“Il est impératif de démasquer les fraudeurs et, au préalable, d’adopter une nouvelle législation pour interdire de tels actes à l’avenir”
|Interview : Jack Bizlall
* ‘Nous allons assister à une mutation profonde de notre économie, qui risque de provoquer le départ des Mauriciens et un retour insidieux à une forme d’engagisme’
* ‘A Maurice, la lutte politique objective des travailleurs va connaitre un recul dramatique dans le futur. Vers quoi se dirige-t-on ? La soumission ? L’aliénation ?’
Dans les pays célébrant la Fête du Travail, dont la République de Maurice, ce jour férié est traditionnellement marqué par des événements syndicaux honorant les luttes passées pour les droits des travailleurs. Notre invité, Jack Bizlall, syndicaliste de longue date, souligne l’importance de ces commémorations pour sensibiliser les jeunes générations aux défis persistants du monde du travail. Il dénonce les pratiques contraires à l’éthique et propose des solutions visant à améliorer les conditions des travailleurs, ainsi que l’intégrité des institutions et de la classe politique.
Mauritius Times: Au lendemain de la Fête du Travail hier, quelles ont été vos observations et réflexions sur cette journée ?
Jack Bizlall : J’ai animé deux événements au Plaza hier. La matinée était consacrée à l’assemblée des délégués. Il y a également eu une manifestation ciblant le département du personnel, ainsi que l’approbation d’une pétition adressée au ministre du Travail. L’après-midi a été dédié à la commémoration des dates, des figures et des syndicats qui ont œuvré pour la cause des travailleurs, et dont certains ont maintenu une ligne d’engagement politique constante.
Il y a donc eu une association significative entre le passé, à travers la commémoration des personnes et des dates ; le présent, avec la manifestation ; et le futur, représenté par la pétition pour des changements.
Il est crucial de ne pas oublier le passé. La stèle érigée dans la cour du Plaza commémore les organisations syndicales, les dates marquantes et les syndicalistes qui ont joué un rôle essentiel dans le progrès de notre société et de notre culture.
Je vais d’ailleurs réitérer ma demande auprès de la municipalité pour obtenir l’autorisation d’installer une stèle dans un jardin public. Cette stèle commémorerait les personnes, les dates et les organisations qui ont marqué le champ politique et syndical. Une troisième publication sur l’histoire syndicale est en préparation, ainsi qu’un livre dédié à Renganaden Seeneevassen.
Il y a des souvenirs à ne pas oublier. Or, c’est malheureusement le drame de la société mauricienne : une amnésie collective. Cet oubli constant frôle presque une pathologie sociale. Nous avons pourtant publié de nombreux ouvrages sur l’histoire de la lutte syndicale à Maurice, dont « Histoire de l’Île Maurice – et une des classes comme moteur de l’histoire » et une autre publication intitulée « Notre Histoire à Nous ».
Ces textes retracent les événements marquants et rendent hommage à des figures telles que Pandit Sahadeo, le Dr Maurice Curé, Sookdeo Bissoondoyal, Guy Rozemont et Beekrumsing Ramlallah.
* On observe un affaiblissement progressif du mouvement syndical au cours des dernières décennies, notamment dans des domaines qui représentaient autrefois des bastions de contestation pour les autorités gouvernementales, à savoir le transport public, l’agriculture (en particulier dans l’industrie sucrière) et le secteur portuaire. Quels facteurs ont contribué à cette situation et à la redéfinition du rapport de forces entre le pouvoir politique, le patronat et la classe syndicale ?
Il faut comprendre deux choses.
D’abord, il y a eu beaucoup de progrès sur le plan de la législation pour renforcer les droits et les libertés des travailleurs jusqu’à la réintégration après licenciement. Par ailleurs, les négociations collectives ont fait avancer la démocratie en matière des intérêts pourtant hautement conflictuels. La conciliation et la médiation permettent de régler tant de litiges.
Ensuite, il y a seulement quelques employeurs qui résistent et ainsi l’agitation syndicale est grandement réduite sur le plan des masses, mais combien vivante sur le plan des entreprises. Il y a des secteurs qui sont affaiblis. Politiquement, l’ensemble des travailleurs ne peuvent développer un rapport de forces, car il y a trop de corporatisme syndical.
* Il est vrai que l’histoire des mouvements syndicaux est souvent intimement liée à celle des figures politiques. D’un côté, des hommes politiques ont indéniablement joué un rôle de catalyseur dans l’émergence et la reconnaissance des syndicats. D’un autre côté, il est tout aussi vrai que des décisions ou des orientations politiques ont pu fragiliser, voire affaiblir considérablement les syndicats/fédérations syndicales. Qu’est-ce que votre engagement dans le monde syndical vous a appris de cette relation complexe entre la classe politique et le mouvement syndical ?
