Combat contre les crimes financiers: Est-ce que l’impunité arrive à sa fin ?
Analyse
Par Prakash Neerohoo
Deux développements majeurs sur le plan juridique ont retenu l’attention publique la semaine dernière : (a) l’arrestation de l’ancien commissaire de police Anil Kumar Dip par la Financial Crimes Commission (FCC) sous une charge provisoire de maldonne dans l’affaire de la monnaie de récompense (« reward money ») payée aux informateurs de la police, et (b) la décision du Directeur des Poursuites Publiques (DPP) de rayer la charge provisoire de trafic de drogue contre six individus qui se disaient victimes d’un complot ourdi par des « brebis galeuses » de la police.

Ces deux développements ont une forte valeur de symbole dans le cadre de la lutte contre les crimes financiers et l’exercice de l’État de droit à Maurice. Ils sont emblématiques d’une nouvelle approche institutionnelle visant à mettre fin à des dérives dans le système administratif tout en faisant prévaloir les principes de la justice.
Pendant trop longtemps, l’impunité des suspects de crimes à col blanc, et surtout celle des forces de police accusées d’actions arbitraires contre des opposants politiques ou des citoyens osant critiquer les gouvernants tout-puissants du jour, fut érigée en politique d’État par un gouvernement autocratique empêtré dans des combines les plus louches. Le changement politique du 11 novembre 2024 exprima le ras-le-bol général d’un peuple qui en avait assez du statu quo pourri et espérait une nouvelle approche en matière de gouvernance. Malgré l’impatience populaire face au rythme du changement, force est de constater que les choses changent dans ce pays peu à peu dans deux domaines cruciaux de la démocratie : la poursuite des crimes financiers et l’administration de la justice.
Il faut sans doute relativiser la portée de certaines actions de la FCC accomplies à ce jour, vu l’ampleur des crimes financiers et du trafic de drogue. D’ailleurs, les suspects ont droit à la présomption d’innocence en attendant que le judiciaire statue sur les charges contre eux. Toutefois, de petits pas dans le sens de l’assainissement général des mœurs sont toujours salutaires.
Monnaie de récompense
L’arrestation de l’ancien commissaire de police, sous la charge de fonctionnaire utilisant sa fonction à des fins de gratification personnelle (« public official using office for gratification ») en vertu de la section 7 de la loi relative à la lutte contre la Corruption (« Prevention of Corruption Act » – POCA) pour son rôle allégué dans l’affaire de la monnaie de récompense, était attendue vu qu’il était le chef d’une police qui était en théorie comptable des agissements de ses subalternes, selon la reddition de comptes. La monnaie de récompense payée aux informateurs de la police qui donnent des tuyaux menant à des saisies de drogue est un scandale financier avec des implications très graves.
Comme indiqué dans le tableau ci-dessous, une somme de Rs 250 millions a été déboursée en quatre ans. A ce jour, l’enquête de la FCC a mené à l’inculpation provisoire de plusieurs anciens haut-gradés de la police pour cause de blanchiment d’argent sous la loi (Financial Intelligence and Anti-Money Laundering Act – FIAMLA).
L’investigation a révélé douze aspects très troublants de l’affaire, notamment :
(a) le versement de sommes considérables dans les comptes bancaires personnels de certains officiers (Rs 160 millions dans un cas) pour les besoins de paiement des récompenses aux informateurs, ce qui aurait donné lieu à un détournement de fonds au profit de tierces parties ;
(b) des dépôts et des retraits de ces comptes bancaires dépassant le montant règlementaire de Rs 500,000 par jour sous l’article 5 de la FIAMLA ;
(c) la faillite du contrôle interne au département de la police sur la validation et l’autorisation des demandes de récompense ainsi que sur les décaissements d’argent aux informateurs ;
(d) l’absence d’une liste fiable des informateurs ayant été payés ;
(e) les chevauchements de rôles entre officiers responsables dans l’administration du fonds de récompense, ce qui enfreint la règle de la séparation des fonctions ;
(f) les instructions présumées données par un haut gradé de la police dans un memo adressé à une banque (SBM) pour que des retraits quotidiens de montants élevés (Rs 1 million par jour), destinés aux informateurs, soient permis en contournant les règles bancaires ;
(g) la possibilité que des sommes destinées aux informateurs ayant quitté le pays au gré des voyages entrepris à l’étranger par de tierces parties ;
(h) le lien possible entre la monnaie de récompense et l’acquisition des avoirs (véhicules et terrains) par de tierces parties sous des prête-noms ;
(i) la surévaluation de la récompense, dans certains cas, par rapport à la valeur de la drogue saisie ;
(j) la responsabilité du ministère des Finances dans cette affaire, car cette institution fait voter les dotations budgétaires au fonds de récompense ;
(k) la non-traçabilité des bons de paiement authentiques signés par l’officier concerné au moment du déboursement des récompenses ;
(l) l’usage de la loi relative aux Secrets d’État (« Official Secrets Act ») par des suspects pour refuser de révéler l’identité des informateurs et les récompenses qui leur ont été payées, ce qui va contre tout principe de transparence.
