« Les cartes sont actuellement entre les mains du Premier ministre. Les Mauriciens prendront bonne note de ce qu’il fera »

Interview : Dr Avinaash Munohur

Toute crise met en place des processus de destruction créatrice. Beaucoup de drames vont être vécus, et il faudra tenir bon’

‘L’état d’exception ne peut pas devenir permanent. Il y a là un immense danger’

 


Quels sont les enjeux actuels pour la démocratie à Maurice, et les défis qui nous attendent à la sortie de la crise sanitaire du Covid-19 ? Nous abordons aujourd’hui avec Dr Avinaash Munohur les questions liées à l’état d’exception, les conséquences de la crise sur la mondialisation, l’avenir du travail et la possibilité d’un New Deal économique, social et écologique pour Maurice.


Mauritius Times : Lorsque l’on écoute le Gouvernement, il semble que nous sommes entrés dans la phase de reprise et que l’urgence sanitaire a clairement laissé la place à l’urgence économique. Quelle est votre lecture, dans les grandes lignes, des enjeux actuels ?

Avinaash Munohur: Oui, ce passage entre urgence sanitaire et urgence économique semble être acté. La vitesse avec laquelle le Gouvernement a poussé le ‘Covid-19 Bill’ et le ‘Quarantine Bill’ est en une preuve. Nous savons également que le Gouvernement présentera le budget le 4 juin prochain. Ils veulent donc aller vite.

La première chose qui peut être dite est que la gestion de la crise sanitaire, qui a été approximative au début, s’est renforcée au bout de quelques jours pour devenir efficace. Les autorités ont su s’adapter rapidement, quitte à procéder par du « trial and error » comme on dit, dans une situation qui était inédite. Les ‘frontliners’ ont également été remarquables dans leur engagement et leur dévotion.

Il était extrêmement important de mobiliser toute la population, ainsi que les institutions publiques et sécuritaires, dans un effort collectif, ce qui a permis de maitriser la propagation du virus. Et cette mobilisation a porté ses fruits, ce qui est une excellente chose. Nous constatons que l’image de Maurice au niveau international s’est renforcée, ce qui est une chose essentielle pour notre avenir socio-économique. Il faut maintenant tout faire pour préserver cet acquis et stopper une seconde vague si elle surgit.

La deuxième chose c’est que maintenant que l’urgence sanitaire est officiellement maitrisée, il faut que nous nous tournions vers l’urgence socio-économique. Nous avons tous pris connaissance des prévisions du FMI pour l’économie mauricienne, et nous savons déjà que nos secteurs clés sont dans une situation extrêmement difficile.

La mise sous administration volontaire d’Air Mauritius, l’affaire des prêts impliquant plusieurs banques mauriciennes à un investisseur indien basé dans les Émirats arabes unis et le communiqué de la Commission européenne nous menaçant d’une inscription sur leur liste noire des centres financiers sont les signes que nous sommes dans une situation très volatile et qu’un nombre important de nos acquis économiques et sociaux pourraient bien être liquidés dans la tsunami économique qui s’annonce.

* L’urgence de la situation justifie-t-elle, selon vous, les amendements controversés des deux textes de loi passés la semaine dernière ?

Absolument pas ! Il était impératif pour le Gouvernement de présenter un texte de loi qui pose le cadre dans lequel les politiques publiques et les réformes pourront opérer afin que nous puissions naviguer dans les eaux troubles du monde de l’après-Covid.

Mais l’opacité et les implications de certaines mesures – notamment pour les libertés, pour nos réserves en devises et pour l’avenir du travail – ont de quoi inquiéter.

Le Premier ministre a tenté de rassurer certaines inquiétudes pendant les débats parlementaires, mais je dois vous avouer ne pas être satisfait de ses explications. Il n’a eu de cesse de faire appel au fait qu’il fallait lui faire confiance. Or, le manque de confiance dans le Gouvernement semblerait prédominer…

* Voyez-vous dans ces amendements une tendance vers l’autoritarisme, comme le soutiennent certains observateurs, ou est-ce exagéré ?

 Il serait innocent de penser que non. Par exemple, il était tout à fait normal de moderniser la ‘Quarantine Act’, qui datait de 1954, mais rien n’empêchait le Gouvernement d’y introduire des ‘safeguards’ afin de rassurer la population. Ce sont des choses comme cet oubli qui font que la défiance augmente envers nos gouvernants.

En fait, ces textes de lois actent, selon moi, le fait que nous soyons dans ce que les juristes nomment un état d’exception.

