‘Reward money’: un outil policier nécessaire ou une dérive opaque?

Eclairages

Par A. Bartleby

Dans de nombreux pays, le recours à des fonds destinés à récompenser les informateurs — souvent désignés sous le terme de reward money — constitue une pratique bien établie dans les sphères policières, de la lutte antidrogue à la prévention du terrorisme. Ces fonds sont destinés à inciter des personnes à livrer des renseignements cruciaux, au prix de leur sécurité ou de leur loyauté envers des réseaux criminels. Toutefois, si leur utilité stratégique est reconnue, leur gestion pose des questions éthiques et pratiques pressantes, notamment lorsqu’aucune transparence ne vient baliser leur usage.

Un exemple récent et troublant a surgi à Maurice, où un scandale secoue actuellement les rangs de la police. Selon des révélations relayées dans la presse, environ Rs 150 millions ont été distribuées ces cinq dernières années aux principales unités d’élite de la force policière, dans le cadre du reward money. Or, un nombre croissant d’informateurs affirment n’avoir jamais reçu les sommes promises, tandis que certains hauts gradés auraient indûment bénéficié de ces fonds. Cette affaire, désormais entre les mains de la Financial Crimes Commission (FCC), jette une lumière crue sur les dérives potentielles de ce système.

Un mécanisme international… à risques

Dans les démocraties comme dans les régimes autoritaires, les fonds confidentiels versés aux informateurs sont perçus comme des outils indispensables de renseignement humain (ou HUMINT). Qu’il s’agisse de démanteler un réseau de trafic de drogue, de prévenir une attaque ou de résoudre une affaire criminelle complexe, la coopération d’un informateur peut faire toute la différence.

Aux États-Unis, par exemple, des agences comme le FBI ou la DEA disposent de programmes réglementés de Confidential Human Sources, où chaque versement est documenté, audité et soumis à une stricte chaîne d’approbation. Le Royaume-Uni s’appuie sur un cadre légal (CHIS) pour encadrer ces paiements. Même dans ces systèmes encadrés, l’équilibre entre efficacité opérationnelle et contrôle démocratique reste délicat.

Dans d’autres contextes, comme en Inde ou dans certains pays d’Afrique, le suivi de ces fonds repose davantage sur des procédures internes, parfois insuffisantes pour prévenir les abus. L’opacité qui entoure ces fonds — justifiée par la protection des sources et le secret opérationnel — ouvre la voie à des détournements et des conflits d’intérêts.

Le cas mauricien : une crise de confiance

À Maurice, l’affaire a pris une tournure explosive après la découverte de millions de roupies de reward money sur des comptes bancaires privés, dont les bénéficiaires n’étaient pas les informateurs eux-mêmes, mais des officiers supérieurs. L’un des cas emblématiques, actuellement sous enquête de la FCC, concerne un versement de Rs 4,5 millions dont les véritables destinataires n’auraient jamais vu la couleur.

Les témoignages affluent. Un informateur, censé percevoir Rs 1 million pour des informations ayant mené à une arrestation majeure, n’aurait reçu qu’une fraction de cette somme — le reste aurait été détourné. Ces révélations ont mis en évidence l’absence de transparence, de traçabilité et de contrôle externe dans la gestion de ces fonds.

Les tensions internes ne datent pas d’hier. Déjà à l’époque d’un ancien haut gradé de la police, certaines unités comme l’ADSU (Anti-Drug and Smuggling Unit) auraient été écartées du Reward Money au profit d’unités proches de la haute hiérarchie. Cette marginalisation a contribué à un climat de méfiance au sein même des forces de l’ordre.

Une question de gouvernance et d’éthique

Le recours au reward money n’est pas, en soi, problématique. Mais sans mécanismes de contrôle robustes — qu’ils soient internes ou parlementaires — il devient un terrain propice à la corruption. La FCC, en élargissant son enquête au Source Fund (un autre fonds confidentiel destiné aux opérations secrètes), semble enfin amorcer une démarche d’assainissement dans la gestion de ces enveloppes sensibles.

