A propos de la délinquance financière et des lois Bhadain
|Y a-t-il des raisons derrière l’obstination et la précipitation ?
Délinquance financière
L’escalade faramineuse de la délinquance financière et les opportunités de fraude, de corruption ou de malversations gangrènent toutes les sociétés de notre monde. On dit même qu’avec le régime de libéralisation prônée par les institutions internationales depuis plus de vingt ans, avec le village globalisé, plus de 80% des richesses du monde sont maintenant concentrées entre les mains d’une centaine de richissimes magnats. Si certains sont connus, beaucoup sont invisibles, abrités derrière un mécanisme agencé par des cabinets spécialisés montant un puzzle inextricable de différents écrans, trusts ou sociétés, dans des juridictions douteuses, en Europe même ou ailleurs.
Dans la presse internationale, on évoque des chefs d’État, des despotes style Ben Ali ou Putin, des membres du Politburo multi-milliardaires en Chine, des familles princières du Moyen-Orient; on constate le terrorisme international aux immenses moyens financiers occultes, les barons et les circuits sophistiqués de la drogue ou de la pègre, mais on perçoit aussi ces grandes banques d’affaires (banksters), ces voltigeurs style Madoff, ces grandes sociétés d’Audit d’audit qui ne voient rien venir, ces commissions juteuses suspectées sur tous les grands contrats internationaux. Bref, de quoi donner le tournis.
La «haute» finance et ses immenses tentacules ont bien gangrené notre monde. Dans le village global, aucun pays n’est à l’abri, ni des risques de ce fléau, ni des tentations de dérives frauduleuses et des malversations, ni d’être instrumentalisé par des circuits de «blanchiment» et leurs conséquences. Toutes les sphères sont touchées, comme en témoignent les méga-scandales concernant la FIFA ou la Fédération Internationale d’Athlétisme ou les allégations récurrentes de dopage dans les circuits sportifs internationaux avec de gros contrats publicitaires à la clef.
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L’offshore financier mauricien
Tant bien que mal, la juridiction mauricienne et sa plate-forme financière offshore ont bâti leur réputation et gagné leurs galons, face à d’autres pays et d’autres centres qui ne se sont pas privés de mener campagne en sourdine contre ce succès et nos intérêts. Un succès largement attribué à deux facteurs clés: un régime d’imposition légère et un nombre grandissant de traités de non double imposition avec divers pays. De nombreux investisseurs ont utilisé soit Maurice, soit le Singapour comme voie d’accès pour pénétrer en Inde, y injectant des sommes colossales au cours des derniers dix ans.
L’Inde s’est progressivement émue que des investisseurs indiens puissent utiliser cet accord pour investir en Inde des profits qu’ils auraient réussi à soustraire du pays et du regard du fisc indien, faisant du «round-tripping». Les ministres des Finances qui se sont succédé depuis 10 ans ont fait de leur mieux pour donner des gages à l’administration indienne sans renoncer aux bénéfices du traité DTAA liant nos deux Etats.
Avons-nous consenti suffisamment d’efforts auprès de ces hautes sphères de l’administration indienne, qui, faut-il le rappeler, contrairement à nos pratiques ubuesques, sont quasiment inamovibles, assurant la pérennité de l’État, quels que soient les changements politiques? Le secteur financier offshore, malgré son importance indéniable aujourd’hui, ne s’est pas doté d’une structure style MSPA, MTPA ou AHRIM qui aurait pu défendre son image à l’international et en Inde en particulier, où Maurice a privilégié la dimension politique, se contentant de ces déclarations des Premiers ministres indiens que l’Inde ne ferait rien contre nos intérêts fondamentaux.
Aujourd’hui, la situation s’est complexifiée avec les intentions internationales de mieux codifier les accords fiscaux mais surtout avec les négociations de notre Secrétaire Financier, sous la houlette du ministre Roshi Bhadain, menant à la signature en juillet 2015 de concessions telles à l’administration indienne, que tout le secteur financier local s’est vu en péril. L’incertitude n’a pas été allégée avec la tentative embarrassée et de dernier recours de SAJ, lors des récentes rencontres Inde-Afrique, de plaider auprès du PM indien Modi, la renégociation d’une cause mauricienne rendue délicate par nos propres signataires et nos propres agissements politiques.
