« Il ne peut y avoir dans l’État deux centres du pouvoir. ‘There can be only one seat of power’ »

Interview: Dev Virahsawmy

« Nous allons connaître une période de transition d’au moins cinq ans une situation un peu floue parce qu’on est en train de déplacer le siège du pouvoir vers un autre ‘seat of power’ »

Les médias se concentrent cette semaine sur le partage des pouvoirs entre le Président et le Premier ministre au sein d’une alliance électorale PTr-MMM, et les chances de succès de ce tandem sur le plan politique.  Nous avons invité Dev Virahsawmy pour commenter spécifiquement sur cet aspect de l’accord politique entre les deux partis…

 

Mauritius Times: M. Dev Virahsawmy, Paul Bérenger nous apprend que, dans le cadre d’une Deuxième République, l’éventuel Président de la République ne sera pas un vase à fleurs ni le Premier ministre, une marionnette. Rassurant, à votre avis ?

Dev Virahsawmy : Je maintiens ma position émise lors d’une précédente interview au Mauritius Times : le pouvoir est une et indivisible et il ne peut y avoir dans l’État deux centres du pouvoir. ‘There can be only one seat of power.’ Quand Bérenger continue de parler de partage de pouvoir, je crois que c’est une image qu’il utilise simplement pour pacifier son électorat. J’ai écouté attentivement les déclarations du Premier ministre et du Leader de l’Opposition, et je suis convaincu à 100 % que, dans la Deuxième République, il y aura un « shift of power from the prime ministership to the presidency », même si leur accord fait provision pour une délégation de pouvoirs et la nécessité d’un dialogue permanent entre ces deux autorités. Mais l’autorité principale, « the seat of power », reste la Présidence qui contrôle le ministère de l’Intérieur, celui des Affaires étrangères, l’Economie, l’Information, c’est-à-dire la MBC, etc. Donc, il est clair que le vrai pouvoir sera entre les mains du Président de la République.

Il ne faut pas oublier qu’il est tout à fait normal qu’on ne puisse pas avoir de parité de pouvoir entre une personne élue au suffrage universel, « by popular vote » (c’est-à-dire l’élection par suffrage universel au niveau national par le peuple de Maurice, de Rodrigues et d’Agaléga qui vont voter pour un Président) et celle d’un candidat élu au niveau d’une seule circonscription. Ce n’est pas possible.

Donc, je pense que Bérenger est en train, au niveau du verbe, d’utiliser des mots pour pacifier son électorat. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il nous faut étudier les réalités politiques à partir des années 60. Ceux qui étaient contre l’indépendance ont mené une campagne infecte basée sur le racisme, illustrée par un slogan qui démontrait beaucoup de mépris pour les Hindous : « Envelopper nous pa ouler », etc., avec pour résultat, cette haine qui a été cultivée par les anti-Indépendantistes et qui a survécu. Parce que quand Gaëtan Duval a finalement fait une coalition avec Sir Seewoosagur Ramgoolam pour des raisons qu’on connaît, son électorat qui a été conditionné par cette campagne et a développé un réflexe anti-Hindou, le lâche complètement et va soutenir le MMM. Or, il n’y a pas eu, au niveau du MMM, un travail systématique pour amener les Afro-créoles, surtout, à surmonter leur mépris pour les Hindous. Et cela, parce que Bérenger savait que s’il voulait se faire réélire, il lui fallait continuer à caresser la communauté afro-créole dans le sens du poil pour ne pas le hérisser. C’est aussi la raison pour laquelle il était obligé de quitter Quatre Bornes où il avait été élu pour la première fois pour se réfugier au numéro 19, où les Afro-créoles étaient et sont en majorité.

Aujourd’hui, quand il lui faut proposer une alliance et un projet où il faut travailler avec un leader d’origine hindoue – je ne suis pas en train de parler du leader des Hindous –, et faire avaler cela à son électorat, il lui faut donner l’impression qu’il a obtenu un deal avec un partage de pouvoir en parité (50-50) entre le Président de la République et le Premier ministre. C’est un « marketing gimmick » de Bérenger pour faire accepter son deal par son électorat. La vérité, toutefois, pour tous ceux qui connaissent le fonctionnement du pouvoir et ce que c’est que le pouvoir d’État, savent pertinemment bien que, selon le package qui a été présenté au public, c’est le Président qui détiendra le pouvoir mais aussi celui de déléguer certaines responsabilités. Le marketing « gimmick » de Bérenger peut avoir une incidence sur son électorat mais ne changera pas les théories de la politique.

