« Le sondage DCDM – Politis constitue le meilleur 1er mai de Navin Ramgoolam »

Interview : Jean-Claude de l’Estrac

« Freedom of Information Act: “On ne peut pas être un demi-démocrate, pas plus qu’une demi-vierge »

« Tous les Premiers ministres se sont plaints du traitement que leur inflige la presse libre. Allez lire de nouveau les tirades de Bérenger, Premier ministre, contre les journalistes »

« “L’on se trompe lourdement si l’on imagine que toutes nos petites compagnies nationales de l’Indianocéanie vont pouvoir s’en sortir isolément. L’ancien modèle promu par les Etats s’épuise »

La Commission de l’océan Indien, qui œuvre pour promouvoir l’intégration régionale dans divers domaines, a organisé une conférence sur la connectivité dans l’Indianocéanie’ à Maurice cette semaine. Son Président, Jean Claude de l’Estrac, a accepté de répondre à nos questions tant sur le plan économique, environnemental que social. Il s’attarde aussi sur la bonne gouvernance et la situation politique préoccupante de Madagascar dans la région.

Mauritius Times : La ‘Conférence sur la connectivité dans l’Indianocéanie’ se tient présentement à Maurice sous l’égide de la Commission de l’océan Indien. Dans une note explicative, vous citez deux obstacles majeurs à l’émergence d’une solution durable par rapport à la connectivité aérienne régionale: la fierté nationale et les intérêts partisans des compagnies aériennes. Ce sont là deux gros morceaux, mais pensez-vous, M. de l’Estrac, que ce projet a de meilleures chances de réussite dans le contexte économique actuel ? Pourquoi ?

Jean-Claude de l’Estrac : La Commission de l’océan Indien (COI) n’a pas eu la prétention de proposer UN projet de connectivité aérienne pour la région. Plusieurs options existent, il s’agit pour l’Indianocéanie de ne pas se tromper de modèle, faute de quoi nos modestes compagnies nationales disparaîtront en se faisant « bouffer » par plus fortes qu’elles. C’est la tendance mondiale, partout dans le monde, les compagnies aériennes sont à la recherche d’un nouveau modèle. L’heure est à la consolidation, aux alliances, aux acquisitions, aux fusions.

L’on se trompe lourdement si l’on imagine que toutes nos petites compagnies nationales de l’Indianocéanie, desservant nos petits marchés, vont pouvoir s’en sortir isolément. L’ancien modèle promu par les Etats s’épuise. Les coloriages nationaux sur les avions sont devenus un symbole désuet et coûteux et n’ont aucun sens commercial et économique.

Notre rôle à la COI – en vertu de notre mandat qui est de promouvoir l’intégration régionale – est de provoquer et de faciliter le débat sur cette question cruciale. Il y va de l’évolution économique de chacun de nos pays membres, pas seulement de leur industrie touristique mais de toute l’économie et de nos ambitions d’intégration régionale.

Vous me demandez si nous avons aujourd’hui de meilleures chances d’avancer, je l’espère : ne pas avancer, c’est reculer. Les conséquences pourraient être dramatiques.

* En tant que Mauricien, qu’est-ce qui serait, à votre avis, dans l’intérêt de Maurice: la création d’une seule compagnie régionale (pour répondre aux besoins de connectivité de l’Indianocéanie) ou plutôt une compagnie aérienne régionale (en complément des transporteurs nationaux existants) ?

Je vous réponds en tant que Secrétaire général de la COI, garant de l’intérêt de l’ensemble de nos pays membres. En l’occurrence, c’est un intérêt commun.

Prenons toutes nos compagnies nationales dans la région – elles étaient cinq, une a déjà disparu, Air Comores ; toutes font face aux mêmes difficultés. Toutes sont à la recherche de solutions à leurs problèmes de rentabilité.

Les Etats membres et les compagnies nationales doivent s’assurer que les nouvelles stratégies à mettre en œuvre ne viennent à sauver des compagnies au détriment de l’intérêt global des Etats, de la région et de nos populations. Ce qui est de l’intérêt de nos pays et de nos populations, c’est un accès aérien fréquent et abordable en termes de coût. Ce qui ne le serait pas, ce sont des restrictions sur l’accès aérien, le contournement de la compétition, les ponctions continues des finances publiques.

Et puis, il importe d’être cohérent. Le concept « Iles Vanilles », projet de promotion touristique de l’ensemble de la région, n’aura de sens qu’au moment où il sera possible de voyager facilement entre nos îles et à bas prix. Voilà pourquoi, une des pistes proposées est la création d’une compagnie régionale pour assurer la desserte intra régionale en complément de la ou des compagnies assurant le service long courrier qui nous connectent au monde.

* “Can we produce breakfast for ourselves?” Cette question a été posée par un ami comme pour souligner les limites des capacités de production tant au niveau local que régional. Un tel projet a probablement de meilleures chances de réussite que la desserte aérienne. Qu’en pensez-vous?

