reste de l’électorat est bien présente à ce jour. On n’a pas évolué sur ce plan-là, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui expliquerait cela, à votre avis ?

Je ne crois pas qu’on puisse parler des 44% avec le même regard que celui des années 67. Les choses ont beaucoup évolué depuis. Mais ce serait inexact de dire que l’élément d’ethnicité, si présent à cette époque-là, a complètement disparu de la carte électorale de notre pays. Il y a toujours dans une partie de la population mauricienne un sentiment de passéisme qui génère un réflexe anti-régime qui le met en juxtaposition avec tout gouvernement en place. Mais cette position a beaucoup évolué dans le temps et on ne peut pas parler d’opposition basée uniquement sur l’ethnicité ; surtout avec l’engagement national de notre Premier ministre. Récemment, il a réitéré sa détermination de faire de l’île Maurice un pays où tout le monde peut vivre en toute quiétude.

Ceux qui le connaissent savent, qu’au fond de lui-même, c’est un anti-communaliste primaire. Ce qui explique sa popularité de rassembleur. Comme l’a bien dit Sir Seewoosagur Ramgoolam, l’île Maurice, toute petite qu’elle soit, est un pays extrêmement complexe à gérer car il y a une multiplicité de considérations d’origines tant ethniques, que sous-ethniques, culturelles et sociales à examiner. Mais ceci dit, il incombe à ceux qui détiennent les rennes du pouvoir politique et économique de s’assurer qu’aucune perception de politique à deux vitesses ne soit créée parmi les Mauriciens. La raison en est simple : toute forme de discrimination réelle ou perçue pourrait engendrer la frustration et tôt ou tard entraîner l’instabilité sociale. C’est un souci permanent de toute société multiculturelle, multilingue et multiethnique. On n’a qu’à voir ce qui s’est passé en Irlande et, tout récemment, au Sri Lanka.

* Par ailleurs, un sondage privé effectué récemment indiquerait qu’une majorité des jeunes s’identifient avec la République et se considèrent d’abord et avant tout comme Mauriciens. Mais si toute transformation majeure et fondamentale sur le plan social et politique ne s’opère que graduellement, faut-il quand même des leviers fondamentaux de transformation ? Ça passera par l’éducation ou par la politique elle-même ?

On ne pourra rien changer sans une volonté politique féroce de transformer la nation mauricienne. Nous sommes privilégiés dans la mesure où nous avons un Chef de gouvernement qui, dans ses discours et dans ses actes, démontre clairement son opposition farouche à toute forme d’inégalité. Du fait d’avoir côtoyé un père Premier ministre et Père de la nation de surcroît, notre Premier ministre, le Dr Navin Ramgoolam, est culturellement un Mauricien avant tout. C’est un grand avantage pour un pays comme le nôtre.

Ceci dit, nous avons un défi permanent à relever et dans les intentions et dans les actes afin qu’aucune forme d’injustice ne soit tolérée qui pourrait déstabiliser notre tissu national. Mais comme vous le dites si bien, nous avons des leviers fondamentaux de transformation qui méritent un suivi quasi-permanent car leur impact sur notre société est important. Et là, j’ai en tête l’éducation et le modèle économique du marché que nous avons adoptés. Nous savons que l’éducation est l’instrument par excellence de la mobilité sociale. Et nous savons aussi que l’éducation gratuite et, récemment, le transport gratuit aux étudiants ont permis à beaucoup de Mauriciens de gravir les échelons.

Mais il y a aussi beaucoup d’autres qui, malheureusement, se trouvent à la périphérie du système ou sont des exclus du système ; ils sont assez nombreux pour constituer une menace permanente à la stabilité sociale du pays. Cela mérite une attention particulière et urgente. Nous avons essayé de trouver une solution, il y a des années déjà. Mais, à mon avis, c’est un problème systémique, et une approche transformative au système est devenue une nécessité.

En tant que Président de la National Empowerment Foundation (NEF), je me pose toujours la question suivante : Est-ce que tout ce que fait le gouvernement et ce budget massif que le gouvernement investit dans son combat contre la pauvreté absolue n’est que du damage control quand nous prenons en considération ces milliers de recalés de la CPE qui n’ont pas d’avenir et qui sont les pauvres de demain ?