Un état d’exception signifie, en droit, une situation où le droit commun est suspendu. Il s’agit d’un outil législatif qui permet à des gouvernements d’agir dans des situations d’urgence comme des guerres, un état d’urgence sécuritaire ou, comme ce que nous vivons, un état d’urgence sanitaire. Elle implique une suspension temporaire de certains droits et de certaines libertés afin de permettre à l’appareil d’État de mobiliser toute son énergie vers l’objectif d’un retour à la normale.

Mais l’état d’exception est justement cela : une exception, c’est-à-dire qu’il relève de situations exceptionnelles, et qu’il ne peut pas devenir la règle en temps normal. L’état d’exception ne peut pas devenir permanent. Il y a là un immense danger.

Plusieurs études très sérieuses en sciences politiques ont démontré comment certains régimes démocratiques basculaient peu à peu vers des régimes autoritaires, et parfois même vers des régimes totalitaires de par l’utilisation d’instruments de l’état d’exception. Cette possibilité est inscrite dans la nature même de l’état d’exception, et c’est là qu’il y a une certaine ambiguïté dans certains des amendements proposés et dans la communication du Gouvernement.

Ce dernier aurait tout intérêt à dissiper le doute le plus rapidement possible sur ces inquiétudes, surtout que le recul socio-économique qui s’annonce nous fera entrer dans une phase d’instabilité sociale. Si nous rajoutons à cela une crise de confiance et une perception d’un abus gratuit de l’autorité, les choses pourraient rapidement devenir extrêmement volatiles.

 * Nous le savons depuis le début que nous ferons face à une situation exceptionnelle. « à situation exceptionnelle, solutions exceptionnelles », donc ?

Absolument ! Mais il ne faut pas comprendre cette notion de la solution ou de la réponse exceptionnelle comme se limitant à l’application de l’état d’exception. Il y a là aussi un immense danger. La réponse à la conjoncture présente doit relever des propositions à formuler en matière de politiques publiques, de sécurité civile, de protection sociale et de vision économique.

Je m’explique… Notre pays est l’un des plus ouverts sur les phénomènes de la mondialisation : c’est aujourd’hui un fait économique, culturel et social. Il suffit de voir à quel point les piliers de notre économie dépendent des flux de la mondialisation – flux en marchandises, en personnes et en capitaux – pour savoir que nous serons touchés de plein fouet par la crise mondiale.

D’ailleurs, qu’est-ce qui caractérise le Covid-19 par rapport aux autres pandémies ? C’est justement la vitesse avec laquelle cette dernière s’est propagée et a causé un arrêt de l’économie mondiale, ce qui témoigne du fait que nous sommes dans la première pandémie mondiale qui est directement liée à la vitesse de la circulation et des échanges de l’économie mondialisée.

Pour faire simple, le virus peut voyager de la Chine aux Etats-Unis en quelques heures, ce qui était impensable il y a encore quelques décennies. D’ailleurs, nous savons bien que nous sommes dans une ère de la mondialisation où la circulation des individus, des marchandises et des capitaux est devenue prioritaire sur la production elle-même.

Pour dire les choses autrement, un grand nombre de marchandises sont produites en Chine, en Inde et dans des pays qui ont assis leur économie sur la capacité de mettre leur vaste population au service de la production mondiale. Ces marchandises sont ensuite acheminées dans toutes les régions du monde où elles ne sont plus produites.

Il y a vraiment une division mondiale entre les pays qui produisent des marchandises, des objets de consommation, et des pays dont l’économie repose plus sur les services, le développement technologique et les savoirs. D’ailleurs, ces derniers caractérisent plus les pays post-industriels.

C’est en quelque sorte la situation de Maurice. Notre économie a depuis longtemps basculé de l’industrie sucrière vers les services. Le secteur financier, le secteur du tourisme ou encore celui de l’immobilier de luxe relève beaucoup plus d’une logique de services que de celle de l’industrialisation massive afin de produire des objets pour les exporter.

Nous sommes dans la catégorie des pays qui importent plus qu’ils n’exportent pour cette même raison. Nous avons fait des choix stratégiques qui nous ont positionnés comme un pays dispensateur de services haut de gamme, ce qui a permis l’essor du tourisme et des services financiers.

Mais ceci signifie également que nous serons directement touchés par le recul de la circulation. Ne nous faisons aucune illusion sur ce point : le Covid-19 va produire un immense recul de la circulation dans le monde puisque c’est exactement la circulation qui a été impliquée dans la propagation du virus.

