“Quand le pouvoir se montre intolérant et répressif, les électeurs se taisent et attendent le moment de se venger”

Interview: Jean Claude de l’Estrac

* ‘Le peu d’empressement de Ramgoolam à conclure les négociations d’alliance est suspect’

* ‘Un jugement défavorable du Privy Council à Pravind Jugnauth déstabilisera profondément le MSM et le gouvernement’


L’état de notre démocratie intéresse beaucoup de citoyens et d’observateurs politiques de longue date comme Jean Claude de l’Estrac. Il se penche sur la situation politique locale, notamment le troisième renvoi des élections municipales, la popularité du gouvernement de Pravind Jugnauth, le charisme du leader du Parti Travailliste (PTr) sur un électorat plus jeune et plus généralement sur l’échiquier politique. Il s’attarde aussi sur la géopolitique de l’océan Indien et interroge les réactions de certains diplomates dans ce contexte.


Mauritius Times : Le troisième renvoi des élections municipales pour deux ans, ce qui fait que les prochaines élections pourraient se tenir au plus tard en juin 2025, est une autre indication que le leader de l’alliance gouvernementale entend se donner le temps, sauf imprévu émanant du Privy Council, de compléter son mandat et de présenter un bilan solide (avec l’augmentation de la pension de vieillesse, projets infrastructurels, etc.) afin qu’il soit beaucoup mieux armé pour affronter les prochaines législatives. La tenue d’élections anticipées parait donc improbable dans ces circonstances?

Jean Claude de l’Estrac : Ce nouveau renvoi est surtout une nouvelle confirmation de la dérive autocratique du régime. Si cela était nécessaire, le Privy Council, qui est notre ultime Cour constitutionnelle, vient de rappeler dans un cas similaire (Trinidad-et-Tobago), la portée antidémocratique du renvoi des élections au-delà des termes fixés par le loi.

C’est grave, mais ce n’est pas une première. Dans le passé, des gouvernements Parti Travailliste-PMSD, tout aussi autoritaires, avaient également renvoyé les élections municipales comme ils avaient renvoyé des législatives et aboli les élections partielles. C’est plutôt pathétique de voir ces deux mêmes partis politiques pousser aujourd’hui des cris de putois et entendre le leader du PMSD justifier le maintien des conseillers-jouisseurs à leur poste. À l’époque, tous les conseillers MMM avaient démissionné considérant que le mandat donné par les électeurs avait expiré. Autre temps, autre mœurs.

Quant à votre « imprévu » du Privy Council sur la pétition de Suren Dayal, je continue à trouver improbable une décision des Law Lords visant à déboulonner le Premier ministre de Maurice. Mais s’ils sont dans le même état d’esprit que ceux qui ont condamné récemment Trinidad et Tobago, tout est possible.

* Toutefois, si l’on se fie aux grands titres qui font la une des journaux de temps à autre concernant certaines décisions ou d’autres affaires impliquant des membres du gouvernement, on aurait l’impression que ‘the die is cast’ pour l’alliance dirigée par Pravind Jugnauth. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres pour en arriver là, non ?

Pour connaitre le ‘mood’ de l’électorat, il ne faut pas se fier uniquement aux journaux et aux réseaux sociaux. Ils donnent une vue bien partielle des vues de l’électorat. La presse écrite est aujourd’hui faiblement diffusée. Les réseaux sociaux sont plus souvent des vecteurs de la désinformation et de la propagande. Par ailleurs, l’électorat que cultive le MSM de Pravind Jugnauth est plutôt imperméable aux dénonciations des médias. Mais le rôle des médias n’est pas sans impact non plus. Si la presse écrite ne mobilise plus les grandes audiences du passé, elle reste un média d’influence dans certains milieux. Et les radios privées ont désormais un réel impact. Dans des élections qui s’annoncent incertaines, elles auront une importance décisive.

Et puis, le climat actuel me rappelle un phénomène que nous avons déjà connu. Quand le pouvoir se montre intolérant et répressif, les électeurs se recroquevillent, ils ne disent plus rien, ils se taisent et attendent le moment de se venger. Nous avons connu dans le passé ce comportement que le Campaign Manager que j’étais avait qualifié de « vote sous-marin ». Je ne serais pas étonné qu’un fort courant sous-marin soit en train de se constituer. De par sa nature, il est difficile d’en mesurer l’ampleur.

