Comment régulariser le secteur informel de l’économie ?
|Travailleurs indépendants
Par Aditya Narayan
“Le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres.”
— Thomas Piketty
La pandémie du coronavirus a causé un ralentissement économique général dans le pays, voire un arrêt des affaires dans certains secteurs. Il en découle une perte d’emplois temporaire pour des milliers de personnes travaillant dans le secteur privé formel de l’économie. Pour ceux-là, le Gouvernement a offert la subvention d’une partie de leurs salaires afin d’amortir le choc jusqu’à la reprise économique. En revanche, les travailleurs indépendants et autres opérateurs du secteur informel se sont retrouvés dans une situation très précaire, frisant la faillite personnelle pour certains d’entre eux.
La décision du Gouvernement d’offrir une aide de Rs 5 000 par mois à certaines catégories de travailleurs indépendants vient soulager quelque peu leur détresse dans le court terme. Mais, dans le long terme, une régularisation de la situation de ces personnes est nécessaire pour qu’elles puissent avoir la même protection socio-économique que les employés du secteur formel. En effet, cette crise est une opportunité pour les autorités de mettre en place un encadrement légal en vue de donner aux travailleurs informels une place et une légitimité dans l’économie du pays.
La problématique du secteur informel est complexe et n’admet pas de solution simpliste. Il faut une approche à la fois économique, sociale et juridique pour régulariser le secteur informel dans toutes ses formes. D’abord, il faut s’entendre sur la définition de l’économie informelle et identifier tous ceux qui y exercent une activité quelconque pour les besoins de catégorisation. Ensuite, il faut dégager une méthodologie d’évaluation du secteur informel dans le Produit Intérieur Brut (PIB) et mettre en œuvre les moyens visant à l’intégrer dans l’économie.
Economie non observée
Dans le langage courant, le secteur informel est désigné sous plusieurs noms : économie souterraine, économie parallèle, travail au noir ou économie de petits boulots. Ces divers noms ne font pas justice au statut et au rôle des travailleurs informels, qui ont tous le sens de la débrouillardise et ne veulent pas vivre aux crochets de l’Etat. Pour déconstruire cette confusion terminologique, nous allons nous référer à la méthodologie utilisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a introduit le concept de l’économie non observée (ENO).
Selon le Manuel de l’OCDE sur l’estimation de l’ENO, les cinq groupes d’activités qui sont désignés collectivement comme constituant l’économie non observée sont :
(1) le secteur caché ou souterrain
Le secteur caché représente la production cachée de biens et de services découlant des activités qui ne sont pas déclarées. Il s’agit d’une sous-déclaration des revenus (ou de la production brute), ou d’une surdéclaration des coûts afin de sous-estimer les bénéfices ou, plus encore, de la non-déclaration complète, afin d’éviter :
(a) le versement de taxes sur la valeur ajoutée (TVA) ou d’autres taxes (impôt sur le revenu),
(b) le versement de contributions à la sécurité sociale (par exemple, la contribution au Plan National de Pension),
(c) le respect de certaines normes juridiques, comme le salaire minimum, le nombre maximum d’heures, les normes en matière de santé ou de sécurité, etc., et
(d) la conformité à certaines procédures administratives, comme les réponses à des questionnaires statistiques ou à d’autres formulaires administratifs.
Le secteur caché comprend la dissimulation des revenus, les activités liées à la construction et la rénovation (maçons et aides-maçons rémunérés en cash), les loyers cachés par des propriétaires d’immeubles, les pourboires non déclarés par des travailleurs dans l’hôtellerie et la restauration, et les activités souterraines liées aux exportations (par exemple, la collecte/vente de la vieille ferraille).
(2) le secteur illégal
Le secteur illégal représente la production illégale de produits et de services, c’est-à-dire la production, la vente, la distribution ou la simple possession de biens interdits par la loi (par exemple, la production et la vente de narcotiques, la contrebande du tabac et de l’alcool). Ce secteur comprend aussi les activités productives qui sont habituellement légales, mais qui deviennent illégales lorsqu’elles sont menées par des producteurs non autorisés ou ne détenant pas de permis (par exemple, la production ou la vente illégale de tabac et d’alcool).
(3) le secteur informel
Le secteur informel représente les activités de production ou de vente informelle liées à des établissements qui ne sont pas enregistrés auprès des autorités fiscales (Mauritius Revenue Authority) ou de la Sécurité sociale (Plan National de Pension). Ces entreprises sont généralement absentes des bases de sondage des organismes statistiques (Statistics Mauritius).
Ces entités comprennent les entreprises non constituées en société et non enregistrées, qui fonctionnent légalement comme des établissements informels appartenant à des travailleurs autonomes.
Les activités de production/vente informelles comprennent aussi des services de garde d’enfants à domicile, des services aux ménages privés, d’autres services de soins personnels, des ventes par les marchands ambulants et des ventes directes de produits agricoles par les planteurs.