* Sir Gaëtan Duval s’était accommodé à la fin de la journée de travailler sous Sir Seewoosagur Ramgoolam dans un premier temps et, par la suite, sous Sir Anerood Jugnauth. On sait ce que ce positionnement lui a coûté politiquement – son électorat s’est éloigné de lui. Paul Bérenger subira lui aussi le même sort ?

Bérenger craint que cela ne se produise, mais l’analyse que vous venez de faire est similaire à la mienne dans le sens que Gaëtan Duval avait cultivé, dans un premier temps, ce mépris pour la communauté majoritaire. Ensuite, il y a eu la nécessité politique et économique de travailler avec Sir Seewoosagur, et son électorat ne l’a pas suivi. Bérenger a utilisé discrètement la même tactique politique pour se faire une percée, mais aujourd’hui quand il lui faut travailler sous Navin Ramgoolam, qui est une bonne chose pour le pays, il lui faut présenter le tableau différemment pour que cette alliance devienne « palatable » pour son électorat, d’où son « marketing gimmick »…

* Son électorat va-t-il le suivre ?

La priorité des priorités de Bérenger, présentement, c’est de savoir comment va réagir son Assemblée des délégués. Son bureau politique l’a soutenu tout comme le comité central du MMM. C’est là qu’intervient son « marketing gimmick » qui consiste à faire croire qu’il ne va pas travailler sous Navin Ramgoolam. Il a grandement besoin de faire avaler cela, et ce, afin de s’assurer de la loyauté de son électorat dans ce changement de trajectoire.

* Que vous informe les termes de l’accord consentis par Paul Bérenger par rapport à la force réelle de son parti sur le plan électoral ?

Lors des élections de 1967 pour l’indépendance, il y avait 44% de l’électorat qui avaient voté contre. Ces 44 % étaient constitués de Grands blancs quoi qu’une infime minorité politiquement, une très grosse majorité des Afro-créoles, une grande majorité des Musulmans et une majorité des Tamouls. Nous savons que, depuis 67, il y a eu beaucoup de changements ; par exemple, le changement le plus spectaculaire a été le transfert de loyauté d’une grande partie des Musulmans vers le PTr, cela avec l’apport de la famille Mohamed et du Dr Rashid Beebeejaun.

Donc l’électorat fondamental du MMM aujourd’hui est constitué de la grande majorité des Afro-créoles. Bérenger est au courant qu’il ne pourra jamais conquérir le pouvoir seul parce que sa base électorale s’est effritée. Les Afro-créoles représentent 25% de la population ; donc, Bérenger aura toujours besoin d’une alliance pour se hisser au pouvoir. Aujourd’hui, s’il a décidé de travailler sous Navin Ramgoolam, c’est parce qu’il sait très bien que ce dernier dispose d’un électorat loyal, solide et fiable ; et donc, avec une telle alliance, ils pourront disposer d’une majorité suffisante pour créer cette nouvelle République. Mais il lui faut s’assurer maintenant que Xavier Duval n’utilise pas la stratégie de Sir Gaetan pour faire du « poaching » dans son électorat. Il lui faut bien présenter l’emballage, bien que le contenu soit différent, qui puisse satisfaire cet électorat qui a été conditionné pendant des décennies à croire que l’Hindou est son ennemi. Voilà le dilemme de Paul Bérenger aujourd’hui.

* Si électorat afro-créole majoritairement ne suit pas Bérenger dans cette nouvelle voie, pensez-vous que cet électorat pourrait éventuellement suivre Xavier Duval ? A-t-il la capacité et le charisme de prendre la place de ‘King Creole’ qu’occupait autrefois Gaetan Duval ?

Xavier Duval va essayer d’attirer vers lui la sympathie des Afro-créoles en utilisant la même tactique que son père. Va-t-il réussir complètement ? Je ne suis pas sûr, mais il va certainement attirer un certain pourcentage d’Afro-créoles. C’est de cela que Bérenger a peur — de voir s’effriter sa base électorale. Et, c’est la raison pour laquelle « travailler sous Navin Ramgoolam », c’est une expression qu’il ne va jamais utiliser.