J’ai toujours défendu l’indépendance syndicale face aux manœuvres politiques opportunistes et, surtout, contraires à la lutte des classes.
Par ailleurs, depuis 1989 et la chute du Mur de Berlin, la gauche internationale a connu un recul, se retrouvant sans repères à la suite de l’effondrement catastrophique du communisme bureaucratisé et oligarchisé.
Un syndicat est un front de lutte qui rassemble des travailleurs, qu’ils soient membres ou sympathisants de presque tous les partis politiques.
En réalité, c’est la stratégie des partis de gauche pouvoiristes qui ont affaibli la lutte politique des travailleurs et c’est l’apolitisme qui maintient cet affaiblissement jusqu’à la transformation en agences syndicales.
A Maurice, la lutte politique objective des travailleurs va connaitre un recul dramatique dans le futur. Vers quoi se dirige-t-on ? La soumission ? L’aliénation ? Il y a une absence de relève surtout avec le départ de certains pour la voie parlementaire.
* L’adoption du “Voluntary Retirement Scheme” (VRS) et le remplacement des négociations collectives par des discussions individuelles au sein de l’industrie sucrière, avec le soutien discret des autorités, ont contribué à un recul du pouvoir syndical. La mécanisation dans le secteur portuaire a eu un effet comparable. Avec, de surcroît, un nombre significatif de travailleurs étrangers dans le pays (environ 45 000, et potentiellement plus), quels sont les enjeux et les combats futurs pour les travailleurs mauriciens ?
Il y a une explication économique à ce constat : la désocialisation du travail. On a et on aura de moins en moins besoin de la force de travail. Dans plusieurs secteurs, les syndicats ont commis l’erreur de laisser les choses se détériorer et certains ont même provoqué cette chute par des menaces de grèves bidons.
L’industrie sucrière s’apprête à connaître un véritable “hold-up” orchestré par les propriétaires, à travers une réduction drastique de la production totale de sucre. Les profits considérables tirés de l’importation de sucre, des investissements dans le foncier et l’offshore, et surtout de la dévaluation constante de notre roupie, en sont les moteurs.
Fondamentalement, nous allons assister à une mutation profonde de notre économie, qui risque de provoquer le départ des Mauriciens et un retour insidieux à une forme d’engagisme.
* Par ailleurs, après plusieurs reports par les deux gouvernements successifs du MSM, les élections municipales se tiendront dimanche prochain. L’abstention, probablement plus importante qu’aux dernières élections générales, témoigne d’un manque d’intérêt pour les enjeux municipaux. Comment expliquer ce désengagement et quelles seront les répercussions sur la gestion des collectivités locales ?
Ces élections avaient été reportées en raison d’une réforme constitutionnelle des pouvoirs de nos Municipalités.
J’ai une référence particulièrement intéressante pour cette évolution : la loi régissant la gouvernance de l’Assemblée Régionale de Rodrigues : une fantastique démocratisation dans un cadre décentralisé de notre République.
Ce sont des élections cruciales pour la transition constitutionnelle de notre République.
Cela va arriver. Cela doit arriver. Les Municipalités doivent constituer le socle de notre infrastructure démocratique et institutionnelle.
J’encourage vivement les citoyens à aller voter, d’autant plus qu’avec l’âge de certains élus, un renouvellement serait souhaitable. J’ai moi-même été Conseiller et Adjoint au Maire de Beau-Bassin/Rose Hill dans les années 70. Sur une autre note, j’ai appris avec tristesse le décès de Ramduth Jaddoo qui a exercé les fonctions de Maire… Mes sincères condoléances à sa famille.
* L’autonomie accrue des collectivités locales, synonyme de moins de tutelle ministérielle, et une municipalisation élargie de l’île sont deux dossiers qui alimentent le débat public depuis des années sans aboutissement. Quelles seraient les conditions nécessaires pour faire progresser ces idées ?
Comme je vous l’ai mentionné, nous disposons d’une référence intéressante dans la structure de l’Assemblée Régionale de Rodrigues, tant pour son administration que pour son système électoral. À Rodrigues, la politique générale émane de l’Assemblée nationale, le financement est centralisé, mais la gestion des services relève de la RRA.
Rodrigues compte une population de 40 000 citoyens. Pourquoi une ville de plusieurs milliers d’habitants serait-elle moins apte à assumer sa propre destinée ? Le seul véritable enjeu réside certainement dans l’universalité des droits et, par conséquent, dans une politique qui établirait les bases d’une répartition financière équitable et d’un encadrement humain adéquat.