Le modèle économique du marché qui génère des richesses a été historiquement porteur de beaucoup de progrès matériels mais n’empêche que le système génère aussi des laissés-pour-compte et c’est là le rôle de l’Etat d’intervenir pour corriger les manquements de ce modèle surtout quand l’élément self acquisitive greed y est bien présent.

C’est effrayant de lire ce que Joseph Stiglitz a écrit dans son dernier livre The Price of Inequalities. Tous ceux qui ont à cœur le progrès et la stabilité de notre pays et qui aiment encenser Stiglitz doivent lire le livre pour comprendre les dégâts que peuvent engendrer les inégalités sociales.

* Par ailleurs, pensez-vous que c’est toujours l’approche gradualiste et relativement consensuelle de la Fabian Society, adoptée par les Partis travaillistes généralement, qui prendra au bout du compte le dessus sur le conservatisme par rapport à notre système électoral, en particulier sur le ‘Best Loser System’ ?

Quand j’étais très jeune, Sir Seewoosagur Ramgoolam m’avait toujours dit que l’île Maurice est un pays bien difficile à gérer car il y a beaucoup de considérations objectives et subjectives à prendre en compte avant de prendre une décision. Dans l’absolu, c’est bien de penser que le BLS a fait son temps et qu’il faut l’éliminer de notre Constitution.

Mais nous avons quand même une section importante de notre société qui croit sincèrement que c’est une source de protection politique qu’il vaut mieux garder, faute d’un alternatif valable. On ne peut prendre une décision unilatérale sans qu’il y ait un travail de fond pour convaincre surtout nos frères et sœurs de la communauté musulmane que Maurice a bien évolué et que la volonté et le momentum unitaires sont bien présents dans notre société. Ainsi, une refonte constitutionnelle avec le mauricianisme comme toile de fond est tout indiqué. Mais pas de décision unilatérale. Je saisis l’occasion pour vous dire que même parmi mes frères et sœurs de la communauté tamoule, il y a une certaine appréhension par rapport à la représentativité parlementaire des tamouls au fil des élections générales. Nous avons frisé une catastrophe parlementaire si les composantes dites minoritaires n’avaient pas fait élire Balamoody et Nagalingum et la composante majoritaire n’avait pas fait élire Pillay Chedumbrum. Je dois vous dire que même chez les tamouls, il y en a beaucoup qui pensent qu’un système de Best Loser leur serait bénéfique.

* Cependant l’approche gradualiste en faveur de la démocratisation de l’économie ne semble pas avoir donné des résultats probants jusqu’ici. On ne sait pas si c’est par manque de détermination ou de politique bien réfléchie… Certains prônent une thérapie de choc. Qu’en pensez-vous ?

C’est bien vrai que la volonté affichée du gouvernement depuis son entrée en fonction en 2005 et la nomination d’un comité de démocratisation économique a clairement démontré que la volonté politique y est. Mais connaissant la structure de notre économie et ceux qui la dirigent, et les vieux réflexes qui sont toujours présents, nous savons que c’est un pari qui n’est pas facile à gagner. C’est un tall order.

Ceci dit, il faut reconnaître qu’il y a eu des gains isolés mais, dans l’ensemble, on ne peut pas dire que l’effet de la politique du gouvernement a été tangible. Je crois que, sans naturellement bousculer les choses, le gouvernement serait bien avisé de définir clairement pour le besoin de tout un chacun ce qu’il veut dire par « démocratiser l’économie ». Si on veut dire simplement « augmenter le nombre de participants dans la construction du produit national brut (PNB) », alors il faut définir, selon un plan bien établi dans le temps, les secteurs visés et les outils dont dispose le gouvernement pour que cette démocratisation devienne un chantier réalisable. Je crois qu’un bilan des résultats obtenus dans le processus mis en place pour la démocratisation de l’économie serait un bon point de départ avant de lancer un plan d’avenir.

* Nous parlions auparavant des jeunes qui se considèrent Mauriciens avant toute chose… Si ces jeunes ne sont pas récupérés par le ‘système’ au fil des années, cela impliquera la mise en œuvre d’une nouvelle politique, une nouvelle approche pour répondre à leurs aspirations. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes entrés dans une logique révolutionnaire qui forcément nous pousse vers plus d’ouverture et les technologies nouvelles, surtout l’internet, nous offrent un apport incontournable dans ce domaine. De plus en plus, nos jeunes ont accès au monde extérieur sur une base permanente et, forcément, il y a une retombée culturelle du fait qu’ils sont au courant de tout ce qui passe dans le monde extérieur.

