“Il suffit d’un grain de sable pour enrayer la machinerie la mieux huilée…
|…Certains l’apprennent en ce moment à leurs dépens, ils se mordent les doigts”
Interview : Me Antoine Domingue, SC
* ‘Le témoignage d’un complice est admissible en Cour de justice dans le cadre d’une poursuite au pénal sous une accusation de blanchiment d’argent’
* ‘Une enquête de ce genre concernant le blanchiment de plus d’une centaine de millions de roupies n’est pas une mince affaire et peut prendre plusieurs mois’
L’actualité politique mauricienne est secouée par l’arrestation de l’ancien Premier ministre, Pravind Jugnauth, sur des accusations de blanchiment d’argent. Cette affaire fait suite à une perquisition menée par la Financial Crimes Commission (FCC), au cours de laquelle une somme de 114 millions de roupies mauriciennes a été saisie. M. Jugnauth a été libéré sous caution, mais les charges provisoires portées contre lui soulèvent des questions sur l’intégrité des institutions politiques et la transparence du financement des partis à Maurice. Pour analyser les implications de cette affaire, nous avons sollicité l’expertise de Me Antoine Domingue, Senior Counsel et ancien président du Bar Council. Dans cet entretien, il partage ses perspectives sur les allégations de corruption, les défis juridiques à venir et la nécessité d’une réforme profonde du financement politique à Maurice.
Mauritius Times: Les années Jugnauth, de 2014 à 2019, et plus encore depuis 2019 jusqu’à la dernière année de son mandat, ont été marquées par diverses affaires impliquant des sommes d’argent considérables, présumément obtenues de manière frauduleuse. Les autorités policières et la FCC ont mené une opération durant le week-end dernier, aboutissant à l’arrestation de Pravind Jugnauth sous une charge provisoire de blanchiment d’argent. La question se pose : s’agit-il d’une affaire majeure – un gros morceau -, ou plutôt d’un dossier relativement mineur qui, malgré tout, pourrait aboutir à une condamnation ?
Antoine Domingue : S’agissant du dernier mandat du premier ministre sortant, Pravind Kumar Jugnauth, je n’ai pas connaissance des sommes considérables que vous venez d’évoquer. Je ne connais que l’affaire Medpoint qui, dans le temps, avait défrayé la chronique mais elle est antérieure à 2014 : le prévenu avait été condamné à un an de prison. Mais ce jugement fut cassé en appel ; par la suite, le jugement de la Cour d’appel fut confirmé par le Conseil privé suite à un appel interjeté par l’ancien DPP.
Nous avons aussi connaissance des dépenses électorales au no 8 pour les élections générales de fin 2014 telles qu’elles apparaissent dans les ‘Kistnen Papers’. Celles-ci tournaient autour de 6 millions de roupies si l’on se fie aux documents qui sont disponibles. Jusqu’ici l’enquête de police n’a pas abouti.
En ce qui concerne la présente charge de blanchiment d’argent contre Pravind Jugnauth, on ne peut pas prétendre qu’il s’agit d’un cas mineur puisqu’on est sans conteste en présence d’une somme colossale de pas moins de 115 millions de roupies. Aboutira-t-elle à une ou plusieurs condamnations ? Contre qui et pour quelles infractions ? Ce n’est pas à nous de le dire.
Je préfère ne pas spéculer à ce stade. Gardons en mémoire l’affaire Yogida Sawmynaden où la défense a obtenu un verdict d’acquittement en Cour intermédiaire.
* Il est possible que les autorités policières, la Financial Crimes Commission, etc., aient choisi de se concentrer sur des cas suspects vérifiables et potentiellement condamnables, plutôt que de chercher à inculper l’ancien Premier ministre dans des affaires complexes – que ce soit par rapport aux ‘Kistnen Papers’, à l’affaire Wakashio et tant d’autres cas suspects – où il serait difficile de constituer un dossier d’accusation solide. Qu’en pensez-vous?
Comme je viens de vous le dire, en ce qui concerne les ‘Kistnen Papers’ l’enquête de police n’a toujours pas connu d’aboutissement.
Je vous signale par ailleurs que l’accusation privée (private prosecution) de Dayal contre Pravind Jugnauth devant la Cour de district de Port-Louis s’est soldée par un non-lieu, à la suite d’un classement sans suite (discontinuance of proceedings) de l’ancien DPP. Cela faisait suite à une motion de Pravind Kumar Jugnauth contre Dayal devant la Cour suprême, où j’avais invité la Cour à ordonner que le DPP soit mis en cause, ce qui fut d’ailleurs ordonné.
* Les fondements légaux de l’accusation provisoire de blanchiment d’argent portée contre Pravind Jugnauth ne sont pas encore publiquement connus dans les détails, mais il semble qu’elle repose principalement sur les déclarations faites par des personnes présumées proches de lui, qui auraient agi comme ‘storekeepers‘ des devises et autres biens saisis par les enquêteurs. Dans quelle mesure ces témoignages pourraient-ils influer sur le déroulement et l’issue d’un éventuel procès contre l’ancien Premier ministre, selon vous ?
