“La descente va continuer, les dysfonctionnements vont perdurer…

puisque le parti au pouvoir semble avoir compris qu’il n’y a aucune barrière sur sa route et qu’il ne craint même pas un soulèvement populaire”

Interview: Kris Valaydon

* ‘Il est nécessaire que l’opposition – si elle veut vraiment apporter un changement dans le pays – revisite sa stratégie’

* Saint-Brandon: ‘Utiliser une majorité parlementaire pour annuler une décision de justice est une vivante indication de la déchéance politique’


Kris Valaydon, juriste et observateur politique, ancien ‘Assistant Clerk’ de l’Assemblée nationale, haut cadre du système des Nations Unies, analyse la situation politique à Maurice et nous livre ses impressions avec un certain franc-parler. Il est diplômé en sciences économiques. Il a complété une Maîtrise de droit et un Diplôme d’Études Approfondies (DEA) en Études Politiques à l’Université d’Aix-Marseille. Il a continué ses études pour parachever une thèse sur la démographie. Selon Kris Valaydon, ‘la descente va continuer, les dysfonctionnements que l’on a vus ces dernières années vont perdurer… puisque le parti au pouvoir semble avoir compris qu’il n’y a aucune barrière sur sa route et qu’il ne craint même pas un soulèvement populaire contre son règne !’


Mauritius Times : On ne connait pas les tenants et aboutissants derrière la démarche du gouvernement, comme annoncée par l’Attorney General Maneesh Gobin, en vue d’engager les procédures légales pour reprendre la main sur l’archipel de Saint-Brandon, mais tout cela ainsi que le ‘timing’ semblent suspects. Y a-t-il, selon vous, des intérêts financiers/commerciaux en jeu ou des intérêts qui dépasseraient nos frontières?

Kris Valaydon: Quelques remarques à ce propos.

Tout d’abord quelques remarques préliminaires associées à la manière dont l’annonce sur le bail de Saint-Brandon est faite. On ne sait pas si c’est un exercice de ‘management of public opinion’ qui est amorcé afin de détourner l’attention du public sur les vrais problèmes, sur les vrais défis auxquels le pays fait face.

Puis il y a cette insistance, dans la confusion, lorsque le ministre dit qu’il ne parle pas en son nom mais que c’est une décision du gouvernement. Mais, ensuite, il rajoute ce qu’il pense comme citoyen. Tout cela paraît décousu et sème un doute : est-ce que cette décision a été prise par le Conseil des ministres ou bien par une ou deux personnes seulement au gouvernement ? Cela étant dit, on n’a jamais vu passer une décision du Cabinet à ce sujet.

La troisième observation qu’on peut faire concerne effectivement le ‘timing’ de l’annonce de la décision. L’on se demande comment cette décision qui n’a jamais figuré dans le programme gouvernemental intervient à la fin de la troisième année de son mandat.

Quatrième point. L’absence de plus d’informations sur une décision aussi importante donne lieu à des spéculations quant aux intentions réelles du gouvernement. Cette opacité ouvre la voie à des rumeurs, des allégations, des accusations qui jouent manifestement en sa défaveur. Ce qui est perceptible, c’est le désordre dans la communication. Et cela nous fait comprendre qu’il n’y a pas eu de réflexion sérieuse sur la question avant sa présentation au public.

De plus, il y a aussi le fait le fait que ce n’est pas le chef du gouvernement, le Premier ministre lui-même, qui annonce de manière officielle une décision qui pourrait évoquer un amendement de la Constitution du pays.

Donc, tous ces éléments nous laissent croire que c’est peut-être un ballon-sonde lancé pour observer le degré d’acceptation du public d’une telle proposition ou encore, comme je l’ai dit auparavant, un exercice de gestion de l’opinion publique, donc une annonce à intention politique.

Quant à la question d’intérêts, il est nécessaire de dépasser les domaines financiers et commerciaux et voir au-delà, car il ne s’agit pas d’une banale portion de ‘State Land’ ou de Pas Géométriques dont le gouvernement entend reprendre l’occupation, mais bien d’une île ou des îles se trouvant dans l’espace maritime, un océan très convoité – l’océan indien.