La réponse à la question de votre ami est : Yes we can ! C’est l’autre grosse priorité de la COI : la sécurité alimentaire. Elle est techniquement plus facile à mettre en place même si ce je ne suis pas sûr qu’elle soit plus facile à réaliser politiquement. C’est toujours une question d’accès, c’est l’accès aux terres. Les terres se trouvent à Madagascar. 95% des terres arables de l’Indianocéanie se trouvent à Madagascar. Ce que les Mauriciens ne savent pas, c’est que la Grande Ile est déjà autosuffisante à plus de 80%. On ironise parfois parce que Madagascar importe, de temps en temps, quelques milliers de tonnes de riz en oubliant qu’elle produit plus de 5 millions de tonnes par an. Qu’elle produit le maïs que nous importons de l’Argentine, les grains que nous faisons venir de Chine, et j’en passe.

A la COI, nous plaçons de grands espoirs dans la sortie de crise politique. Nous continuons à œuvrer aux cotés des institutions malgaches pour la faciliter. Je suis très heureux de constater que 49 candidats — un record — se présentent au premier tour de l’élection présidentielle. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : les politiciens malgaches font confiance au système électoral, ils pensent tous avoir leur chance. Ils ont raison, je crois aussi qu’ils pourront cette fois compter sur un système juste et transparent. Tout n’est pas encore réglé, il y a encore quelques risques de déraillement, mais nous pouvons recommencer à rêver d’une Grande Ile apaisée, ouverte, démocratique. Ce sera une grande chance pour toute l’Indianocéanie.

* COI, l’IOR-ARC… Ça fait un peu désordre, à votre avis, ou y a-t-il des éléments de complémentarité qui puissent servir les intérêts de toutes les parties concernées, y compris ceux de la République de Maurice?

Pas tant que cela. La COI est sans doute plus lisible parce qu’elle est plus petite et plus circonscrite sur le plan géographique. L’IOR-ARC (l’Indian Ocean RIM Association for Regional Cooperation) est infiniment plus vaste mais les deux organisations ont, à bien des égards, des objectifs communs. Elles travaillent déjà à un rapprochement et plusieurs formules ont déjà été envisagées. Il y a, comme vous le dites, beaucoup d’éléments de complémentarité sur lesquels nous prévoyons de travailler.

* La COI avait mobilisé son Unité Techniques Risques (UTR) suite aux inondations du 30 mars dernier pour aider dans la recherche de solutions durables à cette catastrophe qui a causé la mort de 11 personnes – et dans son sillage une cacophonie sur l’échiquier politique par rapport aux responsabilités des uns et des autres. Pensez-vous qu’une enquête judiciaire serait suffisante pour établir les responsabilités ou faut-il aller plus loin?

Précision : la COI n’a pas attendu les inondations à Maurice ou ailleurs dans la région pour se mobiliser. Depuis plusieurs années, il existe au sein de l’Organisation, l’Unité Technique Risques qui travaille sur la question. Par coïncidence, au moment des inondations à Maurice, avec les conséquences très malheureuses que nous savons, nous étions en train de finaliser une étude sur toute la question de gestion des risques. C’est une étude financée par l’Agence française de développement (AFD) en trois volets : la question primordiale de la prévention, celle de la gestion de la catastrophe, et les techniques de réhabilitation post-catastrophe.

Il y a une autre dimension sur laquelle nous travaillons également, c’est la mise en place d’un mécanisme de transfert de risques pour les pays, un système d’assurance pour les Etats, cela existe ailleurs. Nous travaillons avec la Banque mondiale sur la question.

Maintenant vous me demandez si une enquête judiciaire à Maurice est suffisante pour faire la lumière sur ce qui s’est passé. Evidemment ce n’est pas au Secrétaire général de la COI de se prononcer, mais je pense qu’une large étude sur le comment et le pourquoi des choses aurait été très utile, pas seulement pour Maurice mais pour l’ensemble de la région. Il y certainement des leçons à tirer de ce drame ; nous ne savons pas encore lesquelles.

* Il n’y a pas que cette cacophonie par rapport aux récentes inondations. Il y a eu aussi de nombreuses critiques lancées contre les dirigeants politiques du pays et certaines institutions régulatrices avec l’éclatement de plusieurs affaires: les allégations d’attouchements sexuels au MITD, les opérations douteuses des sociétés d’investissements bidons, etc. Comment réagissez-vous, en tant qu’observateur de la société mauricienne face à cet enchaînement d’affaires? Estimez-vous qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la gouvernance du pays?

Je ne suis pas habilité à commenter les strictes questions de politiques intérieures des Etats membres de la COI, et je suis sûr que vous n’êtes pas en train de m’inviter à le faire. Je retiens donc que vous voulez surtout évoquer la question de la gouvernance qui, en effet, fait partie du mandat du Secrétaire général. Il est appelé par son Conseil de ministres à promouvoir dans tous nos Etats membres les principes de bonne gouvernance et de la démocratie.

