« L’heure de vérité arrivera tôt ou tard. Ce sera sous la présente législature »

Interview: Eric Ng Ping Cheun, économiste

« Plus l’économie va mal, plus le pouvoir politique aura tendance à succomber au populisme économique…
et plus la mal gouvernance s’étendra dans les institutions du pays »


Chaque année, le 12 mars est un jour de remémoration des tribuns qui ont œuvré pour l’indépendance du pays et de ceux qui ont fait des sacrifices pour assurer le développement socio-économique. C’est aussi un moment pour réfléchir sur les actions des patriotes, anonymes ou non, qui œuvrent pour le maintien de la paix sociale en contexte multiculturel. La classe politique évolue mais son rôle principal demeure le service à la nation. Tout est lié à la prospérité économique : le bien-être des familles, les études des enfants, la création d’emplois pour les jeunes,… Or, les spécialistes sont sceptiques : l’économie mauricienne va mal et la situation risque de s’aggraver. Eric Ng Ping Cheun nous en parle…


Mauritius Times: Ceux qui comprennent parfaitement la théorie économique appréhendent les grandes questions de politique économique et sociale, et saisissent ce que les indicateurs macroéconomiques révèlent vraiment sur l’état de notre économie. Mais si nous nous en tenons à la masse de gens de la classe ouvrière ayant reçu le salaire minimum, ainsi qu’aux retraités avec leur pension de vieillesse plus élevée, ils semblent satisfaits de leur niveau de vie nettement amélioré. C’est un fait indéniable, n’est-ce pas ?

Eric Ng: Je ne serais pas aussi affirmatif que vous sur une quelconque nette amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière et des retraités. Certes, il y a eu une hausse sensible des bas salaires et de la pension de vieillesse. Mais entre-temps, les prix des biens de consommation des ouvriers et des retraités de la classe moyenne inférieure ont aussi augmenté. Vous n’avez qu’à écouter ce que les gens disent dans la rue et à la radio. L’indice officiel des prix à la consommation ne reflète pas leur panier des biens.

D’ailleurs, la roupie s’est brusquement dépréciée, comme par enchantement, depuis les dernières élections. En l’espace de 100 jours, les principales devises étrangères se sont appréciées de 3% contre la roupie. Le cours vendeur du dollar américain a frôlé les Rs 38, celui de l’euro les Rs 42, et celui de la livre sterling les Rs 49. L’impact sur les prix à l’importation est énorme. Tous les fournisseurs à Maurice ont augmenté leurs prix, et cela se répercutera sur les prix de vente.

En somme, les hausses de prix ont grignoté les gains de revenu des ouvriers et des retraités. Il y a sans doute eu une amélioration de leur niveau de vie, mais elle n’est pas aussi nette que vous le pensez.

Maintenant, comme le reconnaît le nouveau ministre des Finances dans son Maiden Speech à l’Assemblée nationale, « il n’y a rien de gratuit ». Pour pouvoir soutenir le financement du salaire minimum et de la pension de vieillesse, il faudra que l’économie soit performante. Pour cela, la productivité de travail doit suivre la hausse salariale, et la production nationale doit croître en termes réels. Les firmes, surtout les petites et les moyennes entreprises, doivent pouvoir survivre et continuer à créer des emplois, notamment pour les jeunes et les personnes sans expérience et sans qualification. On n’a pas besoin de faire appel à la théorie économique pour comprendre cela. Le simple bon sens suffit.

* Toutefois, la question qui se pose, c’est de savoir si l’économie mauricienne disposera des ressources nécessaires ou se donnera les moyens pour être à même de financer ces mesures sociales dans les années à venir ? Qu’en pensez-vous ?

Je crains fort que ce soit non. D’un côté, le salaire minimum national, à peine introduit en décembre 2017, a été relevé de 14% après deux ans seulement. Je ne connais aucune PME qui ait pu accroître ses bénéfices du même taux dans une si courte période.

Parallèlement, le coût annuel de la pension de vieillesse augmentera de Rs 10 milliards cette année, et si le Gouvernement porte la pension mensuelle à Rs 13,500 en 2024, il lui faudra trouver encore Rs 30 milliards, tenant compte d’un plus grand nombre prévu de retraités d’ici là.

Le budget de la sécurité sociale va exploser, et dans son sillage, le déficit budgétaire et la dette publique. Celle-ci est déjà à un niveau inquiétant, comme l’a réaffirmé l’ancien gouverneur de la Banque de Maurice, Ramesh Basant Roi, dans l’express du 2 mars dernier.