Ce que l’on sait pour le moment, c’est qu’il s’agit d’une dénonciation par un complice présumé, reposant également sur certains documents retrouvés lors d’une perquisition à son bureau. Cela tendrait à accréditer la thèse de la poursuite, selon laquelle il s’agirait bel et bien d’une tentative de blanchiment d’argent pour le compte d’une ou de plusieurs tierces parties.
Tout ce que je peux dire à ce stade, c’est que le témoignage d’un complice est admissible en Cour de justice dans le cadre d’une poursuite au pénal sous une accusation de blanchiment d’argent.
Comme vous le dites vous-même, nous ne sommes qu’au tout début de l’enquête, et il n’y a pour le moment qu’une ‘charge provisoire’ devant la cour de district de Port-Louis. Si je ne m’abuse, il me semble que la prochaine comparution n’est pas prévue avant le mois d’août. Il faudra encore que l’enquête soit complétée, que le dossier à charge soit remis au DPP, et que celui-ci l’étudie avant de prononcer soit un non-lieu (no further action) ou intenter des poursuites pénales devant la Financial Crimes Division. Mais contre qui et dans quel ordre ? Contre le complice ou contre le ‘principal’ ? Ce sera au DPP d’en décider.
Tout ce que nous pouvons affirmer, et ce qui nous réjouit, c’est que suite à l’amendement de la Financial Crimes Commission Act en ce début d’année, cette décision, fort heureusement, n’appartient plus à la FCC mais bel et bien au DPP.
* Quelles sont les étapes juridiques à venir, et quels sont les délais typiques pour une affaire de cette envergure ?
Il faut tout d’abord boucler l’enquête pour que le dossier puisse être remis au DPP. Une enquête de ce genre concernant le blanchiment de plus d’une centaine de millions de roupies n’est pas une mince affaire et peut prendre plusieurs mois.
Le temps qu’il faudra au DPP pour l’étudier et prendre les décisions qui s’imposent sera nécessairement tributaire de l’envergure du dossier, suivi de la durée d’une ou de plusieurs poursuites au pénal sur plusieurs années.
Souvenez-vous de l’affaire Medpoint qui n’a connu son aboutissement qu’au Conseil Privé après la volte-face tout à fait surprenante de l’ICAC.
* Étant donné les fortes attentes du public en matière de responsabilisation face aux présumés actes répréhensibles du gouvernement précédent, estimez-vous que l’administration actuelle soit en train d’adopter finalement les mesures nécessaires pour répondre efficacement à ces attentes et garantir que justice soit rendue de manière transparente et dans les meilleurs délais ?
Oui, je pense que l’administration actuelle abonde dans ce sens et on ne peut rien lui reprocher à cet égard.
Le premier projet de loi qui a été voté au Parlement en atteste puisque le pouvoir de poursuite a été restitué au DPP. D’ailleurs, d’autres projets de loi sont prévus dans cette mouvance afin de s’assurer que les pouvoirs constitutionnels du DPP soient consolidés et qu’il ne soit plus tributaire des sautes d’humeur d’un Commissaire de police, perçu comme étant à la solde du pouvoir en place.
Ce dernier, dont le fils a initialement écopé d’une année de prison ferme, peine convertie en une amende de Rs100 000 sur recommandation de la Commission de Pourvoi en Grâce, se retrouve une fois de plus devant la justice à l’heure où je vous parle.
D’autre part, il a aussi été recommandé que l’entraide judiciaire (Mutual Legal Assistance) soit revu et passe de l’Attorney General au bureau du DPP. Ce serait une mesure salutaire qui répondrait favorablement aux attentes que vous venez d’évoquer.
* Au-delà des autres cas suspects de malversation, il y a les transactions de la MIC qui ont dominé l’actualité pendant un bout de temps. Cependant l’évocation des clauses de confidentialité est venue protéger les « gros poissons » – c’est du moins la perception – tandis que les plus petits sont scrutés pour apaiser l’opinion publique. Pensez-vous que cette approche renforce vraiment la confiance en la responsabilité et la justice ?
La justice doit s’accommoder et se plier aux règles légales de confidentialité surtout en matière bancaire. Cela ne signifie pas que ces règles de confidentialité concernant le secret bancaire ont été édictées pour faire obstacle à l’administration de la justice ou pour protéger les contrevenants.
La loi prévoit les ordonnances de divulgation (disclosure orders), le recouvrement des avoirs (asset recovery) ainsi que d’autres mécanismes tels que le ‘Norwich Pharmacal Order’ afin de connaitre les bénéficiaires d’une fraude bancaire. Ces mécanismes sont en place pour contraindre les banquiers de dévoiler certaines informations pour s’assurer que les crimes financiers ne demeurent pas impunis.