* La cherté de la vie ces temps-ci, le grand déballage concernant le trafic de drogue dans le pays, les allégations de pot-de-vin par l’octroi des ‘State Lands’ pour l’organisation, entre autres, de ‘rave parties’… On aurait cru que ça allait chauffer sur le plan politique, mais rien ne se passe. Ça se termine comme un simple « feu de paille » ayant uniquement des effets temporaires et à court terme comme on a pu le voir ces derniers mois. Quel est le pire qui puisse arriver ?

Il y a, à mon sens, deux explications à cette léthargie que vous constatez.

La première est due à la passivité, l’égoïsme, la veulerie d’une partie de l’électorat. Il est occupé à ses petites affaires, il s’accommode de la corruption à son niveau, et sauf pour une petite minorité, surtout des jeunes, il s’en contrefiche des valeurs, des vertus, de l’honneur.

Pour contrer cette descente aux enfers, il eut fallu des leaders, des hommes et des femmes politiques, capables de dire leur fait aux électeurs, capables d’éveiller les consciences, de leur montrer une autre voie, celle de l’effort, de la discipline, de l’ambition. Ce n’est pas une conférence de presse, chaque samedi matin, dans un hôtel de luxe, qui mobilisera le peuple.

* Pensez-vous qu’un jugement défavorable du Privy Council à l’égard de Pravind Jugnauth pourrait avoir une conséquence très grave pour le MSM dans l’immédiat et pour le leader lui-même ?

Il ne se fait pas de doute qu’un jugement défavorable à Pravind Jugnauth déstabilisera profondément le MSM et le gouvernement. Pour en mesurer l’ampleur, il faudra attendre de connaitre le libellé du jugement dans ce cas.

* A voir ses réactions vis-à-vis de la personne et ses révélations sur sa vie privée, ce qui semble inquiéter Pravind Jugnauth le plus, ce n’est pas les affaires qui entachent le gouvernement mais bien plus le leader du Parti Travailliste. Navin Ramgoolam jouit donc, à ses yeux, d’un important capital de sympathie et de soutien politique, et il faut l’abattre politiquement – à n’importe quel prix ?

La séquence de ces « révélations » de Pravind Jugnauth pourrait être considérée comme une forme d’orgasme premier ministériel en direct. Il faudra que Ramgoolam dise merci à Jugnauth. A le harceler ainsi, en voulant à tout prix et en toutes circonstances le diaboliser, il a effectivement suscité un courant de sympathie à l’égard du leader du Parti Travailliste.

Est-ce suffisant pour qu’il retrouve son électorat perdu ? Peut-être bien si l’on tient compte du fait que les écarts de voix entre les candidats des deux alliances aux dernières élections ne sont pas considérables dans un certain nombre de circonscriptions – 1,2,3%.

* Navin Ramgoolam a fini par se faire accepter par le leader du MMM et celui du PMSD comme candidat au poste de Premier ministre pour une durée de cinq ans dans le cadre d’une alliance PTr-MMM-PMSD – et non pas pour deux ou trois ans comme convenu au départ. Toutefois, il ne semble pas qu’il soit disposé à officialiser cette alliance PTr-MMM-PMSD de sitôt. A quel jeu joue-t-il ?

Je ne crois pas que la proposition de servir encore cinq ans au poste de Premier ministre à partir de 2024, comme offerte au septuagénaire Navin Ramgoolam, soit une idée électoralement très séduisante.

J’aurais estimé plus attractive la proposition d’un gouvernement de transition, Ramgoolam passant la main à un plus jeune leader, homme ou femme, au bout de deux ou trois ans.

Compte tenu des circonstances actuelles, Bérenger en position de numéro deux dans l’alliance et un Ramgoolam relativement âgé, le choix de l’éventuel successeur de Ramgoolam au parti Travailliste est stratégiquement capital à la fois pour les Travaillistes et pour l’alliance, si cette dernière se concrétise.

