Les partis politiques et le système des familles : une confusion à déconstruire

By Avinaash I. Munohur
Politologue

Le PTr et le MMM ont été accaparés par des personnes qui ont assis leur pouvoir sur le système des familles, mais leur Histoire, leurs visées idéologiques et leurs capacités à rassembler dépassent de très loin ces personnes et ces familles

Il est facile de constater une confusion assez particulière dans l’imaginaire politique d’un nombre important de nos concitoyens. Cette confusion : celle qui assume un lien naturel entre la logique propre du parti politique et ce que le sociologue Emmanuel Todd nomme le système des familles.

Cette confusion ne découle pas seulement de la sociologie propre au terrain politique mauricien ; elle fait entièrement partie d’un très grand enjeu de pouvoir : celui de l’ouverture de l’espace politique et de l’accès égalitaire et démocratique à la sphère publique. Ainsi, ce n’est absolument pas un hasard si tout l’espace politique est aujourd’hui occupé uniquement par quelques familles et leurs proches. C’est la conséquence directe d’une rationalité, d’une anthropologie même, de notre système – lui-même fondé sur une logique très précise de la représentation de la multiculturalité mauricienne.

La pensée politique universaliste des Lumières, socle conceptuel et idéologique de la démocratie moderne, a imaginé la logique et le modus operandi de la forme-parti comme une structure mimétique de la forme-État ; le parti politique se devant en quelque sorte d’être structuré et organisé comme un petit État, afin que la conquête et l’exercice du pouvoir s’effectuent le plus naturellement possible. Il y a ainsi une certaine continuation de la logique du parti dans la logique de l’État, et vice versa. Or, nous avons à Maurice une pratique assez similaire, à l’exception que la forme-parti est elle-même souvent réduite à des systèmes familiaux.

Il est essentiel d’appréhender la dimension proprement « systémique » de ces systèmes familiaux, la notion de famille dépassant ici largement le cadre de la simple famille nucléaire. Il faudrait plutôt appréhender la notion de famille selon la compréhension que peut lui donner l’ethnologie – à la suite des études de Claude Lévi-Strauss notamment -, c’est-à-dire comme un système de parentés, de filiation, de lignages et d’alliances formant un monde social dont les différentes composantes sont mises en relation selon une logique familiale (par la filiation et/ou par des alliances, via les mariages ou les amitiés). Ces systèmes de lignage, de filiation et d’alliances forment une machinerie sociale extrêmement complexe et variée – ces variations étant, en général, dépendant des structures religieuses et/ou culturelles sur lesquelles elles se fondent. Par exemple, la fonction politique du système de caste à Maurice découle directement de ces systèmes familiaux et est entièrement fondée dans la logique de la filiation et de l’alliance.

Pour revenir à notre problématique, ceci veut tout simplement dire que les partis politiques à Maurice sont organisés à la manière d’un système familial, à travers des stratégies d’alliance, de filiation et souvent de parenté ; là où ils auraient plutôt dû s’organiser et opérer comme des systèmes associatifs dont l’objet serait la plus grande représentativité possible des différentes composantes sociales, économiques, culturelles et communautaires qui composent la Nation mauricienne.

De ce point de vue, il est extrêmement intéressant qu’un lecteur (qui a eu la gentillesse de répondre à un entretien publié dans ces mêmes pages le 3 mai dernier) défende l’idée que le MSM et le PMSD soient des partis politiques qui s’inscrivent dans une logique au Parti Travailliste et au MMM. L’argument de ce lecteur prenait appui sur le simple fait que les clans familiaux que sont les Jugnauth et les Duval avaient des héritiers qui ont déjà ou qui pourraient reprendre le leadership de « leur » parti. Ce point de vue n’est pas isolé : beaucoup de personnes ont entièrement internalisé le fait que la pérennité des partis politiques était indissociable du système familial, de l’héritage et de la transmission des parents vers les enfants. Ce point de vue témoigne vraiment d’une internalisation – dans le sens psychanalytique de ce terme – du mode de reproduction sociale du pouvoir politique à Maurice.

