« L’idée d’une alliance PTr-MMM va certainement faire son chemin, elle est déjà en chemin… »

Interview – Jean Claude de l’Estrac

‘Ramgoolam et Bérenger ne vont pas quitter l’arène à moins que les gradins ne continuent à se vider’

‘Pravind Jugnauth a réussi son pari, le MSM est désormais le premier parti du pays’


Suite à l’élection présidentielle en Mauritanie en juin 2019, le candidat du pouvoir revendique la victoire. Pourtant, environ 40% de la population ne s’est pas rendue aux urnes et l’opposition annonce avec vigueur des irrégularités dans le scrutin. Un peu plus loin géographiquement, ce sont les élections municipales : la mairie d’Istanbul revient une nouvelle fois au candidat de l’opposition. Cette victoire écrasante, dit-on, est lié au fait que le parti au pouvoir avait contesté officiellement les résultats du 31 mars 2019 et entrainé l’invalidation des résultats. Ailleurs, en Afrique du Sud, par exemple, le parti au pouvoir est élu de nouveau mais le nombre de votes en sa faveur est en baisse par rapport aux autres élections. Il semblerait que la République de Maurice suive aussi cette tendance : le vainqueur est le parti du pouvoir mais les résultats ne sont pas brillants et la contestation s’organise. Jean Claude de l’Estrac nous en parle.


Mauritius Times : 38-14-8 au final alors que les Travaillistes, et même beaucoup de politologues, croyaient qu’ils allaient remporter la victoire lors de ces élections. Le leader du PTr, lui-même, ne pouvait pas croire aux petites heures du matin vendredi dernier qu’il s’est fait battre une nouvelle fois après l’humiliante défaite de son ‘Alliance Sociale’ avec le MMM en décembre 2014. Qu’est-ce qui s’est passé, selon vous ?

Jean Claude de l’Estrac : Avec le recul, on voit plus clairement aujourd’hui, les nombreuses raisons qui expliquent cette déroute.

La première chose qui aurait dû nous alerter : c’est la décision de Navin Ramgoolam de ne pas briguer les suffrages à Pamplemousses-Triolet, la circonscription emblématique du ramgoolamisme. Nous avons traité l’affaire davantage sur le mode de la dérision alors qu’il y avait là un puissant message : si un Ramgoolam, ancien Premier ministre, estime que la circonscription de Pamplemousses-Triolet était devenue dangereuse pour lui, c’est que la bataille était perdue d’avance.

Ensuite, il y a eu la percutante campagne de l’Alliance morisien axée sur trois piliers : d’abord le bilan gouvernemental ; il est honorable, visible, incontestable. Dans ce bilan, les diverses mesures sociales – pension de vieillesse, salaire minimum, Negative Income Tax, nouvelles lois du Travail – ont incité les électeurs à vouloir conserver ces acquis et à voter pour la continuité d’autant plus que Pravind Jugnauth avait aussi promis de nouvelles avancées.

Enfin, il y a eu la bourde des derniers jours de Navin Ramgoolam, les propos maladroits critiquant un rituel hindou à Plaine Verte. Certainement, l’affaire a été surexploitée, mais il demeure qu’elle a fait d’immenses dégâts au sein de l’électorat traditionnel travailliste et a enlevé ses dernières réticences à l’égard du MSM.

C’était assez face à une alliance qui avait déployé des gros moyens sur le terrain.

* A l’initiative de change.org, 55,000 personnes ont signé une pétition pour demander l’annulation du scrutin et la tenue de nouvelles élections générales suivant l’admission de la Electoral Supervisory Commission à l’effet que 6,813 électeurs ne figurent pas sur la liste des votants et ils auraient logé des plaintes officielles. Lindsay Rivière réclame une commission d’enquête pour faire la lumière sur le cas de ces 6,813 électeurs qui n’ont pu voter. Qu’en pensez-vous ?