Plus largement, ce scandale met en lumière l’impératif de revaloriser la gouvernance des fonds publics, même ceux à vocation confidentielle. Une démocratie digne de ce nom ne peut se contenter d’un secret institutionnalisé au nom de l’efficacité. La protection de la source ne justifie pas l’invisibilité des flux financiers.

Vers une réforme nécessaire

Il serait judicieux pour Maurice de s’inspirer de bonnes pratiques internationales comme listé ci-dessous.

Codifier l’usage des fonds confidentiels dans une loi ou un règlement spécifique.
Instaurer un comité indépendant ou parlementaire, habilité à examiner ces fonds à huis clos.
Exiger des audits réguliers, menés par des organes tels que le Bureau de l’Auditeur général ou une commission de contrôle financier.
Mettre en place un système d’enregistrement anonyme des paiements aux informateurs, préservant leur sécurité mais assurant la traçabilité.

Les fonds de récompense constituent une pièce essentielle du puzzle sécuritaire moderne. Ils permettent de débloquer des enquêtes, d’infiltrer des réseaux, de prévenir des crimes. Mais mal encadrés, ils peuvent devenir le vecteur de pratiques opaques, voire criminelles, à l’intérieur même des institutions censées faire respecter la loi.

L’affaire mauricienne, désormais entre les mains de la FCC, doit être l’occasion de poser les bases d’une réforme en profondeur. Elle rappellera aussi que la confiance du public dans la police ne peut reposer que sur la transparence, la responsabilité et l’intégrité. Sans cela, l’argent de la dénonciation risque de se transformer en poison institutionnel.

* * *

Moody’s et le coût politique de la rigueur budgétaire

Parmi les principales justifications avancées par le gouvernement mauricien pour la réforme des retraites annoncée dans le Budget 2025-2026 par le Premier ministre et ministre des Finances, Navin Ramgoolam, figure le risque de dégradation de la note souveraine du pays. Une telle perspective, selon le gouvernement, nuirait à l’image de Maurice comme destination d’investissement fiable. Mais cette crainte est-elle fondée ou s’agit-il d’une exagération visant à faire passer une mesure impopulaire auprès de la population ?

Pour répondre à cette question, il est essentiel de comprendre le rôle que jouent les agences de notation dans l’économie mondiale, en particulier pour les pays en développement comme Maurice.

Que font les agences de notation ?

Les agences de notation financière émettent des opinions sur la capacité et la volonté d’un État ou d’une entreprise à honorer ses engagements financiers — c’est-à-dire à rembourser ses dettes à temps et en totalité. Elles s’adressent à une variété d’émetteurs : gouvernements, institutions financières, entreprises et produits structurés.

Aujourd’hui, plus de 70 agences de notation existent dans le monde, mais trois d’entre elles dominent largement le marché mondial : Standard & Poor’s (S&P), Moody’s et Fitch Ratings. Ensemble, elles contrôlent plus de 90 % du secteur.

Leurs notations se classent généralement en deux grandes catégories : « Investment grade » (note d’investissement) et « Speculative grade » (note spéculative). Plus une note est basse, plus le risque de défaut de paiement est jugé élevé. À titre d’exemple, une note AAA signifie un risque extrêmement faible, tandis qu’une note C ou D signale un émetteur proche du défaut ou déjà en situation de défaut.

Pourquoi sont-elles si importantes pour les pays en développement ?

Selon Kofi Ocran, professeur d’économie à l’Université du Cap-Ouest, pour des économies émergentes ou vulnérables comme celle de Maurice, les notations des agences ont plusieurs conséquences majeures.

Premièrement, elles influencent directement le coût d’emprunt du pays sur les marchés internationaux. Un pays bien noté peut contracter des prêts à des taux d’intérêt très faibles. À l’inverse, une mauvaise notation entraîne des taux élevés. Par exemple, en 2024, le Canada (AAA) empruntait à moins de 2 %, alors que la Grèce (CCC) payait plus de 8 % pour ses obligations à dix ans.

Deuxièmement, ces notations conditionnent l’accès même aux marchés de capitaux internationaux. Beaucoup d’investisseurs institutionnels, comme les fonds de pension ou les banques centrales, sont légalement tenus de n’investir que dans des titres jugés sûrs, c’est-à-dire avec une note minimale. Sans bonne note, un pays peut se retrouver exclu de tout financement externe à conditions raisonnables.

