“Plus de 60% de l’électorat ne soutiennent plus les partis traditionnels

Interview: Jocelyn Chan Low, Historien

Ce pourcentage ne fait que croître au vu des scandales et allégations visant le gouvernement et l’inefficacité perçue des partis de l’opposition”

* ‘Les dirigeants de l’opposition doivent se poser cette question fondamentale : Pourquoi malgré les allégations de scandales énorme., ils ne progressent pas dans l’opinion publique?’

* ‘C’est toujours hasardeux pour un leader de l’opposition de cross the floor pour rejoindre les rangs du gouvernement’

Le folklore local du 1er mai ayant pris fin, Jocelyn Chan Low – historien et observateur averti de la société mauricienne – fait une analyse de la situation en 2023. Les votants ont changé, la fuite des cerveaux fait rage, les citoyens se défoulent uniquement au moyen des outils numériques comme Facebook mais demeurent passifs. Par ailleurs, la classe des travailleurs et des militants n’est plus ce qu’elle était… De l’autre côté de la scène, la politique mauricienne, elle, est restée la même, coincée dans des rouages qui ne font pas honneur au pays, clouée et chevillée, semble-t-il… au point où les citoyens ne votent plus pour un parti mais uniquement contre le gouvernement du jour… Mais l’espoir de changement attendu s’amenuise d’une élection à l’autre ! Jocelyn Chan Low fait ressortir un problème de taille – l’absence de renouvellement politique à ce jour : pénurie d’idées, de propositions, de solutions. Souvent, les dirigeants donnent l’impression de ne pas comprendre les enjeux du futur et les jeunes se désintéressent de la chose politique. Nous lui laissons la parole.

Mauritius Times: Le MSM a-t-il, selon vous, réussi son pari lundi dernier avec son rassemblement à Vacoas à l’occasion de la célébration du 1er Mai, cela en l’absence de son challenger principal, en l’occurrence l’alliance en devenir réunissant les trois principaux partis de l’Opposition – le PTr, le MMM et le PMSD?

Jocelyn Chan Low: Si l’on croit les affirmations des dirigeants du MSM et de ses alliés, et si l’on se fie aux reportages de la MBC, remplis de ‘camera effects’ (jeu de perspectives, etc), la foule qui s’est déplacée à Vacoas était une foule ‘monstre’, évaluée à quelques 20,000 personnes. Mais la réalité est toute autre.

Déjà tout observateur politique qui se respecte aurait divisé ce chiffre par trois au minimum pour avoir une idée plus vraisemblable de la réalité. En fait, après que les clameurs se sont tues, il devient de plus en plus évident que c’était une foule plutôt moyenne. Certains journalistes, à l’instar de Sedley Assonne dans le journal Mazavaroo, avance le chiffre de quelques 5,000 personnes et conclut que le gouvernement a de quoi de s’inquiéter, compte tenu des moyens logistiques extrêmement coûteux déployés pour le rassemblement: près de 400 autobus, le briyani, l’attrait du ‘picnic’ à la plage et autres récompenses, la mobilisation des travailleurs bangladeshis, etc.

Tout cela est attesté par des reportages citoyens à travers des clips postés sur les réseaux sociaux. En outre, la composition de l’assistance était loin de refléter proportionnellement la diversité de l’électorat. Parler de grande réussite dans ces conditions relève de la communication de propagande.

* Vous ne voyez donc pas le rapport de force sur l’échiquier politique prendre une autre tournure avec cette tentative non réussie de démonstration de force en solo du MSM, ce qui aurait pu amener l’un ou l’autre parmi ces trois principaux partis de l’Opposition à revoir ses options politiques ?

C’était surtout une démonstration de force de la capacité organisationnelle et de la logistique du MSM, soutenue par des capacités financières considérables. Mais tout cela s’est soldé par un demi-échec.

Je vois mal dans ces conditions un réalignement sur l’échiquier politique. Certes, la composition sociologique de la foule a révélé la faiblesse des alliés du MSM, à l’instar du Muvman Liberater, de laPlateforme Militante et du parti de Ganoo, d’où l’appel du pied au PMSD pour une plus grande représentation symbolique des minorités au sein de l’équipe gouvernementale.

Mais c’est toujours hasardeux pour un leader de l’opposition de changer d’allégeance ou de cross the floor pour rejoindre les rangs du gouvernement, surtout que ce dernier est inévitablement la cible des attaques frontales qu’il doit mener au Parlement à travers les PNQs.

* On peut comprendre l’absence du MMM et du PMSD de ces célébrations du 1er Mai au regard de leur poids électoral présentement, mais qu’en est-il du PTr qui a fait des propositions pour des élections vraiment “free and fair” sa priorité du moment?