Je suis attristé par la capacité des Mauriciens à jeter de la boue sur eux-mêmes. Vous savez, j’ai été le Campaign Manager du MMM pendant près d’une dizaine d’élections, législatives et municipales. Plus souvent, je me suis retrouvé dans la case des perdants, mais je sais une chose : les procédures électorales mises en place par la Commission électorale sont transparentes et justes. Elles interdisent tout risque de fraude massive ; elles sont conduites sous l’œil des candidats et de leurs agents à tout moment.

Cela dit, des manquements sont possibles, surtout au moment de la compilation de la liste d’électeurs, près d’un million de personnes. La Commission reconnait ce risque, c’est la raison pour laquelle, aux lendemains du porte-à-porte annuel, elle publie une liste « provisoire » des électeurs et demande à chacun de vérifier son enregistrement. C’est là où le bât blesse : la campagne de communication de la Commission n’a pas le résultat escompté, les électeurs ne sont pas touchés ou bien sont-ils négligents.

Il faut donc trouver une autre formule. Je ne suis pas en faveur d’une Commission d’enquête qui suggère une maldonne, mais une enquête s’impose auprès du plus grand nombre possible des non-inscrits pour en connaitre les raisons et proposer des modifications au système. Dans une démocratie moderne comme Maurice, à l’heure de l’internet, il est impératif de corriger cette lacune.

Mais je veux être absolument clair : à chaque fois qu’on s’attaquera à l’intégrité de la Commission électorale, jusqu’à preuve du contraire, sur la base de mon expérience personnelle, je me lèverai pour la défendre.

Vous vous en souviendrez peut-être, c’est cette question qui a provoqué la fin de ma carrière politique. Quand je n’ai pas accepté que Ramgoolam, et par la suite Bérenger, viennent dire que les élections de 1991 étaient des élections « marday » ! J’ai payé au prix fort ma conviction.

* Mais vous avez aussi eu écho des bulletins de vote retrouvés ça et là, ou des allégations portant sur la distribution de grosses sommes d’argent un peu partout ou celle concernant l’implication d’une firme israélienne dans la campagne électorale… Ce n’est quand même pas normal tout cela, ou croyez-vous que ce n’est que de la propagande ?

Je crois que pour l’essentiel, c’est de la propagande. Vous croyez vraiment, que dans des circonscriptions de 40,000 à 50,000 électeurs, on peut « acheter » individuellement des électeurs avec de l’argent ? C’est ridicule.

Là où l’argent joue, c’est dans la bataille psychologique : le nombre de « bases », l’affichage, les gadgets, les oriflammes, les drapeaux, les voitures qui sillonnent les circonscriptions…

Sur ce terrain, l’Alliance morisien a déployé plus de moyens, le MMM était le plus pauvre, et dans certaines circonscriptions, les Travaillistes ont fait jeu égal avec le MSM.

Le seul élément qui m’a troublé, et pour lequel je n’ai pas encore eu d’explications, c’est l’allégation à l’effet qu’on aurait trouvé des bulletins entre les mains d’un agent dans la circonscription No. 1. Je crois que c’est impossible, mais il y a eu des incidents violents. Il faut des explications.

Il faudrait d’ailleurs que la Commission électorale recense toutes les allégations qui ont été formulées, y compris les plus farfelues, reprises par la presse sans inventaire, et que l’institution s’explique publiquement sur chacune.

L’intégrité de la Commission électorale est au cœur de notre système démocratique.

*Auriez-vous toutefois des inquiétudes quant à la manière dont la campagne électorale s’est déroulée ?

Aucune inquiétude, si ce n’est, comme toujours, le rôle trouble de la MBC-TV. Même s’il est vrai que la propagande de la MBC est aujourd’hui contrée en partie sur les réseaux sociaux, on doit s’inquiéter de la persistance du monopole d’Etat sur le média de communication le plus important du pays.

Chaque soir, quatre Mauriciens sur dix continuent à regarder le JT et croient « s’informer. » C’est grave ! Quand on voit la qualité des débats qui se sont déroulés sur les ondes des radios privées avec des candidats opposés, avec des observateurs indépendants, on est en droit de considérer que la chaîne de service public a manqué à ses obligations.