(4) les activités entreprises par les ménages pour leur propre usage final
Cette production comprend la création de biens et de services pour son compte propre, par exemple, la production agricole d’un ménage pour son propre usage. Ces articles ne sont pas destinés à être vendus à d’autres.
Intégrer le secteur informel
Comme on le voit, le secteur informel est un sous-ensemble de l’économie non observée. En attendant qu’une stratégie à long terme soit conçue pour insérer tous les secteurs de l’économie non observée dans l’évaluation du PIB dans son intégralité, la priorité pour le Gouvernement serait de prendre en compte le secteur informel dans ses plans de développement et de croissance. Des chiffres fiables ne sont pas disponibles sur la taille de l’économie informelle à Maurice.
Selon les études faites jusqu’ici, l’économie non observée représente 5% à 15% du PIB dans les pays développés et 30% à 45% dans les pays en voie de développement ou pauvres (Friedrich Schneider, économiste). Dans le cas de Maurice, une estimation conservatrice serait de 30%. Il incombe à l’organisme statistique local (Statistics Mauritius) de mesurer l’économie informelle en utilisant des bases de sondage ou des enquêtes (similaires aux sondages/enquêtes sur l’emploi ou les dépenses des ménages) et/ou des méthodes de modélisation. Pour ce faire, il peut s’inspirer de la méthodologie de l’OCDE, laquelle est utilisée dans les pays développés.
Avant d’arriver à une évaluation du secteur informel, il faudrait au préalable identifier tous les acteurs qui y opèrent, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas inscrits au fisc (MRA) ou à la Sécurité sociale (Plan National de Pension). Cet exercice d’identification peut se faire par la collecte et l’analyse des données à partir de diverses sources, à savoir :
(a) le recensement périodique de la population avec l’accent mis sur les activités économiques (production agricole à petite échelle, services ménagers, commerces ambulants) et les métiers (maçons, coiffeurs, mécaniciens, jardiniers, tailleurs, chauffeurs, gardiens, etc.) ;
(b) la liste des licences de toutes sortes (restaurants, ateliers, construction, etc.) émises par les collectivités locales aux entrepreneurs ;
(c) la liste des permis d’opération émis par le ministère de la Pêche (pêcheurs), la Beach Authority (vendeurs sur les plages), la Tourism Authority (bateaux de plaisance), et la National Transport Authority (plaques d’immatriculation pour véhicules) aux propriétaires et exploitants ;
(d) la base de données sur la clientèle des services d’utilité publique (CWA, CEB, Telecom) ;
(e) la liste municipale des contribuables inscrits au registre de la taxe immobilière dans les villes.
Les logiciels de saisie et de traitement de données existent pour extraire des informations à partir des bases de données différentes tenues par des organismes publics, pour les analyser et les classifier dans l’ordre voulu, et pour établir des séries de propriété et de patrimoine aux fins de déterminer les niveaux de pauvreté ou de richesse. Il suffit qu’une loi soit introduite pour permettre l’échange de données entre les différentes sources sous les auspices d’un organisme central (MRA ou Statistics Mauritius) tout en veillant à ce que la confidentialité des renseignements personnels soit garantie. Des ententes d’échange d’informations entre l’organisme central et les sources de données peuvent être conclues sous l’autorité de la loi.
‘Whole-of-government approach’
L’identification des acteurs du secteur informel requiert une approche globale (whole-of-government approach) qui puisse mobiliser tous les ministères et organismes publics dans la collecte et l’échange de données en vue d’établir un registre fiable des travailleurs indépendants (ceux travaillant à leur propre compte) et des travailleurs payés au jour ou à la semaine (pour services rendus aux ménages) qui ne sont pas fichés au fisc. Notons que les professionnels comme les comptables, avocats, architectes, médecins et ingénieurs travaillant à leur compte sont exclus du secteur informel parce qu’ils sont censés déclarer leur revenu. Lorsque les bases de données communiquent entre elles ou se recoupent, il n’est pas difficile de repérer les travailleurs informels dans une situation de crise quelconque. Ayant pratiqué l’audit fiscal du secteur informel dans un pays développé, l’auteur de cet article peut affirmer que l’approche globale est efficace dans l’identification et la régularisation du travail informel.
Si les acteurs du secteur informel ont été habitués à un régime laxiste qui les dispense de toute inscription officielle et de toute obligation fiscale, ils doivent se rendre compte maintenant que leur non-visibilité sur le radar officiel comporte un risque de marginalisation sociale et de paupérisation économique accrue en temps de crise. Comme l’a si bien dit Thomas Piketty, “le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres.” Les travailleurs informels ont intérêt à s’inscrire au fisc (payer l’impôt minimal ou recevoir un crédit d’impôt) ou à la sécurité sociale (payer la cotisation au plan national de pension) pour pouvoir bénéficier de l’aide de l’Etat dans des moments d’urgence ou d’exception.
* Published in print edition on 3 April 2020
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