Depuis des lustres, les rassemblements du 1er Mai n’attirent plus la grande foule. Si l’on ajoute les foules qui se déplacent dans les différents meetings, on ne dépasse que rarement les 12,000 personnes.

La raison est simple: le 1er Mai commémore la lutte des travailleurs et quand le PTr etle MMM avaient encore de solides assises au sein de la classe syndicale et ouvrière, ils arrivaient à mobiliser un grand nombre de travailleurs par un discours autour de la lutte des classes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

De ce fait, les rassemblements ont perdu leur sens et leur intérêt. En réalité, au fil des années, il y a eu un ‘diminishing return’ sur l’investissement par rapport au nombre de partisans mobilisés – et tout cela dans le cadre d’une démonstration de force truquée et factice.

Il est aussi vrai que si l’on se réfère à l’aspect politicien de ces rassemblements, il est un fait que plus de 60% de l’électorat ne soutiennent plus les partis traditionnels – les mainstream parties du gouvernement et de l’opposition confondus. Et ce pourcentage ne fait que croître au vu des scandales et allégations visant le gouvernement et l’inefficacité perçue des partis de l’opposition qui, pour beaucoup, sont dirigés par des personnalités jugées comme des self-seekers qui ne feront pas mieux une fois au pouvoir.

Dans ce cas, comment peut-on mobiliser une foule de milliers de citoyens semblable à celle des Marches du Wakashio ou de l’affaire Kistnen ?

* On ne sait pas à ce stade si les obstacles majeurs à la concrétisation d’une alliance réunissant ces trois partis ont été aplanis, mais ce qui va compter en fin de compte aux yeux de l’électorat, c’est qu’une éventuelle alliance réunissant le PTr, le MMM et le PMSD constitue une équipe gagnante. Sauront-ils convaincre l’électorat, selon vous?

La majorité de l’électorat se trouve dans le camp de ceux qui cherchent une solution en dehors de l’offre politique actuelle, que ce soit dans les partis traditionnels parlementaires ou dans les partis extra parlementaires. Comment convaincre cette majorité ? Cela reste un enjeu majeur.

Ainsi, au-delà de la concrétisation d’une alliance, seule une politique de rupture totale au niveau des propositions, mais surtout au niveau de l’équipe dirigeante, aurait une chance de réussir.

Les dirigeants de l’opposition doivent se poser cette question fondamentale : Pourquoi malgré les allégations de scandales énormes et autre maldonnes comme l’on n’en a jamais vu dans l’Histoire de Maurice – Wakashio, assassinat de Kistnen, affaire Franklin, Black Label Stag Party, ‘raves parties’ près de Grand Bassin, scandales répétés ayant trait au ‘procurement’ pendant l’épidémie de la Covid, etc., ils ne progressent pas dans l’opinion publique bien que la côte du gouvernement diminue considérablement ? Est-ce dû à un credibilty gap (manque ou perte de crédibilité) qui s’est installé durablement et d’une manière irréversible entre les dirigeants de ces partis et la population?

* Navin Ramgoolam éprouvera donc des difficultés à vendre son alliance avec Paul Bérenger lors des prochaines législatives? Et, l’inverse serait également vrai ?

Le fait que plus de 60% de l’électorat ne se retrouvent plus dans les partis traditionnels démontre à quel point le hardcore, le noyau dur, des divers partis s’est effrité considérablement au fil des années. Nous sommes en présence d’un fait complètement nouveau et inédit dans l’Histoire politique de Maurice et il faut intégrer ce fait dans toute analyse de la situation politique du pays.

Convaincre les partisans, ceux qui restent fidèles aux divers partis, ne suffira certainement pas pour gagner les élections. Le seul moyen d’y parvenir, c’est un changement drastique au niveau des programmes, des pratiques, mais surtout au niveau de la constitution de l’équipe dirigeante de ces divers partis.

* Par ailleurs, un fait intéressant à noter, c’est le succès relatif des rassemblements des partis de Valayden et Bhadain dans le cadre de la célébration de la fête du Travail. Bruneau Laurette, absent pour le moment, sera certainement de la course s’il arrive à se démêler de ses tracasseries avec la justice. Tout ce beau monde ne pourra toutefois que faire le jeu de Pravind Jugnauth, non?

Le succès relatif des rassemblements des partis extraparlementaires procède de cette nouvelle donne : la méfiance et l’éloignement grandissant de la majorité de l’électorat des partis traditionnels. En outre, il s’agit d’un électorat qui s’est considérablement rajeuni depuis les années 1970-1990.