Il n’y a là rien d’étonnant en réalité, les discursivités et les fabulations politiques de l’après-indépendance n’ayant eu de cesse de marteler une certaine mythologie de la libération dont l’objectif était justement de produire un lien de causalité symbolique entre certaines familles et le destin du peuple mauricien. Comme nous le savons tous, la propagande est un outil puissant et Maurice n’échappe bien évidemment pas à la règle. D’ailleurs, l’un des enjeux les plus importants de la modernisation politique est la déconstruction de ces discursivités, de ces mythes et de ces fables. Il y a là tout un espace politique et idéologique à investir.

À la suite de Ranajit Guha, père fondateur des études subalternes en Inde, il est facile de constater que le rôle du système des familles dans notre système politique est l’un des nombreux débris de l’idéologie coloniale britannique, et l’objet d’un combat politique d’une très grande importance si nous souhaitons avancer vers un système plus libre, plus juste, plus méritocratique, plus démocratique, moins communal et moins corrompu.

Ce combat doit nous mener vers des réformes dont l’objet sera une modernisation en profondeur de la vie publique – ce qui implique une modernisation de l’État et de ses institutions, mais aussi une modernisation des partis politiques eux-mêmes, en les émancipant de leurs emprises familiales notamment. L’enjeu primordial de ce renouveau est de démontrer que le lien qui peut sembler naturel entre la logique des partis politiques et le système des familles n’est rien d’autre qu’une construction sociale et historique ; et que du moment qu’il s’agit d’une construction sociale et historique, elle peut être politiquement modifiée, voir même détruite.

Il y a, bien évidemment, une pragmatique réelle sur laquelle s’appuient ces pratiques. L’encadrement juridique des partis politiques à Maurice est beaucoup trop flou et se doit impérativement d’être revu afin d’en faire des organisations vraiment démocratiques et soumises à un encadrement et à des règles précises. La question de la réforme électorale est une des deux faces d’un problème dont la réforme de la forme-parti constitue l’autre face. Sans une réforme réellement démocratique des modalités de financement, d’organisation, de structuration et d’opération internes des partis politiques, nous resterons dans cette logique de la confusion des intérêts familiaux et privés avec la chose politique et publique.

Un parti politique ne peut pas être une entité assimilée au régime, même symbolique, de la propriété privée. Il ne s’agit pas, à la lettre, d’un capital familial qui puisse se transmettre de père en fils, ou de père en fille. Il y a là un détournement dangereux de la logique à laquelle doivent être soumis les appareils politiques dans une démocratie saine, détournement qui produit un accaparement de la sphère politique, de la sphère publique, et qui limite l’accès à la chose publique aux seules personnes choisies par un leader politique et/ou appartenant à la « bonne » famille ou à la bonne communauté – « communauté » compris ici dans tous les sens du terme. C’est en ce sens que les appareils politiques deviennent des systèmes familiaux, opérant comme un patriarcat tributaire. Il s’agit là d’une entrave intolérable à la démocratie et une pratique qui relève bien plus des sociétés féodales que d’une république moderne.

Or, il est entièrement possible de remédier à cette situation à travers, encore une fois, un encadrement des partis politiques. Il suffirait, par exemple, de créer un Registrar of Political Parties, tout comme il existe un Registrar of Associations, sous l’autorité indépendante de la Commission électorale ou d’un autre organe de régulation – qui doit lui aussi être indépendant et transparent. Mais nous savons tous très bien pourquoi aucun des politiciens actuels ne proposera cette réforme : ils ne se débarrasseront pas du seul moyen d’accès qu’ils ont au pouvoir.

Ne nous faisons, sur ce point, aucune illusion. C’est notre système politique, en tant qu’il opère à partir du système familial et rien d’autre, qui assure le pouvoir des héritiers politiques. Ce n’est pas leur leadership, leur charisme, leur aura, leur vision, leur projet pour notre pays, ou encore leurs compétences intellectuelles ! Ce n’est, souvent, même pas leur expérience… La seule prétention qu’ils ont au pouvoir se fonde, de facto, littéralement dans le fait d’avoir pris naissance.