* Pour revenir au partage des pouvoirs entre Ramgoolam et Bérenger, lorsque les Affaires intérieures, Etrangères et les nominations constitutionnelles passent sous la responsabilité du Président de la République, cela indique quand même une certaine méfiance dès le départ, ne pensez-vous pas ?

C’est peut-être une façon d’interpréter les choses. Je dis qu’il faut définir le « pouvoir d’État ». « When you take State power, you take control of the State ». Cela signifie qu’il y a des institutions au sein de l’État qui symbolisent le pouvoir et qui donnent ce pouvoir. Les Affaires intérieures relèvent de la police, l’aéroport, le port… Foreign Affairs signifie avoir de relations avec des amis, avec lesquels on va pouvoir travailler mais aussi des relations pouvant nous protéger, nous soutenir. Le pouvoir d’État signifie aussi le contrôle de l’information, de la télévision. Pour Maurice, tout cela est très important.

Donc, qui va détenir ces pouvoirs-là ? La direction qu’on donne à l’économie est aussi importante, parce que les néo-libéraux comme Bérenger pensent que l’économie doit être dirigée par la force du marché. Or, Navin Ramgoolam ne cesse de dire que c’est la politique qui doit diriger l’économie parce qu’il est demeuré un « Fabian socialist which is evolutionary socialism ». Il parle tout le temps de deux choses : premièrement, la politique doit contrôler l’économie, et deuxièmement, il faut démocratiser l’économie. Les néo-libéraux ne pensent qu’à une seule chose : comment accumuler les profits même si cela signifie que l’inégalité entre les riches et les pauvres continue à s’intensifier… Les « Fabian socialists », par contre, sont ceux qui vont renforcer le pouvoir du Welfare State ; ils vont essayer de démocratiser l’économie et assurer, en même temps, à ce que l’orientation de l’économie soit dirigée vers la satisfaction des besoins de la majorité. Je vous cite un exemple : est-ce qu’on pourra continuer à importer 80% de nourriture ? C’est un non-sens. Il va falloir être capable de produire un maximum et on aura besoin des terres pour le faire. Qui va donner cette orientation ? Les néo-libéraux vont dire que c’est un droit acquis des grands propriétaires terriens mais un « Fabian socialist » dira, lui, qu’il va falloir qu’on récupère un peu de ces terres pour produire de la nourriture. Voilà un exemple où « economic thinking is determined by politics ». Entre ces deux-là, il y a une très grande différence, et la gestion économique sera entre les mains du Président.

* Même si le Président de la République aura le dernier mot dans les décisions majeures concernant l’avenir du pays, le pouvoir exécutif va demeurer entre les mains du Premier ministre. Or, le pouvoir exécutif puise sa force dans une majorité parlementaire – que ce soit pour le Premier ministre ou pour le Président de la République dans le cadre d’une Deuxième République. Faut-il donc, dans ce cas, que l’un des deux détenteurs dans cet arrangement ait une majorité parlementaire pour diriger le pays sereinement. Qu’en pensez-vous ?

Tout à fait, cela toutefois dans une situation qui s’est établie au fil des années. Mais là, nous nous voyons dans une situation de transition, c’est-à-dire nous sortons d’un système pour aller vers un autre ; et pour réussir cette transition, il nous faut une alliance entre deux partis. Mais c’est vrai que, dans un deuxième temps, il faut que le Président ait une force parlementaire qui soutient son programme et qu’il y ait un Premier ministre qui va implémenter ce que, lui, décide.

Nous allons connaître durant cette période de transition d’au moins cinq ans une situation un peu floue parce que, précisément, on est en train de transformer un système et de déplacer le siège du pouvoir vers un autre « seat of power ». Donc, il faut se préparer à une certaine flexibilité dans un premier temps, mais plus tard -certainement – le Président de la République pourrait faire implémenter son projet à condition qu’il ait un Premier ministre qui le soutienne et qui va implémenter ce que le Président décide. Bien sûr, il lui faut cette majorité sinon on va se retrouver dans une situation de cohabitation où le Président représente une tendance et son Parlement, la tendance opposée – comme c’est le cas en France.

* Cette transition risque donc d’être turbulente ?