Par ailleurs, on peut critiquer à juste raison, la brièveté de la campagne officielle, encore que tout le monde savait depuis des lustres que les élections devaient se tenir à la fin de l’année.

* Une lutte à trois complique davantage les choses dans une bataille électorale, généralement bipolaire depuis 1976, et d’ailleurs on ne cessait d’entendre dire dans les jours précédant les élections que « la lutte parait serrée ». Les luttes serrées ne représentent-elles au fait pas un danger pour notre démocratie ?

Ce n’est pas la perspective de luttes serrées qui est en soit un danger, c’est notre système de First-Past-The-Post qui vient de montrer, une fois de plus, combien elle est injuste, combien elle est incapable de produire une représentation parlementaire en corrélation avec les suffrages des électeurs.

Il faudrait vraiment que les partis s’entendent pour reformer ce système en introduisant une dose de proportionnalité. Il faut déjà tuer cette idée aberrante qui prétend vouloir introduire une dose de représentation proportionnelle à condition qu’elle ne change pas le résultat initial. Une chose et son contraire !

* Il a suffi à l’Alliance Morisien dans le cadre de notre système électoral (FPTP) un avantage de 3,47% sur l’alliance PTr-PMSD pour remporter les élections. Les partis de l’opposition doivent aujourd’hui se dire qu’il leur faudra une alliance afin de renverser la donne. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas la première fois que cela se produit. Aux élections générales de 1987, c’est 49,8% contre 48,1%,seulement 1,7%. 28,576 voix séparent l’Alliance menée par Anerood Jugnauth et le MMM mené par Prem Nababsing. Un déplacement de 14,000 électeurs, et la victoire changeait de camp. Je vous rappelle que le MMM n’avait pas contesté ce résultat extrêmement serré.

* La performance du Parti Travailliste dans ces élections avec 33,50% de votes recueillis démontre qu’une bonne partie de son électorat lui est resté fidèle, alors qu’en ce qui concerne le MMM, c’est un deuxième recul consécutif après décembre 2017. Steven Obeegadoo avait-il parfaitement raison donc lorsqu’il disait déjà en 2018 que « le MMM va tout droit dans le mur » ?

Ce qui est certain, c’est que le MMM n’a pas retrouvé son dernier bon score de 2010 quand il se situait à 42%. Ce que nous avons vu lors des dernières élections, et que nous avons tous qualifié de « remontée », c’est au fait le retour d’un certain nombre de militants remobilisés par la décision de leur parti d’affronter seul les élections. Mais cette stratégie n’a pas entraîné ses électeurs déçus depuis plusieurs années.

On peut considérer aujourd’hui que le socle travailliste se situe autour de 30/35% de l’électorat et le MMM à 20/25%. Le MSM, dans certaines circonscriptions rurales, fait 30 à 40% des suffrages – mieux que les Travaillistes. C’est un socle : il est variable au gré des circonstances et des alliances.

* S’il faut donc sauver le MMM, mais aussi le Parti Travailliste, diriez-vous que cela doit passer par un changement au niveau du leadership, ou voyez-vous les Militants et les Travaillistes se résigner à soutenir malgré tout Paul Bérenger et Navin Ramgoolam jusqu’aux prochaines élections générales ?

Je pense que nous allons vivre deux ou trois périodes de transition avant d’aborder les prochaines élections. Dans un premier temps, les deux partis déchus vont panser leurs blessures sans créer de nouveaux remous. Ni Ramgoolam ni Bérenger ne s’apprêtent à quitter la baraque. Mais et l’un et l’autre vont se sentir fragilisés quand viendra le moment de définir la stratégie 2024. Ce n’est pas demain la veille, mais c’est déjà dans les esprits. Et la relève va s’impatienter…

* Alors que Paul Bérenger s’est dit « prêt à remettre son leadership et à doter le parti d’une nouvelle direction », Navin Ramgoolam lui a déclaré qu’il n’est pas le premier leader à avoir connu des défaites. Que décodez-vous dans ces déclarations ? L’un prépare la relève, et l’autre a bien l’intention de rester en selle ?