D’ailleurs, il suffit de voir la manière dont l’industrie de l’aviation civile prévoit déjà un changement de modèle économique pour se rendre compte que ce sont les outils de la circulation qui seront les plus touchés. Par conséquent, notre dépendance à ces outils nous met dans une position de faiblesse inquiétante.

* Le Gouvernement fera-t-il le choix de l’ultralibéralisme au détriment du travail, ou bien allons-nous vers quelque chose d’autre, selon vous ?

Oui, je crois que c’est l’avenir même de l’État social mauricien qui se joue ici. Est-ce que nous allons prendre la direction d’une liquidation des acquis sociaux au nom d’outils relevant de la logique de l’ultralibéralisme ?

Cette solution semble se dessiner dans les amendements aux lois du travail, par exemple. Même si le Premier ministre a annoncé qu’il s’agissait de mesures temporaires, nous voyons bien son raisonnement : il veut donner tous les outils possibles et imaginables aux entreprises afin qu’elles puissent se maintenir dans la crise.

D’ailleurs, il a affirmé aux représentants syndicaux que la relance de l’économie était sa grande priorité quand ces derniers l’ont rencontré. Nous ne savons pas encore si cela relève d’une stratégie plus large de réinvention, de réorientation et de modernisation de certains secteurs de l’activité. Il faudra attendre le budget pour en savoir plus.

Ou bien est-ce que les formes, les institutions et la nature même de l’État social mauricien peuvent évoluer vers un progrès socio-économique mieux partagé et plus égalitaire ? Je crois que nous sommes précisément dans cette question lorsque l’on parle du ‘Covid-19 Bill’.

Et je répète ce que je vous ai dit : les signes ne sont pas bons pour des acquis qui ont été conquis au fur et à mesure de luttes coloniales et postcoloniales.

L’avenir du travail à Maurice me semble sombre à l’heure où nous parlons, alors qu’il pourrait être très optimiste.

* Mais il me semble qu’il y a comme une contradiction dans ce que vous dites. D’un côté, vous dites que les conséquences socio-économiques du Covid-19 sur notre pays seront désastreuses et, de l’autre, que l’avenir du travail pourrait être radieux…

Toute crise met en place des processus de destruction créatrice. Ce terme, inventé par le grand économiste Joseph Schumpeter renvoie à une certaine logique de la construction économique où, d’un côté, il y a destruction – destruction du travail, du capital, des entreprises, etc., mais de l’autre côté, il y a possibilité de mobiliser ce qui a été détruit afin de les déployer vers d’autres objectifs socio-économiques.

Ce processus est d’une violence extrême, et je ne veux absolument pas minimiser l’impact de l’explosion du chômage sur des dizaines de milliers de familles à Maurice. Beaucoup de drames vont être vécus, et il faudra tenir bon, il faudra faire preuve de solidarité et de patriotisme.

Mais cette situation est aussi porteuse de potentiels. Si le Gouvernement sait saisir les opportunités qui se présentent à lui, et s’il prend les décisions qui s’imposent, alors je suis convaincu que nous pourrons émerger de cette crise avec une force retrouvée.

Mais il faudra que nous soyons solides, que nous sachions mobiliser nos savoirs et notre inventivité vers des objectifs précisément définis.

* Quels pourraient être ces objectifs ?

L’avenir du travail est une question essentielle aujourd’hui. Le ministre des finances a déjà annoncé que le chômage grimperait rapidement pour atteindre le seuil des 100,000 personnes, ce qui est énorme. J’ai également vu que le groupe Swan était très inquiet du fait que ces chômeurs pourraient s’inscrire dans la durée, ce qui témoigne du fait que la Swan n’est pas très optimiste quant à la reprise de l’activité économique.

Une telle explosion du chômage force le Gouvernement à une action pour amortir la casse en quelque sorte. Cette action se doit, selon moi, d’être double ; il faut mettre en place des mesures d’amortissement de la précarité et de la pauvreté, et des politiques qui permettront rapidement un redéploiement de cette force de travail vers de l’activité.

La première action implique une intervention efficace de l’État social. La deuxième action implique, elle, de repenser les secteurs de l’activité et de proposer un ‘New Deal’ économique, social et écologique pour Maurice.

Je vous donne un exemple très simple. Il me semble que les hôteliers mauriciens ont vite compris que nous pouvions retourner la situation actuelle en notre faveur. Le développement d’un label « Safe Tourism », qui prend appui sur les résultats positifs obtenus dans le fait d’avoir rapidement pu contrôler la propagation du virus.