Cette alliance PTr-MMM-PMSD, si elle se concrétise, ne doit pas surestimer sa force de frappe. Le grand risque pour l’opposition aux prochaines élections, c’est la dispersion des voix. Il y aura une pléthore de partis qui vont grappiller des voix sans obtenir de majorité ni même des élus, ce qui en fin de compte arrange les affaires du MSM.

* La présence de Paul Bérenger aux côtés de Navin Ramgoolam pourrait ne pas bien passer au sein d’une bonne partie de l’électorat travailliste, tout comme celle du leader du PTr auprès des militants. Pensez-vous que l’arithmétique électorale fera l’affaire lors des prochaines élections, ou accentuera-t-elle au contraire l’abstention comme notée en 2014 – même si les circonstances sont quelque peu différentes?

Vous avez raison. On sait maintenant que les élections peuvent faire mentir les mathématiques. Est-ce que les mêmes causes produiront les mêmes effets ? C’est probable sauf que les électeurs ont une nette tendance au vote-sanction plutôt qu’au vote-adhésion. Dans ce cas, c’est le MSM de Pravind Jugnauth qui paiera le prix fort. Ce n’est pas Ramgoolam qui gagne, c’est Jugnauth qui perd.

* Qu’en est-il d’une alliance PTr-PMSD ? Les adversaires farouches des années 60 sont devenus au fil des années des “alliés naturels”, et Xavier Duval passe mieux au sein de l’électorat travailliste. Un tandem Ramgoolam-Duval a-t-il de meilleures chances qu’un trio incluant Bérenger ?

Ce scénario n’est pas à écarter. Le peu d’empressement de Ramgoolam à conclure les négociations est suspect à mes yeux…

* Par ailleurs, fait assez rare, mais intriguant toutefois : l’ambassadeur américain Henry Jardine s’est récemment déclaré préoccupé par les arrestations de quelques dirigeants politiques de l’opposition extraparlementaire. Qu’est-ce qui explique ce qui pourrait être perçu comme une ingérence dans les affaires intérieures de Maurice par l’ambassadeur américain?

Il n’y a pas que les Américains. Les chancelleries européennes sont également très préoccupées par le dépérissement de la démocratie à Maurice. De plus en plus, les Etats se donnent un droit d’ingérence, surtout lorsqu’il s’agit de défense de la démocratie et des droits humains. Ce n’est pas s’ingérer que de se dire préoccupé par des arrestations intempestives d’opposants politiques. Vous avez lu le communiqué du G7 sur la Chine…

Ce qui est autant préoccupant, c’est l’effet de toutes ces dérives sur l’état d’esprit de ces investisseurs dont nous avons tant besoin. Il ne faut pas croire que la dégringolade du pays dans tous les indices internationaux de bonne gouvernance sera sans effet sur l’économie. Jugnauth se tire des balles dans le pied.

* La démarche de l’ambassadeur américain intervient presque au moment où Washington aurait fait part de ses préoccupations, selon le quotidien britannique le Daily Mail, quant à l’avenir de sa base de Diego Garcia dans l’éventualité d’un transfert de souveraineté sur l’archipel des Chagos à Maurice. Est-ce juste une coïncidence ?

Je ne crois pas que ces faits soient liés.

Les préoccupations géostratégiques et militaires américaines par rapport à Diégo Garcia sont anciennes. Hier elles étaient motivées par la présence de l’URSS dans l’océan Indien, aujourd’hui par celles de l’arrivée de la puissante marine chinoise sur ses voies de navigation. C’est la raison pour laquelle les Américains ne bougeront pas d’un pouce de Diégo Garcia, et je reste sceptique quant à un transfert de souveraineté mauricienne sur une base américaine même si Washington est conforté par la forte influence de son allié indien sur la diplomatie mauricienne.

La thèse du Daily Mail à l’effet que « Xi Jinping has set his sights » sur Diégo Garcia est infondée. Les Chinois se sont fait une raison à Maurice ; ils savent qu’ils ne peuvent pas damer le pion aux Indiens.


Mauritius Times ePaper Friday 26 May 2023

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