« Le ML et Ivan Collendavelloo ne pèsent plus grand-chose

Interview : Jocelyn Chan Low – Historien

que ce soit en termes de députés ou de soutien électoral »

Pots-de-vin accordés à ‘l’administration mauricienne’ : ‘Quand ? Et à qui ?
Seule une enquête indépendante le déterminera’


Dans le monde entier, plusieurs groupes de citoyens réclament le renforcement de la lutte contre la corruption. Si tout le monde est concerné, les parlementaires ont aussi le devoir de se battre pour assurer la mise en place et l’implémentation de la bonne gouvernance. Jocelyn Chan Low, historien et observateur politique de longue date, explique l’importance du renforcement des mécanismes d’imputabilité et de transparence dans le monde contemporain. La survie économique de la République est en jeu.


Mauritius Times : Le budget 2020-2021, venant dans le sillage de la Covid-19 Act, a suscité d’autres controverses avec ses propositions concernant l’impôt progressif, le recours aux fonds de la Banque de Maurice pour financer la relance par le biais de la Mauritius Investment Company, la réforme du système de pension avec l’abolition du NPF, les permis de résidence qui seront accordés aux expatriés et leur accès à l’immobilier, etc. Voyez-vous le Gouvernement réussir son pari de relancer l’économie dans les circonstances actuelles avec de telles mesures ?

Jocelyn Chan Low : D’abord, il faut souligner la dimension exceptionnelle de la situation présente. Si l’on se réfère aux prévisions du FMI en ce qu’il s’agit de la croissance et du chômage, c’est presque identique à la situation de 1983. En outre, Maurice étant une économie ouverte, qui a grandement bénéficié de la mondialisation, la relance dépendra en majeure partie de la reprise économique internationale. Mais il n’y a aucune visibilité à ce niveau.

Prenez le secteur du tourisme. Qui peut prédire actuellement la manière dont le tourisme va évoluer au niveau international, surtout que l’épidémie de la Covid-19 est loin d’être dernière nous ? L’OMS met en garde contre une nouvelle vague de contamination. Il ne faut oublier l’épidémie de grippe espagnole à la fin de la Première Guerre mondiale qui se déclina en plusieurs vagues successives. Beaucoup dépendra de la disponibilité d’un vaccin contre le virus. Mais nous sommes là dans l’inconnu.

En ce qu’il s’agit des mesures prises par le Gouvernement, évidemment il était nécessaire que l’état emprunte massivement et laisse filer le déficit afin de limiter la « casse sociale ». A mon avis, l’investissement massif dans la construction est un bon choix car, au moins, il y a une certaine visibilité car tout cela se fait au niveau local. Quant à la ponction sur les grosses compagnies et les gros salaires, on ne peut pas parler de solidarité et refuser d’ouvrir le portefeuille… Mais au sujet de la réforme du système de pension, il fallait des négociations avec les syndicats.

Quant aux permis de résidence accordés aux expatriés, le niveau des investissements requis nous parait définitivement trop peu élevé. Gare à une réaction anti-étrangers des mauriciens. L’attractivité de Maurice est en grande partie due au sens de l’hospitalité des Mauriciens mais si les jeunes professionnels mauriciens se sentent lésés par l’arrivée massive d’expatriés, il est quasi certain que tout cela changera.

* Les choses se compliquent sur le plan économique : après la décision de l’Union européenne de placer Maurice sur la liste noire des centres financiers, voilà la Zambie qui a annoncé mardi dernier la fin de son accord de non-double imposition fiscale entre nos deux pays. Tout cela se passe dans un contexte de crise économique mondiale qui, selon la plupart des experts, risque de s’aggraver dans les jours à venir. Voyez-vous des jours difficiles devant nous sur le plan social ?

Evidemment, le pire est devant nous. Par exemple, le secteur touristique prendra sans doute plus d’une année pour se relever. Cela étant dit, non seulement le secteur était déjà en difficulté bien avant la pandémie mais les prévisions pour le long terme ne sont guère reluisantes. Si l’on se fie aux prévisions du National Climate Change Adaptation Policy Framework de 2013 préparé par le Dr Andrea Basi et financé par le gouvernement japonais à travers le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), d’ici 2050 une grande partie de nos plages et de nos lagons seront complètement bouleversés.

Il y est précisé que les vulnérabilités de Maurice au changement climatique comprennent, entre autres, les zones côtières et le tourisme qui y dépend grandement : le niveau de la mer ira en augmentant et cela affectera les plus belles plages, à travers l’intensification de l’érosion côtière, causant la disparition de certaines d’entre elles. Il serait judicieux de songer déjà à un plan de sortie de ce modèle qui, si l’on se fie aux prédictions de scientifiques sérieux, est compromis dans le long terme.