De l’autre côté, l’économie mauricienne risque d’être encore moins performante durant les cinq prochaines années. La croissance économique piétinait déjà sous les 4,0%. Désormais, elle se dirige vers les 3,0%. Le Gouvernement a trouvé un bon prétexte avec le virus Covid-19 pour expliquer ce tassement de l’activité économique. Mais même s’il n’y avait pas eu cette épidémie, l’économie mauricienne se serait ralentie, car je ne vois pas ce Gouvernement populiste venir avec de véritables réformes économiques pour stimuler l’offre.

Machiavel fut le premier à dire : « Never waste the opportunity offered by a good crisis ». Le coronavirus va-t-il provoquer un sursaut de la part du Gouvernement pour donner à l’économie toute l’attention requise ? Je note que le Premier ministre a fait un appel à l’opposition pour que tout le pays soit uni derrière ce combat contre cette épidémie. Peut-être est-il conscient que l’heure est grave pour notre économie.

En tout cas, l’épidémie de Covid-19 a tout l’air de devenir une pandémie, c’est-à-dire à l’échelle mondiale. Tant qu’elle était limitée à la Chine, son impact sur l’économie mauricienne était encore gérable. Maintenant qu’elle touche nos principaux marchés d’exportation, comme la France et l’Italie, ses répercussions sur Maurice seront plus fortes.

Nos arrivées touristiques déclineront tandis que la demande extérieure de nos produits s’affaiblira. Je suis très étonné des estimations du ministre des finances qui parle d’une baisse de 0,1 à 0,3 point de pourcentage du taux de croissance.

J’anticipe une plus forte réduction, celui-ci pouvant, selon moi, descendre sous la barre de 3,0%.

* On peut comprendre que les économistes soient mal à l’aise avec certaines décisions politiques et nous rappellent l’équation entre ‘good economics’ et ‘good politics’. Cependant, les décisions politiques ne sont pas déterminées par les économistes mais par l’opinion publique, c’est-à-dire par le peuple. La majorité détermine « ce qu’il faut faire » – surtout lorsqu’il s’agit du social…

Dans son Maiden Speech à l’Assemblée nationale en octobre 2000, l’économiste Sushil Khushiram, alors ministre des services financiers, soutenait que « good economics leads to good politics ».

Je partage son point de vue. Les bonnes décisions économiques entraînent, par une meilleure croissance, un plus grand pouvoir d’achat et des créations d’emplois, un environnement politique plus convivial et plus stable. Elles ne rendent pas nécessairement les dirigeants politiques populaires. Par « good politics », on entend une bonne gouvernance politique.

A contrario, « bad economics » a pour résultats chômage et inflation. Quand la situation économique est mauvaise, un gouvernement adopte des mesures populistes précisément pour éviter d’être impopulaire.

C’est ce qu’on voit actuellement : même au début d’un nouveau mandat, le Gouvernement n’a pas l’esprit réformiste et n’ose pas prendre des actions courageuses. Tout cela finit par créer des tensions sociales car les gens se battent pour avoir leur « boutte ». Ils deviennent dépendants des politiciens pour gagner leur vie.

Evidemment, aucun gouvernement ne pourra jamais satisfaire tout le monde… Alors, c’est le règne du copinage et du népotisme. Plus l’économie va mal, plus le pouvoir politique aura tendance à succomber au populisme économique, et plus la mal gouvernance s’étendra dans les institutions du pays.

* Avez-vous des inquiétudes quant à la capacité du pays à évoluer vers une plateforme plus performante, et à enlever les blocages dans les structures institutionnelles et les orientations politiques nationales, ce qui pourrait éventuellement entraver le développement et le progrès du pays ?

Lorsqu’on regarde les nominations à la tête de nos institutions économiques, force est de constater que ce n’est pas la performance qui est le premier critère utilisé. Ce qui est pris en compte, c’est d’être un candidat battu ou de n’avoir pas eu de ticket aux dernières élections.

Il y a environ 150 organismes étatiques. La compétence ne serait peut-être pas essentielle pour la plupart de ces institutions. Mais une institution comme la banque centrale ne saurait être traitée comme une entreprise familiale. L’institut d’émission occupe une place centrale dans le développement économique du pays. Ses décisions sont cruciales et ont des répercussions, larges et profondes, immédiates et lointaines, sur toute l’économie.