Il y a dans la mémoire des mauriciens l’exemple des chagos et la base de Diego Garcia aussi bien que l’occupation et tout ce qui se passe à Agaléga. On serait bien naïf de croire que c’est pour avoir quelques roupies de plus que le gouvernement veut résilier le contrat que détient Raphaël Fishing Co Ltd, et qu’il va le refiler à un de ses agents… il faut voir plus loin.

* Le plus haut tribunal du pays, le Privy Council, a en 2008 confirmé le ‘permanent lease/grant’ accordé à Raphael Fishing Co. Ltd sur les 13 des 28 îlots de l’archipel. C’est difficile de concevoir que le gouvernement puisse annuler le bail accordé par le gouvernement colonial en 1901, sauf en payant une compensation énorme à Raphael Fishing ou par un autre moyen légal. Qu’en pensez-vous?

Pour faire simple, puisqu’il s’agit d’une question éminemment technique, on sait que les lois et droits acquis avant l’indépendance seront maintenus par ceux qui les détiennent après l’accession du pays à l’indépendance. C’était une condition rattachée à l’indépendance du pays.

Il est vrai que dans le présent Code Civil Mauricien, et même l’ancien, la notion de bail permanent n’existe pas. Toutefois, le Privy Council a déjà statué sur ce point et considère qu’il s’agissait d’un ‘grant’. La question est de savoir si on peut remettre en question ce jugement du Privy Council qui avait donné gain de cause à Raphael Fishing.

Ce qui est grave, c’est surtout que pour aller à l’encontre du jugement du Privy Council, le gouvernement, si l’on s’en tient à l’annonce de l’Attorney-General, compte amender la Constitution. Si tel est effectivement l’intention du gouvernement, cela confirmerait l’existence d’une situation dangereuse au niveau de l’exercice des pouvoirs au sein de l’État.

Une telle démarche de révision constitutionnelle pour annuler une décision du Privy Council impliquerait que le gouvernement persiste dans son élan de s’approprier de tous les pouvoirs de l’État, et persiste dans la voie d’une fragilisation du judiciaire, car n’oublions pas que le Privy Council fait partie du judiciaire.

Utiliser une majorité parlementaire pour annuler une décision de justice est une vivante indication de l’absence de la séparation des pouvoirs et de la déchéance politique. On sait très bien que ce genre de manœuvre, servant particulièrement à annihiler le pouvoir du judiciaire, a déjà été fortement critiqué par des juges.

Si le gouvernement persiste dans sa démarche, la réputation de Maurice, un pays où le ‘rule of law’ est en déliquescence, prendra encore une fois un sale coup. Une telle manœuvre aura des conséquences graves pour le pays : on sera traité d’état voyou!

Par ailleurs, je pense que la question de la compensation ne se pose pas pour l’instant puisqu’il n’est pas donné que le gouvernement puisse résilier aussi facilement ce contrat sur la base légale, c’est-à-dire en ayant recours à un procès civil puisque, pour cela, il va falloir aller à l’encontre d’un jugement du Privy Council avec les conséquences désastreuses pour le pays.

Aussi, même si Raphael Fishing accepte de partir moyennant une compensation, l’argent ne sera pas un problème pour le gouvernement: il contrôle, sans aucun obstacle institutionnel sur sa route, les finances du pays ; il a la possibilité de mettre le prix qu’il faut pour dédommager Raphael Fishing. Il puisera allègrement du trésor public, il endettera le pays encore plus ; il empruntera sûrement auprès de ceux qui veulent et attendent l’éviction de la compagnie mauricienne de Saint-Brandon.

* Nos îles, principalement les ‘outer islands’, attirent la convoitise des grandes puissances engagées dans une rivalité d’influence dans l’océan Indien, devenu un espace stratégique du commerce mondial. Comment entrevoyez-vous les choses sur ce plan-là? Voyez-vous Maurice perdre sa neutralité dans cette guerre d’influence des grandes puissances?

L’océan Indien n’est pas seulement un espace stratégique du commerce mondial ou de transport maritime mais – et surtout, c’est ce qui doit nous intéresser – de tout ce qui relève de la géopolitique et de la géostratégie. Simplement dit, les grandes puissances veulent contrôler l’océan Indien ; elles font même des alliances entre elles dans le dos des pays riverains ; elles se partagent les rôles afin de barrer la route aux autres grandes puissances.