Ce sont deux bêtes politiques, ils ne vont pas quitter l’arène à moins que les gradins ne continuent à se vider…

* Si l’idée d’une alliance entre le PTr et le MMM fait son chemin dans les mois à venir, cela devra-t-elle passer par la relève, selon vous ?

L’idée va certainement faire son chemin, elle est déjà en chemin… La cohabitation entre les élus des deux groupes à l’Assemblée nationale, décrispée par l’absence de Navin Ramgoolam, facilitée par un Arvin Boolell consensuel, annonce, en effet, un très probable rapprochement. Elle deviendra une certitude si elle devient l’affaire de la relève. Et ce n’est pas Bérenger qui sera un obstacle à ce rapprochement, c’est son rêve de toujours.

* Pour revenir à Lindsay Rivière, il disait lors d’une émission politique que la culture politique a changé ainsi que la manière de diriger un parti et de faire une campagne électorale. Pensez-vous que les partis traditionnels comme le PTr et le MMM sont un petit peu dépassés sur ce plan-là ?

Nous n’avons aucune raison de le penser. Nous sortons d’une élection où ce sont les partis traditionnels qui sont restés largement dominants avec, en prime, la réélection de quelques dinosaures notoires. Alors ?

Et on voit bien que les partis traditionnels se sont appropriés, avec plus au moins de bonheur, les nouveaux outils de communication. Si j’avais un conseil à donner à quelques-uns des bons éléments qui ont tenté leur chance dans de nouvelles organisations politiques, ce serait de faire plutôt de l’entrisme : chercher à faire leur entrée dans des partis traditionnels et à faire valoir leurs idées.

C’est ainsi que le MMM révolutionnaire des années 70 est devenu le parti de gouvernement des années 80. Et le MMM a intérêt à s’ouvrir à eux ; il est manifeste que les voix qu’ils ont obtenus ont été soustraits surtout aux Mauves.

* Le MSM, par contre, s’est bien préparé pour ces élections, parait-il. La direction s’est donné les moyens, les cadres, la logistique mais surtout une stratégie bien réfléchie pour atteindre ses objectifs. Ses adversaires ont eu tort de sous-estimer ce parti et surtout l’équipe dirigeante, n’est-ce pas ?

Bien sûr, nous l’avons dit. Et au bout de l’exercice, le MSM possède une bien meilleure équipe gouvernementale et parlementaire. Je crois aussi qu’il est en train de se donner les moyens de brasser plus large que dans son bassin historique.

Il lui reste à se débarrasser de son image de parti clanique ; ça c’est une autre paire de manche mais il n’y a pas que l’équipe gouvernementale qui compte aux yeux de l’électorat.

* On a déjà évoqué dans le passé l’ambition de Pravind Jugnauth d’ériger le MSM comme un grand parti – tout au moins au même niveau que le Parti Travailliste – sur l’échiquier politique. Il semble avoir réussi son coup avec les élections de 2019. Qu’en est-il du long terme ?

Oui, Pravind Jugnauth a réussi son pari : le MSM est désormais le premier parti du pays. Mais, pour constituer une majorité électorale, il lui faut toujours des forces d’appoint.

Sur le long terme, personne ne peut encore s’avancer. Nous sommes à la fin d’un cycle politique. Les leaders actuels du Parti Travailliste et du MMM ne sont sans doute pas ceux qui mèneront leurs troupes à la bataille en 2024. Pravind Jugnauth est encore jeune mais le MSM aura complété deux mandats, cela fragilise.

Vos commentaires sur la composition du Conseil des ministres ? Se donne-t-il, selon vous, les moyens et l’équipe pour réaliser son programme gouvernemental ?

A première vue, oui, même si je ne comprends pas toujours le casting.


* Published in print edition on 15 November 2019

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