Tous ceux qui pensent que ces jeunes pourraient être récupérés par un quelconque système sectaire et rétrograde font fausse route. Nous sommes bien partis pour un élargissement culturel et une vision globale. Personne parmi les jeunes ne croit que Maurice est le nombril du monde. Le grand défi auquel nos gouvernants doivent faire face, c’est de mettre en place des structures pour assurer que nos jeunes aient la capacité de tirer profit de toutes ces informations qui sont mises à leur disposition.

* «Apre 45-an lindepandans, Inn ler pou respe: Travayer, Lanatir ek Demokrasi» — c’est le thème qu’ont choisi les dirigeants du front GWT-Joint Negotiating Panel pour la manifestation qu’ils organisent demain dans la Capitale. Pensez-vous qu’il y a eu un recul sur ces plans-là ces dernières 10-15 années ?

Je dois tout d’abord féliciter le front GWT-Joint Negotiating Panel parce que les dirigeants ont pris une définition de la démocratie sur laquelle je réfléchis pendant un certain temps. C’est un point auquel le Chef juge a fait indirectement référence récemment dans son discours-débat lorsqu’il a dit que la Constitution mérite d’être revue pour inclure le social. Oui, nous avons besoin d’une nouvelle définition de la démocratie. En plusieurs occasions, le Premier ministre, lui-même, a fait ressortir la nécessité d’un Sustainable Mauritius du point de vue environnemental et social.

La définition classique de « démocratie » est certainement largement dépassée par l’évolution du monde. Aujourd’hui, il faut que la notion de démocratie soit inclusive du Rule of Law, de l’Equal Opportunity, du Sustainable Development et de la Social Justice.

L’évolution de notre société sur tous les plans (technologie, économie, etc.,) a été tellement rapide que notre enveloppe démocratique a eu beaucoup de mal à garder le pas, ce qui pourrait donner l’impression d’un recul.

* Par ailleurs, le nouveau contexte socio-économique d’aujourd’hui, différent de ce qui prévalait 45 ans de cela, tant sur le plan local et mondial exigera également une nouvelle politique débarrassée des vieilles habitudes du passé, une administration publique mieux équipée, un secteur privé plus dynamique et patriotique… Votre opinion ?

Je ne peux que répondre à cette question d’une manière philosophique. Je suis védantiste et la religion des vedantistes est le Sanatana Dharma, c’est-à-dire la religion universelle. Les 4 piliers du védantisme sont :

1. Dieu est seul et unique réalité,

2. Ce Dieu est aussi dans le cœur de l’homme,

3. Ce Dieu est aussi porteur de l’unicité de la vie,

4. Toutes les religions nous mènent au même Dieu.

La vie est un équilibre en elle-même et la recherche de cet équilibre est un élan permanent de tout être. Le retour vers ce Dieu unique passe par cet équilibre. Toute intention ou action qui est en déphasage avec cet équilibre est, par définition, malséante.

Aujourd’hui, le défi d’être Mauricien, c’est de rechercher cet équilibre si important à la vie et si incontournable à la vie mauricienne. Ceux qui pratiquent n’importe quelle forme de sectarisme dans le fond et dans la forme, que ce soit dans l’administration tant publique que privée, sont philosophiquement déstabilisateurs pour moi.

Laissez-moi vous raconter ce que feu Burrenchobay m’avait dit lorsque j’étais tout jeune et que je travaillais dans le Civil Service. Un jour, on parlait de l’évolution de la société mauricienne et du rôle assez néfaste que jouent certains qui ont un agenda assez particulier. Il m’avait dit : « Kadress, le jour où, dans une société, tu vois que les pieds commencent à prétendre pouvoir réfléchir, tu sais que la fin de cette société n’est pas loin.»

Malheureusement, ces derniers temps, trop de pieds ont pensé qu’ils sont des têtes pensantes : c’est dangereux. Il faut laisser réfléchir la tête et aussi lui laisser le soin de prendre des décisions. Toute société qui privilégie le contraire le fait à son détriment.


* Published in print edition on 15 March 2013

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