On ne devient pas gouverneur d’une banque centrale à 37 ans. Il faut avoir les qualifications nécessaires et surtout suffisamment d’expérience du monde économique et bancaire pour exercer une telle fonction. Il s’avère même qu’avant d’accepter ce poste, le CEO sortant de la Financial Services Commission s’est octroyé « un billet de sortie bien encombrant », pour citer l’express dimanche du 23 février, avec la mise à l’index de notre secteur financier par la Financial Action Task Force on Money Laundering (FATF). J’espère de tout cœur que le nouveau patron de la Banque de Maurice fera ses preuves.

Un autre exemple qui saute aux yeux, c’est la Mauritius Tourism Promotion Authority (MTPA) et la Tourism Authority. Les deux personnes nommées à la présidence sont bonnes dans leur profession, mais n’ont pas un sou d’expérience dans le tourisme. Les défis sont de taille et la propagation du virus Covid-19 vient compliquer la donne. Prions que Maurice n’enregistre aucun cas confirmé de contamination.

Le comble dans tout cela, c’est le silence assourdissant des opérateurs privés. Comme l’a fait ressortir Jean Claude de l’Estrac dans Le Défi Plus du 22 février, le secteur privé aurait dû protester, mais il se montre complice de « cette forme de cannibalisation politique » érigé en « principe de gouvernement ». Il espère obtenir des avantages en retour, mais il sacrifie l’économie au profit de quelques entreprises bien connectées.

* L’inclusion de Maurice sur la liste grise de la Financial Action Task Force en raison des « déficiences de sa stratégie contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme » vous surprend-t-elle ?

Je suis assez surpris, mais en même temps cette inclusion est révélatrice des défaillances dans la coordination des régulateurs financiers du pays. Maurice légifère beaucoup en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme, mais l’application des lois laisse parfois à désirer. Peut-être que pas mal de travail est fait derrière les rideaux.

Mais dans ce monde où prévalent les crimes à col blanc, la perception fait souvent plus de dégâts que la réalité. D’où l’importance de la communication de la part des dirigeants de la Banque de Maurice et de la Financial Services Commission : ils doivent régulièrement rendre compte de ce qui se fait par rapport aux événements rapportés dans la presse. Une fusion de ces deux institutions pour créer une seule autorité monétaire comme à Singapour me paraît souhaitable, en raison des imbrications entre la banque et la finance, et du déficit de compétences locales.

D’autre part, les politiciens gagneront à rester loin des régulateurs financiers, ici encore pour éviter la mauvaise perception d’un soutien tacite à des gens ayant une réputation douteuse. Il faut espérer que le gouvernement a tiré des leçons de l’épisode Sobrinho. Si par malheur Maurice se retrouve demain sur la liste noire de la FATF, on pourra dire adieu à notre secteur offshore et à notre ambition de devenir un centre financier international de substance. Déjà le pays a fait de nombreuses concessions sur sa politique de taxation, ce qui a diminué sa compétitivité. Il n’a aucun intérêt à traîner une réputation de tolérance envers les crimes économiques.

* Nous sommes encore loin de devenir « le Tigre de l’océan Indien » – une ambition qui se faisait entendre à la fin des années 80. Outre la promesse du « deuxième miracle économique », celle de devenir le «Tigre » a été abandonnée, à cause d’autres problèmes pressants au fil des années. Diriez-vous que nous avons encore le potentiel de devenir ce « tigre », ou les circonstances ont-elles changé ?

On dit qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Nous pouvons être un « Tigre » dans un océan de misère : c’est une notion toute relative. Or, sur le continent africain, des pays émergent et rattrapent leur retard, à l’instar du Rwanda.

Maurice est encore bien lotie parmi les pays de l’Afrique sub-saharienne. Mais un tigre ne dort pas sur ses lauriers et ne travaille pas de 9 heures du matin à 4 heures de l’après-midi.

En termes de productivité au travail, rien n’a changé depuis 30 ans, et nous sommes en 2020 ! Rien d’étonnant que la croissance potentielle de notre économie, c’est-à-dire celle qui correspond au plein emploi des facteurs de production, a reculé pour passer sous les 4%.

Pour devenir ce « Tigre » dont nous rêvons les yeux ouverts, il nous faudra doubler notre taux de croissance potentielle.

Les circonstances ont évidemment changé. Maurice ne bénéficie plus d’accords préférentiels avec ses principaux partenaires commerciaux. Les exportateurs mauriciens sont maintenant en compétition avec le monde. L’économie mondiale est en pleine mutation alors que nous demeurons réfractaires à toute réforme qui bouscule notre zone de confort.