Mais cette aspiration à une nouvelle offre politique procède aussi d’un rejet de certaines pratiques politiques associées, à tort ou à raison, aux partis traditionnels : le manque de cohérence entre les discours et les pratiques politiques, les zig-zags opportunistes liés à une trop grande soif de pouvoir, les scandales pour certains, l’arrogance vis-à-vis du peuple, etc.

Malheureusement dans les partis extra parlementaires on retrouve un grand nombre d’anciens du système qui tentent de se recycler en ‘nouveautés’ tout en traînant derrière eux les mêmes tares ou autant de casseroles. De même certains de ces partis reproduisent dans leur fonctionnement les mêmes caractéristiques de parti personnel, non démocratique et non collectif, mais qui tourne autour d’un leader suprême et autoritaire. Personne n’est dupe – d’où leurs difficultés à décoller au-delà d’un cercle restreint.

Il est évident, cependant, que même s’il n’arrive pas à satisfaire la demande d’une nouvelle offre politique, ce que la majorité des électeurs semble souhaiter, ils vont diviser le protest vote (le vote protestataire) dirigé contre le gouvernement.

* Pravind Jugnauth ne cesse d’affirmer qu’il ira au bout de son mandat. Il dit être “très serein” par rapport à l’appel de la pétition électorale devant le Privy Council, logée par Suren Dayal, et il saura utiliser les fonds publics à des fins politiques au bon moment afin d’éviter toute censure légale. Voyez-vous d’autres raisons pour qu’il écourte son mandat?

Il n’y en a aucune. Il dispose d’une majorité confortable au parlement bien que son parti et ses alliés n’ont récolté que 37% de l’électorat. Ses alliés lui sont totalement vassalisés. On n’a qu’à voir la réaction pitoyable d’Ivan Collendavelloo face aux humiliations que son parti subit au sein de l’alliance.

Il est vrai que la situation économique risque de se détériorer avec les prédictions de plus en plus nombreuses d’une récession économique mondiale à venir, ce qui impactera inévitablement sur l’économie mauricienne. Mais je ne crois pas que le régime actuel prend cela en ligne de compte dans ses calculs politiques. Après avoir épuisé dangereusement les réserves de Maurice, cela ne m’étonnera pas qu’il fasse appel à des prêts sur le marché international dans le cas d’une crise économique et financière, quitte à endetter le pays davantage et à ruiner l’avenir des générations futures.

* Un autre fait intéressant à noter, c’est un début de débat initié par les syndicalistes qui cherchent à analyser et à comprendre l’impact des systèmes de l’IA (Intelligence Artificielle) sur le travail dans des organisations de toutes tailles. Faut-il craindre l’IA, selon vous?

En ce moment, nous assistons à une véritable révolution dans l’Histoire de l’humanité, comparable à la révolution de l’agriculture qui a eu lieu quelques millions d’années de cela ou à la révolution industrielle du 19ème siècle ou encore à l’avènement de la société de l’information, il y a quelques décennies.

Marshall Mc Luhan a écrit: ‘First we build the tools, then they build us…’ pour souligner comment la technologie façonne le destin de l’Homme. Et l’intelligence artificielle va bouleverser complètement nos sociétés, plus particulièrement le monde du travail.

Goldman Sachs estimait dans un dernier rapport que plus de 300 millions de jobs seraient impactés dans le monde par l’IA d’ici quelques années. Un grand nombre de métiers et de professions vont soit disparaître ou vont être totalement transformées. Parmi on retrouve non seulement des blue collar jobs – chauffeurs de taxi, chauffeurs de poids lourds, machinistes, store-keepers, etc., mais surtout des professions –comptables, traders, hommes de loi, économistes, management consultants, banquiers, télé agents, radiologues, etc.

La liste est tellement longue que Kai-Fu Lee, l’auteur du best seller qui traite de ces questions dans son ouvrage intitulé ‘La plus Grande Mutation de l’Histoire’ (2019) estime qu’il est préférable de se focaliser sur les métiers et professions où l’intelligence artificielle ne pourra jamais remplacer l’humain, c’est-à-dire ceux liés à la ‘compassion humaine’- travail social, aide aux personnes âgées, malades ou vulnérables, etc. Ainsi, la classe moyenne – qui est déjà en train de rétrécir dans certains pays – risque d’être davantage impactée.

Évidemment, il faut se préparer à cette déferlante de l’IA. Il faut souligner que dans le domaine de l’Intelligence artificielle, les avancées se comptent en semaines, voire en jours. Ainsi ChatGPT, l’outil révolutionnaire qui date d’à peine quelques semaines, est aujourd’hui démodé et a été remplacé par Auto GPT, plus puissant et autonome.