Mais certaines contraintes et certaines règles existent en matière de droit bancaire, et il faut que l’on s’y soumette. Je tiens à préciser que ces règles de confidentialité et de secret bancaire s’appliquent de la même façon au menu fretin ainsi qu’aux ‘gros poissons’ dont vous venez de faire état.
* Il est très difficile d’établir clairement les responsabilités dans les affaires de fraude, de corruption, voire d’assassinat. L’affaire du système de surveillance nécessitant des investissements massifs (Rs 5,2 milliards pour le système et Rs 355 millions pour l’entretien annuel), illustre parfaitement cette complexité. Que faut-il faire dans ce cas-là?
Cela a coûté beaucoup trop cher au contribuable pour un résultat dérisoire et aléatoire. Dans certaines affaires, telles que l’affaire Kistnen, cela a été décrié à juste titre, en effet. Le jeu en valait-il la chandelle ?
Ces caméras de surveillance n’ont servi qu’à éclaircir que quelques affaires minables. D’autres demeurent toujours des affaires non résolues (cold cases), et l’on est en droit de s’en préoccuper surtout quand il y a eu homicide d’un agent politique du MSM, affaire jusqu’ici non résolue par le MCIT et donc demeurée impunie à ce jour.
Que certaines caméras de surveillance ne fonctionnent pas, comme par enchantement, au moment où l’on en aurait le plus besoin, ou que les données n’aient pas été sauvegardées comme elles auraient dû l’être, c’est très préoccupant, eu égard aux sommes astronomiques englouties dans ce genre de projet budgétivore, qui a fait les beaux jours du MSM.
Comme le disait fort à propos feu Sir Gaëtan Duval QC quand il était DPM et Attorney General du Cabinet Jugnauth de 1983: ‘Make hay while the sun shines!’(Il faut battre le fer tant qu’il est chaud!)
* Bien que la FCC et la loi cadre constituent une base solide pour lutter contre les crimes financiers à Maurice, des défis et des lacunes persistent. On soutient que des améliorations dans les domaines de l’indépendance, de la coopération inter-institutions et de la transparence sont nécessaires pour garantir que les criminels financiers soient tenus responsables de leurs actes. Qu’en pensez-vous?
Je viens de vous en parler à l’instant, et je suis convaincu qu’il est urgent que l’entraide judiciaire (Mutual Legal Assistance) soit placée sous la responsabilité et le contrôle exclusif du DPP et de son bureau.
* Le gouvernement MSM avait franchi une ligne rouge en 2015 en ordonnant la perquisition de la résidence de Navin Ramgoolam à Angus Road et son arrestation ce jour-là. Sa vie privée avait également été étalée sur la place publique. Jamais auparavant une telle chose ne s’était produite à Maurice. La non-divulgation de la vie privée et des financements des politiciens était-elle justifiée ?
Pour la vie privée, vous n’êtes pas sans savoir qu’il existe certaines règles juridiques et de bienséance qui stipulent que chacun a droit au respect de sa vie privée. Toutefois, tout dépend des circonstances de l’affaire, surtout lorsqu’il s’agit de politiciens, qui sont supposés avoir une certaine résilience (thick-skinned).
D’ailleurs, tout cela a été longuement examiné par le juge Balancy dans son jugement concernant l’affaire Soornack vs Le Mauricien, que chacun devrait lire et relire afin d’en tirer profit. Il existe des limites à la vie privée, tout comme au concept de confidentialité (privacy). Ce qui importe le plus, c’est la liberté d’expression, c’est-à-dire la liberté d’informer (Freedom of Speech), surtout lorsque l’intérêt public est en jeu.
Pour ce qui est du financement des politiciens et des partis politiques, il y a très longtemps que l’on souhaite une loi cadre. Mais ce dernier se fait cruellement attendre. Cependant, comme vous le savez, ce n’est pas demain la veille que les politiques s’accorderont sur un tel texte et que cela figurera de façon prioritaire sur l’ordre du jour politique (on top of the political agenda).
* L’histoire politique, ici comme ailleurs, nous enseigne qu’il existe des “Judas” qui ont trahi et qui continueront de le faire. L’affaire qui défraie la chronique ces jours-ci en est un exemple frappant, dit-on. On pourrait penser que les leaders, forts de ces expériences passées, tireraient des leçons. Or tel n’est souvent pas le cas. Votre opinion?
Mon opinion, puisque vous me la demandez, est de rappeler à vos lecteurs que ‘ceux qui fréquentent les chiens attrapent des puces’.
Ce qui se passe actuellement était prévisible de longue date : il suffit d’un grain de sable pour enrayer la machinerie la mieux huilée. Certains l’apprennent en ce moment à leurs dépens, ils se mordent les doigts, et ils se rendent maintenant compte de ce que mes parents m’ont inculqué depuis ma tendre enfance : ‘L’argent est un bon serviteur, mais un bien mauvais maître.’
Mauritius Times ePaper Friday 21 February 2025
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