Sur ce plan, je note que si Maurice n’échappe pas aux affaires – ce qui semble être le lot de beaucoup de gouvernements, et ces jours-ci l’actualité internationale regorge de ces cas, l’on ne peut que se féliciter du rôle d’une presse libre et indépendante et du fonctionnement des institutions. Mais vous avez raison, cet « enchaînement d’affaires », comme vous le dites, ne peut pas faire de bien à l’image de marque de Maurice qui a été souvent vue comme un modèle démocratique par les autres membres de la COI.

* Pour revenir à cette question concernant la responsabilité des uns et des autres dans les affaires qui éclatent plus souvent que d’habitude ces derniers temps, qu’est-ce que votre expérience acquise durant votre mandat comme ministre dans le passé vous a enseigné par rapport à la responsabilité ministérielle? Dites-nous : où commence celle du ministre et où commence celle du fonctionnaire?

Là encore, je ne peux que vous répondre que sur le principe. Encore que l’exercice de ce principe diffère selon les cultures politiques et l’éthique personnelle.

Si l’on parle de nos pays de référence, on voit bien cette différence. En Angleterre et en Inde, le ministre est tenu directement et personnellement responsable, il doit des comptes à tout moment. Mais, même en Inde, tous les ministres ne sont pas de la même trempe. Selon cette conception, le ministre est souvent amené à tirer des conséquences personnelles pour des manquements de son administration.

En France, pas toujours, mais souvent le ministre s’explique… mais devant la télévision. Quand il y a erreur personnelle, il s’en va. C’est l’affaire Cahuzac. Peut-être sommes-nous, dans la région, plus proche du concept dénoncé par Benjamin Constant : « Les ministres seront souvent dénoncés, accusés quelques fois, punis jamais. »

* Si les affaires s’enchaînent plus souvent que d’habitude ces derniers temps, il se pourrait que cela soit le reflet d’une déliquescence à différents niveaux au sein de la société mauricienne, ou que la presse serait en train de “do a better job” dans la couverture des événements et des faits?

C’est l’actualité qui a du talent…

* Navin Ramgoolam a-t-il tort, selon vous, de s’insurger contre le traitement que son gouvernement et lui-même reçoivent de certains titres de la presse écrite et parlée, ce qui, selon les Travaillistes, serait en contraste avec le “traitement complaisant” accordé à son prédécesseur au pouvoir?

Une fois encore, je n’entrerai pas sur ce terrain politique où vous voulez à tout prix m’amener. (Rires) Mais, en revanche, si je me place du point de vue de l’Histoire, je vous dirai que tous les Premiers ministres se sont plaints du traitement que leur inflige la presse libre. Allez lire de nouveau les tirades de Bérenger, Premier ministre, contre les journalistes de la presse écrite et des radios.

Il faut comprendre – une fois pour toutes – que dans une démocratie, les relations entre la presse et le pouvoir sont naturellement conflictuelles. Je relisais l’autre jour, dans le cadre du 50e anniversaire de l’express, un éditorial de Philippe Forget qui répondait aux attaques d’un Premier ministre contre l’express, Anerood Jugnauth. Forget expliquait que la presse n’est pas anti-pouvoir mais c’est le pouvoir qui est « anti-citoyen ». Il disait que les conflits entre journalistes et politiques surviennent surtout quand il y a rupture du consensus entre le pouvoir et les citoyens. C’est difficilement contestable !

* Faut-il reconnaître quand même que Navin Ramgoolam a eu le mérite de commanditer le rapport Robertson et qu’il serait souhaitable que les principales recommandations soient mises en œuvre?

Mais absolument. Moi, je n’ai pas douté un instant de la nature des recommandations que pouvait faire Robertston. Je m’étais dit en voyant sa nomination que si j’étais encore journaliste mauricien, j’aurais été à la source, j’aurais fait un recensement des écrits et des prises de position de l’avocat sur toutes les questions intéressant la presse mauricienne, et j’aurais été en mesure de produire le rapport Robertson avant l’heure… Mais il faudra attendre, un rapport n’est pas une loi.

* Avez-vous, comme le Premier ministre, des réserves sur la Freedom of Information Act, ou pensez-vous que “we should go the full hog”?

On ne peut pas être un demi-démocrate, pas plus qu’une demi-vierge…

* Nous parlions auparavant de cet enchaînement d’affaires qui ont fait la une de l’actualité ces derniers mois. Les résultats du dernier sondage DCDM – Politis – vous ont-ils surpris concernant la performance et la cote d’adhésion du PTr et de son leader?

Pas du tout ! J’ai des amis qui pourront vous confirmer que j’avais pronostiqué ce résultat quand l’express a annoncé la publication du sondage. Mais plus important que le sondage lui-même, c’est l’interprétation à en faire qui est riche en enseignements.

* Navin Ramgoolam a eu donc tort de mettre fin au “tam-tam” du 1er mai?

Le résultat de ce sondage est son meilleur 1er mai. Mais, dites-moi, si je me trompe, je n’ai pas entendu le Premier ministre rendre justice à l’indépendance de l’express…


* Published in print edition on 3 May 2013

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