Ils veulent maintenant jouer sur le fait que Maurice pourrait être une destination refuge, ou du moins sur le fait que nous ayons acquis des capacités de contrôle sanitaire qui nous permettent de renforcer la sécurité des touristes qui viennent à Maurice – tout en renforçant la sécurité des Mauriciens, bien entendu.

Il faudrait maintenant que le Gouvernement puisse améliorer ses stratégies et ses protocoles de sécurité civile. L’investissement dans la formation de services urgentistes modernes, dans des dispositifs permettant aux ambulances, aux pompiers, à la police et aux ‘frontliners’ d’avoir une meilleure assise territoriale sont des choses essentielles. Il y a là tout un domaine de formation à des métiers qui n’existent pas encore tout à fait à Maurice qui peut s’ouvrir.

Mais il faut aller plus loin… Le secteur touristique doit également, selon moi, développer un label écologique. Les technologies dans le domaine des énergies renouvelables ont fait un bond énorme en avant ces dernières années, et nous avons deux ressources naturelles majeures qui vont dans ce sens : le soleil et l’océan.

La conversion énergétique des hôtels, l’application de principes liés à l’économie durable et circulaire – notamment à travers la valorisation des produits locaux, de la pêche artisanale éco-responsable, la conservation des côtes et des littoraux, la valorisation des métiers de bouche et de l’artisanat – sont des arguments extrêmement importants pour l’avenir du tourisme mauricien.

L’agriculture vivrière bio – avec le développement de l’aquaponie ou encore des fermes high-tech verticales -, le développement océanique durable, celui des bioproduits pharmaceutiques et biochimiques, ou encore celui des minéraux marins sont des axes porteurs de nombreux emplois et ceux-ci pourraient devenir des secteurs majeurs de l’activité.

Bien, sûr, pour revenir à la question du travail, cette transformation économique requiert une réserve de travailleurs qui puissent être formés à ces nouveaux métiers. Hors, cette réserve de travailleurs, le Gouvernement a déjà annoncé qu’il allait l’avoir en affirmant que nous aurons bientôt 100,000 chômeurs à Maurice.

Il faut absolument régler le problème identifié par l’audit indépendant du TEC sur l’Université de Maurice de 2018 et qui avait diagnostiqué une disjonction entre les offres de formation et le marché de l’emploi à Maurice.

Il est ainsi impératif de mettre en place une concertation nationale entre le Gouvernement, les acteurs du secteur privé et les syndicats afin de développer un ‘masterplan’ pour le pays, ce que j’ose appeler un ‘New Deal’ économique, social et écologique.

La réorientation des industries doit se faire parallèlement au développement des offres de formation qui serviront les besoins de ces industries en nouveaux métiers, ainsi que l’approfondissement et la modernisation de l’État social.

Il y aura de la destruction socio-économique, c’est un fait, mais nous devons mettre en place les politiques facilitant la création socio-économique parallèlement à ces destructions.

* Ce qui sous-entend des investissements et des endettements massifs… est-ce que ce serait sage dans le contexte actuel d’envisager cela ?

L’endettement n’est pas forcément quelque chose de négatif. Il faut bien évidemment le maîtriser et le contrôler, cela va de soit. Ce qui est négatif dans l’endettement, c’est le fait de s’endetter pour investir et acheter des choses qui n’ont aucune utilité socio-économique. Par exemple, une question doit être posée au Gouvernement : est-ce que l’endettement produit par le Metro Express a aidé à résoudre le problème de congestion et a fait baisser le coût total du transport à Maurice. Est-ce que la phase deux est justifiée au vu de la redéfinition de nos priorités nationales ?

Nous savons déjà que le prochain budget fera la part belle à des plans de soutien, donc au moyen de l’endettement public. Encore une fois, nous devons attendre pour voir si le Gouvernement y déploiera une proposition orientée vers l’avenir ou s’il restera cantonné à des solutions simples et sans ambition pour boucher les trous.

En tout cas, l’endettement peut être positif s’il va dans le sens d’investissements en technologies, en techniques et dans des dispositifs qui permettent la transformation de notre pays, et aussi le renforcement de notre modèle de développement qui s’est historiquement appuyé sur le développement de l’entreprise, d’un côté, et sur un État social fort, de l’autre.

Ce modèle doit être conservé, mais il doit être modernisé afin que notre pays puisse saisir les opportunités actuelles pour entrer pleinement dans le 21e siècle.

Et, il faut le dire haut et fort, les cartes sont actuellement entre les mains du Premier ministre, ses prochaines décisions décideront de l’avenir de notre pays. Et j’ai bien l’impression que les Mauriciens prendront bonne note de ce qu’il fera.


* Published in print edition on 19 May 2020

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