Est-ce là la bonne voie pour notre pays ? Est-ce là le moyen de s’assurer que les meilleurs nous gouvernent ? Est-ce vraiment un système qui soit apte à produire la justice sociale et la promotion de l’égalité des chances pour tous, chose dont rêve légitimement une part de plus en plus importante de nos concitoyens ? Chacun se fera son opinion sur ces questions, mais lorsque l’on constate à travers plusieurs études indépendantes – certaines venant d’institutions internationales dont l’autorité ne fait aucun débat – qu’entre 40% et 45% des Mauriciens ne s’identifient à aucun des partis politiques historiques, nous sentons plus que jamais que ce système est à bout de souffle et qu’il nous mène droit dans le mur.

Or, à partir de ce constat, se met en place deux possibilités. Est-ce que d’autres forces politiques peuvent émerger en prenant appui sur des organisations émancipées du système des familles ? Seul l’avenir nous le dira. Ce qui est certain, pour l’instant, c’est que nous voyons une véritable ébullition allant dans ce sens. L’autre possibilité, sans doute la plus pragmatique, est une modernisation des partis politiques historiques – modernisation qui ferait, entre autres choses, tabula rasa des systèmes familiaux. C’est une vraie possibilité, mais qui est conditionnée par une autre question : qu’est-ce qui viendrait prendre la place de l’idéologie du système des familles au sein de ces partis ?

La réponse rapide, sans doute trop rapide, serait que l’alternative naturelle serait un retour des idées au sein des partis politiques. Pour dire les choses autrement, et pour être plus clair, l’accès au leadership d’un parti politique – si elle ne passe plus par la logique de l’héritage et de la transmission familiale – doit forcément passer par le débat des idées et des projets politiques. Il n’y a là rien de nouveau, tous les grands partis des grandes démocraties du monde opérant sur cette base. C’est d’ailleurs la fonction des primaires aux Etats-Unis et en France, ainsi que celui des factions internes aux différents partis dans le système britannique.

Pour que cette conversion puisse se faire à Maurice, au sortir sans aucun doute de longues luttes internes aux partis, il faut qu’un parti compte déjà trois fondements inamovibles sur lesquels s’appuyer :

  • (i) une idéologie progressiste capable de rassembler un ensemble indifférencié des masses ;
  • (ii) une Histoire qui dépasse la simple généalogie familiale ;
  • (iii) une base et une assise qui occupent toutes les sphères sociales, économiques, communautaires, culturelles, identitaires et religieuses qui composent la multiplicité mauricienne – celles qui en font vraiment des partis nationaux.

Or, lorsque nous faisons un tour d’horizon de l’échiquier, nous pouvons constater sans grande peine que seuls deux partis politiques réunissent ces trois ingrédients : le Parti Travailliste et le MMM. Ceci ne signifie pas que le MSM et le PMSD n’ont pas d’Histoire ou de base, mais ces dernières restent restreintes, s’inscrivant plutôt dans une certaine idée du (néo)libéralisme économique alliée à un clan familial ou à une communauté particulière.

Bien sûr, le PTr et le MMM ont également été accaparés par des personnes qui ont assis leur pouvoir sur le système des familles, mais leur Histoire, leurs visées idéologiques et leurs capacités à rassembler dépassent de très loin ces personnes et ces familles. Alors que nous sommes dans un moment où la forme-parti elle-même est appelée à être repensée, ces deux partis politiques pourraient bien partir avec une longueur d’avance dans la course à la modernisation s’ils le souhaitent vraiment.

Les bases sont là, les structures sont là, l’Histoire est là et la légitimité est là. Ils comptent également une jeunesse qui ne se limite pas aux fils et aux filles, qui questionne la vieille garde et qui œuvre déjà pour la métamorphose de ces appareils. Nous pouvons même deviner que ce n’est même qu’une question de temps avant que cette jeunesse entame le tournant de la rupture et de la modernisation.


* Published in print edition on 7 June 2019

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