Or, s’il y a une chose qui fait fuir les investisseurs, c’est bien l’incertitude et l’atmosphère alourdie par des déclarations publiques imprudentes par des ministres en poste. Le désinvestissement et la morosité sont préoccupants, quelles que soient les annonces de projets immobiliers à venir. Espérons que le pays finira par se dépêtrer assez rapidement de cette fâcheuse posture Inde-Maurice, quoique, après la réponse du Grand Argentier au Parlement la semaine dernière, on ne voit toujours pas très bien quelle est la prochaine étape vers un dénouement autre que ce que le Conseil des ministres a entériné en juillet de cette année.
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Combat contre l’enrichissement illicite
Le gouvernement en place se propose d’étoffer les dispositions légales et institutionnelles pour combattre la fraude ou la corruption et son résultat le plus visible, c’est-à-dire, l’enrichissement illicite de ceux soupçonnés d’une telle délinquance à col blanc. Aucune personne sensée ne conteste que nos structures et nos mécanismes face aux dérives financières, au vu des affaires qui ont défrayé la chronique (inclus les affaires Sunkai, Vacoas Multi-Purpose Cooperative Society, RDA, BAI/Bramer, rapports d’Audit, coffres-forts et financement occulte des partis politiques, enrichissement des politiciens de tout bord…), se doivent d’être renforcés à la lumière des expériences acquises.
Pour mémoire, l’ICAC sous la POCA s’occupe déjà des enquêtes et des suites judiciaires à donner aux allégations de corruption et blanchiment d’argent. Cette institution, disposant de pouvoirs étendus, est néanmoins soumise, in fine, au judiciaire, à un protocole et un cadre opératoire relativement strict, avec des garde-fous (insuffisants, lit-on souvent) pour garantir un minimum d’indépendance et de crédibilité afin de ne pas donner à son action une coloration partisane ou une complaisance politique. Les législateurs étaient sans doute conscients des risques réelsd’abus qui auraient pu dégénérer en une spirale de mauvais procès intentés par des régimes successifs. Ni l’Etat de droit, ni le développement économique du pays ne pouvaient basculer impunément vers l’autocratie urticante des politiques.
Quant à la fraude financière, les détournements et les abus de biens sociaux, nous disposons déjà d’un arsenal d’instruments divers destinés à prévenir et à combattre ces méfaits et leur impact potentiel. Hormis la Police, le CCID et le bureau du DPP, il y a la Financial Services Commission, le Financial Reporting Council, la Financial Intelligence Unit, la Banque de Maurice et l’Asset Recovery Office pour ceux condamnés par une cour de justice. Ce sont des instruments coûteux, avec des Boards et des Chairpersons, dont la nomination et l’efficacité laissent de profonds doutes au vu des affaires financières qui ont secoué le pays. Les deux alliances politiques avaient évoqué la nécessité d’une véritable consolidation de ces instruments divers et de leur législation en vue d’une Financial Crime Commission ou d’un Serious Fraud Office.
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Lois Bhadain
En attendant, la «loi Bhadain» sur la délation, la proposition de transfert de l’Asset Recovery Unit à une officine ministérielle et l’amendement constitutionnel voulu par SAJ, permettant d’hypothéquer et de confisquer par simple procédure administrative des biens et autres propriétés acquises depuis le 1er janvier 2009, continuent à susciter les plus vives polémiques.
Le corps légal s’est longuement exprimé sur cette nouvelle bestiole, le UWO (Unexplained Wealth Order), à être émis sur simples affidavits de soupçons par un juge en chambre, et sur différents aspects constitutionnels et légaux de l’histoire dont la rétroactivité, la «burden of proof» et le fait de contourner les procédures criminelles par des procédures civiles intégrant des peines criminelles! Seuls deux ou trois pays au monde, incapables de juguler le grand banditisme ou la mafia de la drogue sous leurs cieux, ont des lois peut-être comparables. Sommes-nous à ce stade?
Dans la population, beaucoup s’inquiètent à juste titre de cette culpabilité d’office de tous les citoyens en attendant qu’ils ne s’expliquent de façon satisfaisante à un trio de subalternes recevant des instructions directes du locataire d’un bureau ministériel, quel qu’il soit aujourd’hui ou demain: petits entrepreneurs, marchands de quatre saisons, artisans de tout ordre, enseignants se dévouant aux leçons particulières, constructeurs, agents immobiliers, patrons de groupes de presse, professions libérales et tutti quanti.