Un procès éventuel contre l’ancien commissaire donnera sans doute lieu à un débat byzantin sur les responsabilités du chef et de ses subordonnés dans une hiérarchie fondée sur la discipline, la décentralisation des pouvoirs et le devoir de rendre compte de ses actes.
* Qui était redevable à qui dans l’exercice de ses fonctions ?
* Qui prenait les décisions en consultation avec qui ?
* Qui donnait des ordres et qui les exécutait ?
Autant de questions à éclaircir dans la chaine de commandement de la police ! Pour toute défense, l’ancien commissaire invoque une vendetta politique contre lui. Il incombera au DPP d’évaluer la justesse de cette thèse en toute indépendance en se basant sur le dossier d’enquête de la FCC.
Ampleur époustouflante
Les chiffres sur les résultats préliminaires des nombreuses enquêtes de la FCC en neuf mois sont époustouflants. À ce jour, les dossiers compilés à la FCC recèlent des délits de blanchiment pour un montant de Rs 65.7 milliards et le nombre de suspects interpellés et inculpés provisoirement s’élève à 75. En sus des avoirs saisis de l’ordre de Rs 100 millions, il y a des ordonnances de saisie (« attachments orders ») obtenues des juges siégeant en référé contre des suspects pour Rs 800 millions.
Manifestement, les trafics illicites sont une économie parallèle à Maurice où l’enrichissement ostentatoire des opérateurs au noir est indéniable. Le succès du régime AML-CFT(Anti-Money Laundering and Combatting the Financing of Terrorism) à Maurice dépendra en fin de compte de l’issue de toutes ces affaires devant une Cour de justice.
Par ailleurs, au palmarès des suspects de la FCC, figurent les noms d’anciennes personnalités de l’État, tous accusés provisoirement de blanchiment d’argent : l’ex-Premier ministre Jugnauth pour une affaire de valises bourrées de Rs 115 millions, l’ancien ministre des Finances Padayachy dans l’affaire Menlo Park, l’ancien Attorney-General Gobin inculpé dans une affaire de Rs 3 millions de pot-de-vin payé par un entrepreneur pour avoir le bail d’un terrain de l’État à Grand Bassin. C’est toute l’image de l’ancien gouvernement qui a été éclaboussée par toutes ces affaires sordides.
L’action du DPP
La décision du DPP de rayer les charges provisoires de trafic de drogue contre six individus qui furent arrêtés lors des coups d’éclat de l’ancienne unité de la police SST démontre l’indépendance de son bureau par rapport à la police. Faut-il rappeler que celle-ci avait constamment objecté à la libération sous caution de ces « suspects » en allant contre la position du DPP. A telle enseigne que l’ancien commissaire de police avait contesté devant la Cour suprême les pouvoirs de poursuite du DPP, causant ainsi une crise constitutionnelle entre les deux pôles de l’État de droit.
En rayant la charge provisoire, tout en se réservant le droit de poursuivre l’enquête dans sa quête de vérité, le DPP a conféré à l’Etat de droit une dimension qui était jusqu’ici inconnue, c’est-à-dire accepter la défense de certains « suspects » contre les chefs d’accusation de la police. Ce faisant, le DPP accrédite la thèse, du moins temporairement jusqu’à la conclusion de l’enquête, que ces suspects ont été victimes d’un complot ourdi par certains esprits sinistres.
L’action du DPP est donc une bouffée d’air frais dans l’administration de la justice à Maurice. Elle sert de contre-poids à une police qui, dans son excès de zèle, peut arrêter des gens sans des preuves probantes de leur culpabilité. Elle met un frein à toute tentative de certains officiers de suspendre la liberté des citoyens pour des motifs inavouables en attendant qu’une Cour de justice statue sur les charges provisoires. Elle prouve que la police peut parfoisse tromper.
Mauritius Times ePaper Friday 3 October 2025
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