Il est à souligner que d’ici 2030, il est estimé que le secteur de l’IA va générer quelques 16 trillions de dollars – d’où l’investissement colossal qui se met en place dans le perfectionnement des outils malgré le fait que bien souvent ce sont des startups avec peu de capitalisation qui sont à l’origine de grandes innovations. On comprend mieux la rapidité des développements dans ce secteur.

A l’ère des grandes transformations, toute société qui rate le coche du progrès technologique est condamnée à sombrer. A Maurice, y a-t-il un awareness, une prise de conscience, des transformations en cours chez le grand public ? Ou est-ce que les conversations sur le sujet ne se déroulent que chez une petite minorité ?

Quand on pense que la grosse majorité des étudiants du tertiaire s’engouffrent précisément dans ces secteurs qui seront les plus impactés par le développement de l’IA alors qu’une bonne partie de nos jeunes travaillent dans les call centres ou dans le secteur du BPO… cela alors que des études démontrent que le Business outsourcing et offshoring seront considérablement impactés dans un futur proche, il y a de quoi frémir.

De même, il y a urgence que le secteur éducatif s’adapte à la nouvelle donne. Déjà dans certains pays, la maîtrise de Chat GPT est devenu un critère indispensable pour être embauché. Mais à Maurice, il y a toujours une fracture numérique : certains étudiants n’ont toujours pas accès à l’outil de base qui est une tablette au point de rendre caduc le online teaching (enseignement en ligne) !

Je crois que le prochain gouvernement aura à créer un ministère dédié uniquement à l’IA et à ses enjeux avec, à la tête, des personnes hautement compétentes, recrutées à Maurice ou ailleurs, afin que le pays ne soit pas à la traîne dans ce secteur en évolution constante et rapide… Il y va de la survie du pays.

* On voit aussi ces jours-ci une accélération du processus de privatisation des services sociaux surtout dans les domaines médicaux et éducatifs. Voyez-vous une désaffection graduelle de l’État à l’égard de son rôle de promoteur et de protecteur du bien-être social et à la privatisation des services sociaux les plus essentiels?

Maurice est un des rares social-democratic developmental State – État en développement social-démocrate – de l’hémisphère sud. Et c’est grâce à la persistance de l’État providence que Maurice n’a pas connu les soubresauts que d’autres pays de l’Afrique et de l’Asie ont connu après leur indépendance. C’est le « Welfare State » (Etat providence) qui est à la base de la stabilité politique et sociale de l’île Maurice pluriethnique. L’Etat providence est si ancré que ce serait suicidaire pour n’importe quel parti politique d’y toucher.

A l’opposé, la recette la plus simple pour conquérir l’électorat, c’est la promesse d’élargir l’État providence ! Cela dit, il y a des personnes, notamment de la classe moyenne, qui peuvent se payer des soins médicaux dans des cliniques privées ou l’éducation payante de leurs enfants dans des collèges et lycées privés. Tant mieux si cela désengorge les services publics.

Mais il ne faudrait surtout pas qu’il y ait une détérioration dans la qualité des prestations offertes dans les institutions publiques afin de pousser le grand public à se tourner vers le privé et enrichir quelques petits copains.

* C’est paradoxalement les « petits partis » qui militent en faveur d’un nouveau système économique – condition sine qua non pour qu’il y ait un changement dans le système éducatif, politique, électoral, démocratique, etc. Utopique, diriez-vous ?

C’est quoi l’utopie ? On se souvient encore du discours de ‘la fin de l’Histoire’, du triomphe du libéralisme et d’une globalisation heureuse dans un monde unipolaire façonné par les Etats-Unis au moment de la chute de l’URSS. Qu’en est-il aujourd’hui de ces beaux discours ?

Aujourd’hui, certains pensent que la chute de l’URSS a été une grande catastrophe géopolitique, au vu des guerres qui ont suivi dans le temps, alors que l’idée de moindre état a été battue en brèche avec l’intervention massive de l’état pour sauver le système à la suite de la crise financière de 2008 et, plus récemment, pendant la crise de la Covid-19.

Quant au monde unipolaire dominé par les Etats-Unis et l’Occident, il est en train de disparaître avec le retour de la Russie et la montée en puissance de la Chine et des BRICS. Ainsi, la seule utopie, c’est de croire que l’Histoire s’arrête et qu’un système de pensée et d’organisation sociale, économique et politique dure éternellement.


Mauritius Times ePaper Friday 5 May 2023 

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