Troisièmement, les notations jouent un rôle de discipline économique. Les agences analysent des facteurs clés comme la croissance économique, la solidité des finances publiques, la stabilité politique et la qualité des institutions. Une mauvaise gestion économique peut ainsi entraîner une dégradation de la note, ce qui agit comme une incitation à la rigueur budgétaire.

Des critiques justifiées, mais une influence réelle

Malgré leur poids considérable, les agences de notation ne sont pas exemptes de critiques. Elles ont été pointées du doigt pour leur rôle dans la crise financière de 2008, notamment pour avoir attribué de bonnes notes à des produits financiers risqués. Elles ont également été accusées de parti pris ou de jugements arbitraires dans certains cas.

Cependant, les faits montrent que leurs notations restent fortement corrélées au risque réel de défaut. Une étude du FMI indique que, depuis 1975, aucun pays noté « investment grade » n’a fait défaut dans l’année suivant sa notation. Cela suggère que, malgré leurs limites, les agences ont globalement raison.

Et Maurice dans tout cela ?

Dans ce contexte, il est compréhensible que le gouvernement mauricien soit soucieux de préserver sa note souveraine, notamment auprès de Moody’s, qui évalue actuellement Maurice à un niveau proche de la limite inférieure du grade d’investissement. Une dégradation pourrait signifier des coûts d’emprunt accrus pour l’État, moins d’investissements étrangers, et une pression supplémentaire sur les finances publiques déjà contraintes.

Cela dit, on peut légitimement se demander si le spectre de la dégradation n’a pas été utilisé pour justifier une réforme impopulaire. Si la rigueur budgétaire est effectivement cruciale pour rassurer les agences de notation, encore faut-il que les choix politiques soient équitables, transparents et accompagnés de consultations démocratiques.

Le risque, autrement, est de sacrifier la solidarité sociale au nom d’un impératif technocratique, perçu comme lointain ou incompris par la majorité de la population. Car, si la note d’un pays est importante, la confiance des citoyens l’est tout autant.

Les agences de notation exercent une influence significative sur la capacité des pays à financer leur développement, notamment dans le Sud global. Leur rôle de « gendarmes » des finances publiques, s’il est parfois contesté, reste incontournable.

* * *

Israël-Iran: quand les intérêts écrasent les amitiés

Aujourd’hui, l’Iran et Israël ont besoin l’un de l’autre… comme ennemis

Parmi les vérités les plus anciennes et les plus constantes de la politique, une maxime s’impose inlassablement : il n’y a pas d’amitiés éternelles, seulement des intérêts permanents. Ce principe cynique, mais réaliste, s’applique aussi bien aux jeux de pouvoir internes qu’aux relations internationales. L’histoire mouvementée entre Israël et l’Iran en est une illustration frappante.

Si l’on observe les récents affrontements entre les deux pays — notamment l’attaque israélienne du 13 juin 2025 contre l’Iran suivie de représailles –, on pourrait croire à une hostilité séculaire. Pourtant, ce conflit actuel est loin de résumer la complexité des rapports qui unissent ces deux nations depuis plus de deux millénaires.

De la mémoire antique aux alliances modernes

Les racines du lien entre Juifs et Perses remontent à l’Antiquité, lorsque Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire achéménide, libéra les Juifs de Babylone en 538 av. J.-C. Cet acte, célébré à la fois dans la Bible et dans les mémoires iranienne et israélienne, reste un symbole d’ouverture et de coexistence. En juin 2025, le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou évoquait encore Cyrus pour légitimer son action contre le régime iranien, affirmant que « l’État juif pourrait libérer les Perses ».

Mais cette fraternité ancienne a laissé place, au fil des siècles, à des relations fluctuantes, où la convergence d’intérêts a souvent primé sur les affinités culturelles ou religieuses. L’exemple le plus marquant remonte aux années 1960 et 1970, lorsque l’Iran du Shah, bien que musulman chiite, entretenait une coopération stratégique discrète avec Israël, notamment dans les domaines économique, militaire et énergétique.