Cette transition ne va pas être facile : il y a aura des difficultés et des risques. Je pense que les gens à Maurice comprennent que nous sommes en train d’évoluer vers une politique d’avant-garde, ce qui va bouleverser les données et va réorienter le pays. Il y a des réflexes d’arrière-garde très forts. Personnellement, je pense qu’il y a des risques à prendre et il faut les prendre… pour ne pas tomber dans ce conservatisme qui nous empêche d’aller de l’avant.

* Sortir du conservatisme pour prendre une position avant-gardiste implique des changements constitutionnels plus ou moins drastiques. Est-ce que cela n’aurait pas dû être soumis à la volonté du peuple par voie référendaire ?

On ne nous dit pas toute la vérité. Nous allons avoir une nouvelle Constitution, travaillé par un panel de juristes. On ne parle pas, là, de quelques petites réformes : cette nouvelle Constitution va jeter les bases pour cette nouvelle orientation. Ce qu’il nous faut, c’est un référendum mais, certainement, il faut que le texte de la nouvelle Constitution soit présenté à l’électorat avant les prochaines élections. L’actuel Premier ministre l’a dit si souvent : il faut l’aval du peuple. Donc, tout n’est pas gagné en ce moment ; il nous faut savoir que ce panel de constitutionnalistes – qui vont étudier la question et proposer une nouvelle Constitution – aura besoin d’un certain laps de temps pour travailler sur ces réformes. Il ne faut pas croire que c’est chose facile – comme dit l’autre –, et qu’on peut le faire à toute vitesse.

* M. Dev Virahsawmy, vous êtes-vous posé la question, à savoir ce que ce chambardement constitutionnel va permettre au tandem Ramgoolam et Bérenger d’accomplir pour le pays alors que l’actuel système ne le leur permet pas?

J’ai évoqué dans les interviews que j’avais données précédemment les graves problèmes concernant le global warming, climate change, gender equality, food security et autres, mais nous n’avons pas discuté de certains autres points par rapport à la structure de l’État présentement. Est-ce que cette structure nous permet d’aller vite et de prendre des décisions rapidement ou est-ce un système qui est devenu très lourd et, par conséquent, quand on veut faire quelque chose, il y a tellement de red-tape que ça bloque les décisions…

J’ai souvent écouté le Premier ministre Navin Ramgoolam parler de ce problème-là, et il a entièrement raison. Je ne suis pas compétent en la matière mais je pense qu’il doit savoir de quoi il parle pour quelqu’un qui connaît bien la lourdeur du système, surtout lorsqu’on souhaite faire quelque chose de radical et profond et combien ce système va nous bloquer.

Un deuxième aspect qu’on peut ajouter à cela : 46 ans après l’indépendance, nous ne sommes toujours pas une nation. Une nation ne signifie pas que tous les gens sont pareils, mais que tous les citoyens ont « a common purpose ». Nous n’avons pas accompli cela parce que nous n’avons pas de symboles forts pour unir les gens autour de ce symbole.

Le premier symbole qu’on peut avoir, c’est un symbole politique fort de nationhood, c’est-a-dire un Président qui est élu par tous les citoyens de la République qui habitent Maurice, Rodrigues et Agaléga.

Deuxièmement, il nous faut aussi des symboles culturels. Nous avons beaucoup de symboles culturels à Maurice comme le symbole religieux, linguistique, culturel, en général. Mais nous n’avons pas un symbole qui puisse symboliser le concept de nationhood. Il y a une nécessité de reconnaître que Maurice a ce potentiel en adoptant comme langue nationale le Kreol mauricien qui devrait devenir Le Morisien, mais il faut une political will pour le faire.

Ce nouveau ‘constitutional set-up’ va nous permettre d’avoir de nouveaux symboles qui vont unifier le peuple dans un effort commun. Mais j’ajouterai à cela le fait que nous sommes davantage une « maritime republic » qu’une « land republic », ce qui signifie que nous devons transformer notre « mindset ». Il nous faut regarder dans la direction de la mer, encourager les « marine sciences », etc. Il y a tout un travail à faire et tout cela demande qu’on le fasse à toute vitesse, et cela va aussi demander des changements drastiques dans le comportement des Mauriciens.

Je pense qu’en considérant tous ces gros problèmes, cette alliance – sous la direction de Navin Ramgoolam – peut nous donner les moyens de faire face et de survivre à tous les problèmes à venir.


* Published in print edition on 12 September 2014

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