* Les élections villageoises et municipales des années 60 et 70 ont historiquement servi de tremplin pour l’ascension politique nationale. La centralisation du pouvoir et la prédominance des partis nationaux ont-elles modifié cette dynamique, réduisant l’ascension “par les échelons” locaux ? Si oui, quelles sont les implications pour le paysage politique actuel ?
Le paysage politique est marqué par l’émergence de nombreux partis et d’individus qui se réclament du changement et de l’alternance. Leur progression politique est notable.
Le MSM doit disparaître de la scène politique. C’est l’appel que je lance à tous les autres partis. Ganoo, Collendavelloo et Obeegadoo doivent comprendre qu’ils sont des pantins du MSM. Ils doivent rompre leur alliance avec le MSM.
La population doit comprendre que le MSM n’est pas un parti politique républicain. C’est la propriété de la famille Jugnauth. J’appelle les partisans du MSM à saisir cette occasion historique pour quitter définitivement ce parti. Trouvez-vous d’autres références politiques !
* Trop peu souvent souligné, un problème majeur de “accountability” semble exister au niveau des collectivités locales concernant la délivrance des permis pour les petits commerces et certains grands projets, notamment les projets de “propertydevelopment”. Quelles pourraient être, selon vous, les raisons de ce manque d’imputabilité et quelles solutions pourraient être envisagées pour y remédier ?
Notre société serait-elle très malade ? Elle semble parfois privilégier les scandales à une politique saine. Pourtant, nous disposons d’institutions conçues pour éradiquer toutes les formes d’abus, de malversations, de discriminations, de gaspillage, de fraude, de corruption, etc. Un exemple flagrant de l’accaparement des biens de l’État est le scandale monstrueux de l’affaire de la Clinique Medpoint.
Si nous adoptions une Nouvelle Constitution, nous pourrions instaurer un système de contrôle accru par l’Assemblée nationale sur le rapport de l’Auditeur de l’État. Renouveler les dirigeants de la Police, de l’ICAC, de la FCC… et notre société en serait transformée.
* Les affaires de criminalité financière impliquent souvent des montages complexes, des flux financiers sophistiqués et des ramifications multiples qui prennent du temps à démêler complètement. Il est tout à fait plausible que ce que nous entendons et voyons actuellement dans les enquêtes de la Financial Crimes Commission concernant la MIC et certaines institutions gouvernementales ne soit que la “pointe de l’iceberg”. Qu’en pensez-vous ?
Je le dis et le répète : c’est le gaspillage d’argent et de ressources qui est à l’origine de toutes ces fraudes.
La création de la MIC était nécessaire pour préserver l’emploi à Air Mauritius et dans d’autres secteurs. La MIC a été un outil financier – vital – pour sauvegarder notre économie durant la crise de la Covid-19.
Observez ce qu’ils ont fait de l’important volume de fonds de cette compagnie, pourtant sous la supervision de la Banque centrale, en ce qui concerne les paiements effectués.
Il est impératif de démasquer les fraudeurs et, au préalable, d’adopter une nouvelle législation pour interdire de tels actes à l’avenir.
* Que se passera-t-il en 2025 ? Qu’en pensez-vous ?
Concernant l’année 2025, je pense que les attentes sont justes, légitimes et définitivement nécessaires.
Il est impératif d’enquêter sur toutes les malversations révélées durant la campagne électorale, ainsi que celles antérieures et actuelles.
Une décision concernant le quatorzième mois de salaire devra être prise, conformément à l’engagement pris l’année dernière.
La mise en place d’une instance chargée de rédiger une nouvelle constitution est indispensable.
Il faudra également se prononcer sur la légalisation du cannabis à des fins de liberté individuelle. Notre constitution reconnaît implicitement cette liberté en ce qui concerne l’alcool et les autres drogues.
Il faudrait ne pas jouer à l’imbécile en louant Diégo Garcia aux USA à des fins militaires…
La protection de l’emploi est cruciale car les répercussions de la politique économique de Trump frapperont notre secteur industriel.
Une réévaluation de nos relations politiques et économiques avec la Chine, l’Inde et l’Europe est nécessaire, en tenant compte des trois blocs que constituent les BRICS, l’Europe et les États-Unis. Dans l’immédiat, il faut à tout prix nommer des personnes appropriées, donc compétentes, à la tête de nos institutions. Nous attendons des changements et s’ils ne viennent pas il faudra descendre dans la rue.
Mauritius Times ePaper Friday 2 May 2025
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