Selon Firouzeh Nahavandi de l’Université Libre de Bruxelles, les deux pays partageaient alors des objectifs géopolitiques communs : contenir le nationalisme arabe, maintenir leur alliance avec les États-Unis, et contrer l’influence soviétique dans la région. Cette alliance, bien que non officielle, permit à Israël d’ouvrir une représentation à Téhéran et de bénéficier du pétrole iranien, tandis que l’Iran recevait armes et technologies en retour.

1979 : la révolution qui change tout… ou presque

Le basculement survient en 1979 avec la Révolution islamique iranienne. Le nouvel État théocratique fait d’Israël un ennemi idéologique. L’ayatollah Khomeyni inscrit la lutte contre « le petit Satan » israélien au cœur de son discours révolutionnaire. La cause palestinienne devient alors un outil de légitimation interne et un levier d’influence régionale.

Cependant, les intérêts stratégiques reprennent parfois le dessus. Pendant la guerre Iran-Irak (1980–1988), Israël soutient secrètement l’Iran en lui fournissant des armes. Pourquoi ? Parce que Saddam Hussein, soutenu par les pays arabes et l’URSS, représentait un danger plus immédiat pour Tel-Aviv. C’est là que se dévoile une réalité centrale des relations internationales : les alliances ne sont jamais idéologiques, elles sont fonctionnelles.

Ce double jeu atteint son paroxysme avec l’affaire Iran-Contra, révélée en 1987 : des missiles sont vendus à l’Iran par les États-Unis, avec l’intermédiation d’Israël, en échange de la libération d’otages occidentaux détenus au Liban… par des groupes proches de Téhéran.

De l’hostilité feutrée à la guerre ouverte

Depuis les années 1990, les tensions s’intensifient. L’Iran soutient des groupes comme le Hezbollah ou le Hamas, responsables d’attentats contre des intérêts israéliens. L’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 marque une montée verbale et idéologique contre Israël. En réponse, Tel-Aviv adopte une stratégie d’endiguement actif, mêlant sabotage, cyberattaques et assassinats ciblés.

Mais c’est après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 que la confrontation change de nature. Israël adopte une « stratégie de la pieuvre » : il ne s’agit plus seulement de frapper les groupes armés, mais aussi leurs parrains, dont l’Iran. L’opération militaire directe de juin 2025 s’inscrit dans ce durcissement, rompant avec des décennies de guerre de l’ombre.

Des ennemis utiles

Aujourd’hui, l’Iran et Israël ont besoin l’un de l’autre… comme ennemis. Téhéran instrumentalise la lutte contre Israël pour galvaniser ses soutiens chiites, asseoir son influence en Syrie, au Liban, en Irak et au Yémen, et détourner l’attention de ses crises internes. Israël, de son côté, utilise la menace iranienne pour justifier son alliance renforcée avec les États-Unis, ses frappes régionales et sa politique sécuritaire interne.

Il ne s’agit plus de désaccords ponctuels, mais d’un affrontement structurant, inscrit dans les logiques d’appareil, les calculs électoraux et les ambitions régionales. Pourtant, ce n’est qu’une autre incarnation du principe fondateur : les alliances changent, les intérêts demeurent.

La morale d’une histoire sans morale

En analysant l’histoire complexe des relations irano-israéliennes, on constate que les régimes passent, les doctrines changent, mais les intérêts perdurent. L’Iran monarchique et Israël ont été partenaires ; l’Iran islamique et Israël sont devenus ennemis ; mais demain ?

Rien n’est figé. Ce qui guide les États, ce ne sont ni les souvenirs antiques ni les affinités religieuses, mais le calcul froid de ce qui les avantage dans un contexte donné.

C’est une leçon que tout observateur de la politique, qu’elle soit locale ou internationale, devrait garder à l’esprit : la fidélité, en politique comme en géopolitique, est une illusion — seule la convergence d’intérêts forge les alliances.

Et comme l’histoire le montre, un ami d’hier peut devenir l’adversaire d’aujourd’hui — et peut-être à nouveau l’allié de demain.

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