Après le tourisme, les prévisions paraissent aussi sombres pour Maurice en tant que centre financier international. Déjà l’abrogation du traité de non double imposition avec l’Inde avait amené une remise en question de la durabilité et de la fiabilité de ce secteur économique. Mais l’African strategy, disait-on à l’époque, constituait une bouée de sauvetage. Mais voilà que la Zambie et le Sénégal remettent en question des traités fiscaux établis alors que le Rwanda se positionne déjà comme le prochain centre financier international de l’Afrique.

On oublie que nous évoluons dans un monde impitoyable, extrêmement compétitif. Et que des pays africains sont extrêmement dynamiques. Or, nous avons péché par excès de confiance. Et le Gouvernement a trop tardé à réagir avec des mesures adéquates en termes de législation et de création d’institutions solides capables de prévenir les fraudes. La médiocrité n’est plus de mise, et nous l’avons appris à nos dépens.

* Au-delà des revers subis par le pays avec la décision de l’UE de placer Maurice sur la liste noire des centres financiers, c’est maintenant au tour de la Banque africaine de développement (BAD) de pointer du doigt l’administration mauricienne par rapport à l’attribution du contrat d’installation de moteurs à la station électrique de Saint Louis à Burmeister & Wain Scandinavian Contractor. Il parait qu’il y a là suffisamment d’ingrédients pour semer le doute sur la bonne gouvernance à Maurice, non ?

Le scandale est à plusieurs niveaux.

D’abord les pots-de-vin accordés à ‘l’administration mauricienne.’ Quand ? Et à qui ? Seule une enquête indépendante le déterminera.

A ce niveau il est à souhaiter que la BWSC et les autorités danoises collaborent pleinement avec les institutions mauriciennes. Il reste que le silence sur cette affaire, qui a été révélée à la direction du CEB en février 2019, est quand même assourdissant et intriguant. S’il n’y avait pas eu le communiqué de la BAD, le public n’aurait rien su ! Et le public peut légitimement s’interroger sur la manière dont d’autres contrats ont été alloués.

Le drame, c’est qu’il y a une institution anti-corruption payée des fonds publics mais qui est loin de faire l’unanimité, notamment en raison de la manière dont le directeur est choisi. Tout cela nuit à la bonne gouvernance et à la réputation de Maurice, et peut provoquer à la longue un divorce total entre les élites et le citoyen mauricien moyen. Comment justifier l’expulsion brutale des squatters, surtout les genuine cases, en plein confinement alors que les puissants se remplissent les poches à travers un système de corruption bien rodé ?

Faut-il rappeler que depuis l’indépendance tous les gouvernements ont été éclaboussés d’une façon ou d’une autre par des allégations de fraude et de corruption ? Le problème est systémique, et il faudrait renforcer les pouvoirs du parlement comme chien de garde de la bonne gouvernance et des dépenses publiques. Pour cela, il faudrait aussi que les parlementaires ne soient pas restreints à leur fonction de députés…

* On se posait la question, quelques semaines de cela, si la fraude et la corruption constitueront le talon d’Achille de l’actuel Gouvernement, mais dans l’immédiat il y a le problème d’embarras politique que pose l’affaire St Louis pour le Premier ministre. Il n’a pas encore dit son dernier mot, semble-t-il ?

Les allégations de corruption ont émergé rapidement durant ce mandat de Pravind Jugnauth mais, comme je le disais plus tôt : aucun gouvernement depuis l’indépendance n’en a été épargné. Mais souvent le Premier ministre arrivait à s’en sortir en poussant ceux sur lesquels le public avait de forts soupçons à ‘démissionner’. Mais tout est aussi une question de rapports de force.

Dans ce cas précis, le ML et son leader ne pèsent plus grand-chose, que ce soit en termes de députés ou de soutien électoral. L’arrivée d’autres anciens du MMM, certes en ordre dispersé, a considérablement réduit sa marge de manœuvre et son utilité pour le MSM. Déjà, il y avait des rumeurs qui circulaient quant à un éventuel ditching du VPM, mais Pravind Jugnauth ne semblait pas pressé et jouait la carte ‘légaliste’. J’apprends à l’instant que le PM a révoqué Ivan Collendavelloo, mais on ne connaît pas à ce stade les détails par rapport à cette révocation. Mais le ML apparait définitivement aujourd’hui comme un ‘has been’.