Nous persistons à croire que Maurice est un pays béni des Dieux et que, quoi qu’il arrive dans le monde, nous serons à l’abri d’une catastrophe économique.

Or, si nous avons réussi à diversifier notre économie dans le passé, il n’y a aucune garantie que nous aurons le même succès à l’avenir. Depuis dix ans d’ailleurs, aucun grand secteur économique n’a émergé, le dernier étant les technologies de l’information et de la communication.

Les Mauriciens ne pourront pas continuer à vivre dans le déni. L’heure de vérité, « the day of reckoning » comme dit l’Anglais, arrivera tôt ou tard. Ce sera sous la présente législature.

* Tigre ou non, que pensez-vous de la capacité du pays à offrir à la population, en particulier aux générations futures, des opportunités d’accéder à des emplois décents, à un logement, à un bon niveau d’éducation et à un environnement sûr pour vivre et élever une famille ?

Il convient effectivement de créer des opportunités pour accéder aux biens économiques essentiels que vous citez. Mais quel sens donnons-nous au terme « opportunités » ? C’est un environnement où les procédures sont égales pour tout le monde (non discriminatoires), et non où les résultats sont égaux. Tous les gens n’auront pas le même type d’emploi, de logement ou d’éducation, car ils ont des capacités différentes. A ce titre, les économistes sont d’accord sur les fins, mais divergent sur les moyens à utiliser pour les atteindre.

Certains pensent que, pour y arriver, il faudrait plus d’intervention de l’Etat dans l’économie. Je ne crois pas que ce soit le meilleur moyen d’accroître la capacité productive du pays afin d’offrir à la population ce dont elle a besoin. On doit plutôt encourager les gens à avoir un esprit d’initiative et d’entreprise. Il nous faut plus d’entrepreneurs et moins de bureaucrates, plus de liberté économique et moins d’étatisation. Ce sont les entreprises privées qui, dans des conditions concurrentielles, vont saisir des opportunités pour ouvrir l’accès aux biens économiques avec les moindres coûts possibles.

Vous parlez de générations futures. Je m’en soucie aussi, contrairement au Gouvernement actuel qui ne fait rien pour réformer les régimes de retraite. Sans réforme des régimes de retraite, on va tout droit vers un grave conflit intergénérationnel.

Selon les prévisions de Statistics Mauritius, le rapport actif-retraité, qui est déjà en dessous de 4, sera inférieur à 3 avant 2028. Imaginez une situation où ceux qui travaillent ont à porter un lourd fardeau fiscal pour soutenir les retraités, pendant que le chômage des jeunes de 16 à 24 ans bat son plein.

Tous les ingrédients d’une explosion sociale y sont réunis. Les jeunes vont s’en prendre à un manque criant d’équité entre les générations.

* L’éducation a fait débat ces dernières semaines dans le sillage de la publication des résultats des examens de SC. Nous n’avons pas de statistiques pouvant nous informer à propos de la performance des étudiants issus des différentes classes sociales du pays. Mais il semble que notre politique éducative, qui a été le principal catalyseur de la mobilité sociale depuis des décennies, ne parvienne plus aujourd’hui, malgré les différentes initiatives de réforme entreprises au fil des années, à résoudre les inégalités dans la société mauricienne. Qu’en pensez-vous?

Vous avez raison de souligner que derrière les inégalités se pose la question de notre politique éducative. Trop souvent on pointe du doigt le système économique. L’éducation est effectivement un catalyseur de l’ascension sociale en ce sens qu’elle ouvre des opportunités dans la vie économique.

L’ironie est que, en voulant apporter une sorte d’égalité de résultats avec la promotion automatique jusqu’au Grade 9, le système de Nine-Year Schooling accentue les inégalités de performance. Il favorise encore trois années de leçons particulières, juste après le passage à l’éducation primaire, suscitant plus de stress chez de jeunes adolescents. Auparavant, les trois premières années de l’éducation secondaire étaient exemptes de pression sur les études.

Je constate aussi un nivellement par le bas de la performance éducative. C’est une bonne chose que le gouvernement ait rétabli un minimum de 5 Credits aux examens de School Certificate pour accéder au Higher School Certificate. Il convient de valoriser les filières professionnelles et vocationnelles pour inciter les jeunes peu doués académiquement à apprendre un métier.

Aujourd’hui, de nombreux postes dans le secteur de la construction ne trouvent pas preneurs parmi les Mauriciens, alors que les chercheurs d’un emploi de bureau demeurent des chômeurs. Or le chômage est une des pires formes de l’inégalité sociale.


* Published in print edition on 6 March 2020

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