Ce qui se conçoit clairement, s’énonce clairement, dit un vieux dicton. Or, la communication de l’alliance au pouvoir sur ce projet qu’il a jugé déterminant, bien ficelé et urgent, n’a été rien de moins que catastrophique, laissant une profonde impression d’objectifs politiciens suspects. A Ebène, le ministre Bhadain avait démarré sa présentation en faisant de son projet de loi le fer de lance d’un combat contre toute l’économie parallèle, le secteur informel de l’économie qu’il s’agissait de mettre au pas, par cette procédure d’exception se rapprochant dangereusement d’une Inquisition expéditive.
Vendredi soir, dans un débat sur Radio Plus, la ministre Fazila Daureeawoo, se défendant de créer deux catégories de coupables, ceux au-dessus de Rs 10 millions et ceux en-dessous, confirma en déclarant en gros ceci: «..pas du tout!… ceux avec des biens inexpliqués au-dessous de Rs 10 millions, nous allons les référer au CCID, à l’ICAC ou la MRA!… ils ne resteront pas impunis s’ils ont des biens au-dessous de ce seuil…». Au moins ça a le mérite d’être clair: «tous coupables» (depuis 2009!) et le «nous allons…» est explicite, il s’agit des gouvernants politiques plutôt qu’une Agence qui serait prétendument indépendante. Le ML a enfoncé le clou davantage à son mini-congrès de Vacoas: cette loi doit faire peur aux dirigeants, agents et partisans du Parti travailliste, sans doute coupables d’avance des crimes qu’on leur impute!
Tout cela ne fait que donner du crédit à ceux qui souhaitent, comme tous les partis politiques et toutes les forces vives, un véritable renforcement des structures de lutte contre les fraudes financières mais ne veulent pas de manipulations de la Constitution, n’aiment pas la notion d’une société où la délation est institutionnalisée, n’aiment pas les lois ne visant qu’une catégorie de Mauriciens pour leurs croyances politiques, ne veulent pas d’officines et d’arrière-boutiques de politiciens se drapant dans une vertu offensée bien légère.
Beaucoup n’aiment pas non plus la rétroactivité partielle de la proposition de loi, ni qu’on fasse du citoyen lambda un coupable démuni, attaqué et confisqué, obligé de se défendre seul pendant des années face à l’armada surpuissante d’un État «dominer». Pourquoi s’arrêter opportunément à 2009 quand les actes notariés peuvent dater des siècles derniers? Qu’en sera-t-il des charges hypothécaires en faveur des banques, prises légitimement par exemple cinq ans de cela, si l’État met le grappin hypothécaire sur ces mêmes biens, au motif d’un nouveau délit rétroactif? Ou si le bien en question sert de caution ou de garantie dans un partenariat avec des investisseurs étrangers?
Même pour un profane, la section 8 du Chapitre II de la Constitution prévoit de nombreux cas de dépossession des biens et des propriétés au bénéfice de l’État. En particulier, extraits de la sous-section 4:
«…(i) in satisfaction of any tax, rate or due;
(ii) by way of penalty for breach of the law or forfeiture in consequence of the inability of a drug trafficker or a person who has enriched himself by fraudulent and/or corrupt means to show that he has acquired the property by lawful means;
(iii) as an incident of a lease, tenancy, mortgage, charge, sale, pledge or contract;
(iv) in the execution of judgements or orders of courts…”
En quoi ces dispositions constitutionnelles sont-elles insuffisantes et pourquoi rajouter d’autres procédures confiscatoires contre tout citoyen? Procédure dangereuse car l’amendement de toute loi qui prendrait appui sur ces nouvelles dispositions ne va requérir qu’une majorité simple à l’Assemblée nationale.
Le ministre des Finances a bien raison d’émettre une mise en garde esseulée mais forte. La réputation du pays à l’étranger est sérieusement écornée. Avec cette loi, bien des questions restent encore dans le flou. Les amendements de dernière minute laissent planer encore beaucoup de doutes. La raison finira-t-elle par trouver les bons mécanismes et le bon compromis à partir d’un texte de départ aussi mal ficelé? Y a-t-il des raisons derrière l’obstination et la précipitation alors qu’une table ronde et un renvoi aux premiers mois de 2016 auraient sans doute permis de trouver des solutions plus efficaces et moins clivantes? Car, si c’est vrai que le pays doit absolument avancer dans ce combat, assurons-nous que ce ne soit pas à n’importe quel prix.
- Published in print edition on 20 November 2015
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