* En ce qui concerne l’ICAC et son ‘track record’ en matière d’enquêtes dans des affaires impliquant des membres ou des proches du gouvernement, la pression va s’accentuer dans les jours à venir par rapport à l’affaire St Louis. Ivan Collendavelloo a été révoqué, mais que va donner l’enquête, selon vous ?

Evidemment, l’opposition et une grande partie de l’opinion publique sont très remontées en ce moment surtout quand on connait la faible crédibilité de l’ICAC. En outre, des copies de ce fameux rapport existent à la BAD, à la BSWG, peut-être aux mains des autorités danoises. On peut donc s’attendre à des révélations à n’importe quel moment…

Par ailleurs, l’opposition parlementaire et même extra-parlementaire semblent parler d’une même voix sur le sujet. En même temps, il est aussi vrai qu’à Maurice un ‘scandale’ en chasse un autre…

Cela étant dit, diverses oppositions ont donné rendez-vous au grand public pour des manifestations de rue dans les jours à venir. On verra si un grand nombre de mauriciens auront le courage de manifester physiquement leur indignation face au gouvernement sur plusieurs sujets en venant grossir les rangs des manifestants…

* Ailleurs dans le monde, en Europe comme aux Etats-Unis, les manifestations déclenchées après la mort de l’Américain noir George Floyd, asphyxié par un policier blanc fin mai, et au nom du mouvement ‘Black Lives Matter’ se sont succédé et des centaines de milliers de personnes ont défilé lors de rassemblements largement pacifiques. Or, il n’y a eu aucune résonance de ce mouvement à Maurice malgré l’Histoire de notre pays marquée par l’esclavage et celui de l’engagisme. Cela vous a-t-il surpris ?

Oui et non. D’un côté, le racisme est bien présent à Maurice tout comme les brutalités policières que nous avons pu constater pendant le confinement. Des policier/gardes chiourmes ont été arrêtés dans le cadre des enquêtes que l’on connait.

A un moment donné, on a vu émerger sur les réseaux sociaux le hashtag ‘Creole Lives Matter’ surtout en réaction à l’expulsion brutale des squatters et à des décès suspects en prison. Cependant, le mouvement a été d’une extrême timidité. Et, à ma connaissance, il n’y a pas eu un mouvement de solidarité aux manifestations de ‘Black Lives Matter’ et aussi en hommage à Georges Floyd, à part quelques « posts » sur Facebook.

En même temps, cette timidité en dit long sur le chemin parcouru depuis l’émergence du discours du malaise créole dans les années 90. On ne peut nier qu’il y a eu un gros travail de réparation mémorielle qui a été effectué depuis, à l’instar de la proclamation du 1er février et du 2 novembre comme jours fériés. L’Aapravasi Ghat et le Morne ont été érigés au statut de patrimoine mondial de l’UNESCO ; l’esclavage et l’engagisme sont enseignés à l’école tout comme le Kreol ; une Commission Justice et Vérité a vu le jour et a soumis son rapport ; un Musée international de l’esclavage est en voie d’être mis sur pied, etc.

Mais il est vrai que le sentiment d’être victime de discrimination est très présent dans le groupe qui se dit « descendants d’esclaves ». Nous l’avons constaté à travers des enquêtes de terrain dans le cadre d’un projet sur l’histoire orale des descendants d’esclaves pour la Truth and Justice Commission. Mais c’est surtout l’état qui est mis en cause par les personnes interrogées et non le gros secteur privé ou autres barons sucriers. D’ailleurs, si l’on étudie de très près les cibles des émeutiers pendant les émeutes Kaya, c’étaient les symboles de l’état qui avaient été visés et non les symboles du gros capital.

Finalement, quand on examine les associations dites ‘créoles’, on voit un plus grand engagement des prêtres du diocèse qu’auparavant. Ce qui explique sans doute la stratégie d’éviter des confrontations directes avec qui que ce soit.

* Notez-vous une certaine complaisance à Maurice vis-à-vis des anciens colonisateurs et de leurs collaborateurs sur le sol ?

C’est la configuration ethno-politique de Maurice qui a contribué grandement à cela. à l’époque où la notion de lutte des classes dominait le discours politique, l’esclavage et l’engagisme étaient perçus à juste titre comme tributaire d’un ordre économique et social qu’on voulait détruire.

Puis, dans les années 80, nous sommes passés à ce qu’on pourrait appeler l’identity politics et on a carrément mis de côté toute référence au système capitaliste, au gros capital qui s’est constitué sur l’esclavage et l’engagisme dans les analyses, à part évidemment les analyses provenant de la gauche radicale.

* Le mouvement ‘Black Lives Matter’ a rouvert le débat autour des monuments liés à l’esclavage, dont plusieurs ont été mis à terre ou vandalisés aux Etats-Unis. Même la statue de Roosevelt devant le Muséum américain d’histoire naturelle et dont la composition est considérée comme “raciste” par le musée et la ville a été enlevée lundi dernier. JB David avait mené campagne pour l’enlèvement de la statue d’Adrien d’Epinay au jardin de la Compagnie, et on pointe du doigt ces jours-ci Mahé de Labourdonnais. Faut-il ou non déboulonner ces statues ?

Feu James Burty David était un grand intellectuel qui avait un très grand sens de l’Histoire et il nous avait grandement soutenus à l’époque où nous avions organisé, en 1998, le colloque international ‘Mémoire et Vécu d’hier et d’aujourd’hui. L’esclavage et ses séquelles à l’île Maurice’. Mais le débat autour du déboulonnement ou non des statues de figures controversées de l’histoire coloniale est très complexe.

D’un côté, il y a ceux qui postulent, comme le Professeur Prosper Eve, universitaire réunionnais qui a beaucoup travaillé sur l’esclavage, qu’il faut surtout replacer ces personnalités dans le contexte de leur époque, où l’esclavage était un fait banal dans la plupart des sociétés coloniales, tout en ajoutant qu’on ne saurait résumer leur œuvre à la seule dimension pro- esclavagiste.

Prenons l’exemple de Mahé de Labourdonnais. Il est vrai qu’il a participé à la traite négrière et a réorganisé la maréchaussée en une milice redoutable contre les marrons. Une répression féroce va s’abattre sur ces derniers. On assiste ainsi à la capture et à l’exécution de Sans Souci, un chef d’esclaves marron malgache. Mais c’est aussi Mahé de Labourdonnais qui va sauver la colonisation de l’île de France de l’échec…

Quant à Adrien D’Epinay, certes, il a été le fer de lance de la lutte contre l’abolition de l’esclavage à Maurice mais il a aussi contribué à ré-introduire la liberté de la presse dans la colonie – il est connu pour avoir contré la campagne de l’Anti-slavery reporter – et l’introduction de la constitution de 1831 qui, il est vrai, augmentait l’influence des colons dans la gestion des affaires de la colonie. Mais c’était malgré tout des avancées politiques.

Cela étant dit, on comprend aussi les arguments de ceux qui rechignent de trouver dans l’espace public des statues glorifiant des hommes au passé controversé, surtout que la présence même de ces statues semble occulter leurs méfaits passés.

La solution serait, outre un travail de conscientisation sur les faits de l’Histoire, de multiplier dans l’espace public les références, à travers des statues ou des noms de lieux, dédiées aux grandes figures de la lutte anti esclavagiste ou contre l’engagisme.

* Tout ce mouvement est en train de se produire à un moment où l’on parle de plus en plus du début du démantèlement de l’hégémonie culturelle européenne, de la déracialisation de l’Histoire, de l’ère post-coloniale… Quelle analyse faites-vous de ce qui est en train de prendre forme de par le monde ?

Il est incontestable que nous sommes à un tournant de l’histoire économique, politique et culturelle du monde. Un nombre de plus en plus grandissant d’historiens reconnaissent aujourd’hui que l’hégémonie européenne s’est construite autour de ‘weak empires’ sur une période de pas moins de 200 ans. Mais durant cette période, L’Europe a érigé ses valeurs et sa culture comme un dogme universaliste. Aujourd’hui, on commence à comprendre, par exemple, le rôle prépondérant de l’Asie, de la Chine en particulier, dans l’économie-monde jusqu’au 19ème siècle de même que son rayonnement culturel et intellectuel.

Au niveau géopolitique, il est évident que les Etats-Unis ne peuvent plus aspirer à être les seuls maîtres du monde et l’Afrique, grâce à ses ressources naturelles et à son dynamisme démographique, est à juste titre considérée comme le continent du futur.

En outre, la pandémie de la Covid-19 a fait exploser, une nouvelle fois, le mythe de la supériorité européenne. On s’attendait à des bouleversements politiques, géopolitiques et économiques. Mais la mort de Georges Floyd dans les circonstances que l’on sait a été le catalyseur d’un mouvement socioculturel très profond, ce qui nous amène effectivement vers un monde véritablement post-colonial.

Le temps des discours et des narrations mettant le ‘white european at the centre of the stage’ est révolu. Il y a effectivement un retour à la provincialisation de l’Europe avec les conséquences culturelles qui en découlent.

Aux peuples trop longtemps opprimés économiquement, politiquement et culturellement, Bob Marley chantait ‘We are coming in from the Cold.’ Ce temps est enfin arrivé.


* Published in print edition on 26 June 2020

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