Le danger pour Maurice, c’est d’agir comme si le pays a choisi son camp entre les belligérants, en choisissant d’offrir son territoire à une partie. Alors que jusqu’à tout récemment, le pays a mené une politique étrangère intelligente, sachant composer stratégiquement avec les grandes puissances, se verrait-elle aujourd’hui en train de soutenir un camp au détriment d’un autre ?

Ce faisant, non seulement on provoque une militarisation accentuée de l’océan indien mais on fait courir à Maurice le danger d’exposer son territoire, avec ses îles devenant le théâtre de conflits ouverts.

Et, comme on le sait, les grandes puissances ne livrent pas bataille entre elles sur leur territoire propre mais cela se joue en offshore, toujours dans un pays, sur un territoire qui ne leur appartient pas. Ce n’est donc pas utopique de dire que la Troisième Guerre mondiale aura pour champ de bataille l’océan Indien et ses îles.

* 2023 devrait également être une année importante pour le dossier des Chagos. Votre point de vue ?

Je pense que l’acceptation des anglais à ouvrir des discussions ne peut être séparée d’une réflexion sur la géographique politique et stratégique. Et il est nécessaire également de situer toute initiative de négociations en tenant en ligne de compte ce qu’on vient de dire et aussi du ‘Global Strategic partnership’ entre les États-Unis et l’Inde.

L’absence de transparence même dans les grandes lignes sur les négociations va également ouvrir la voie à des spéculations de toutes sortes. Mais le gouvernement a déjà pris position pour dire qu’il ne remet pas en cause la présence des Américains sur l’île de Diego Garcia. Donc, ils ne vont pas remettre en cause l’occupation d’une partie du territoire mauricien, ils chercheront à obtenir peut-être une part de la location ou du loyer.

Cela étant dit, est-ce que les anglais démantèleront le Biot et retourneront les Chagos à Maurice ? Ce n’est pas évident. De même, vont-ils consentir à un bail permanent avec Maurice gardant les droits de propriété sur l’archipel ?

Mais, en définitive, quel que soit le deal avec les anglais, il y aura toujours de la suspicion entourant la transaction, et ce, fondée sur l’expérience du modus operandi que l’on connaît du présent régime.

* Par ailleurs, nous sommes à un peu moins de deux ans des prochaines élections générales. Comment envisagez-vous l’année 2023 du point de vue politique ?

Ce sera du ‘business as usual’. Le pays est entré dans une phase de déchéance politique, et cela n’a pas démarré avec le présent régime. Toutefois, la descente va continuer, les dysfonctionnements que l’on a vus ces dernières années vont perdurer, la concentration du pouvoir entre les mains d’un parti politique va continuer à se manifester – et peut-être de manière de plus en plus forte et agressive – puisque le parti au pouvoir semble avoir compris qu’il n’y a aucune barrière sur sa route et qu’il ne craint même pas un soulèvement populaire contre son règne ! 

La démocratie parlementaire va continuer à être vidée de son essence, la perception de la séparation des pouvoirs se renforcera davantage, et pire, le ‘rule of law’, la règle de l’État de droit perdra encore plus de terrain, avec la fragilisation du judiciaire ; le champ politique continuera à exposer ses marqueurs anti-démocratiques.

* Le gouvernement fait face à un certain nombre de défis dont les solutions prendront du temps à porter leurs fruits – comme régler le problème de l’eau et du pouvoir d’achat. Pensez-vous que l’équipe gouvernementale actuelle a les moyens de relever ces défis dans le temps restant du mandat?

Je pense que le gouvernement est pris dans un piège systémique, c’est-à-dire que le système existant de la gestion des affaires du pays rend difficile le fait de trouver des solutions aux problèmes structurels qui minent la société mauricienne.

Nous avons un système que l’on pourrait qualifier de ‘management by Crisis’, c’est-à-dire que l’on ne planifie pas pour l’avenir mais on gère les crises. Lorsqu’il n’y a pas d’eau dans un village, on envoie une citerne de la CWA et les villageois sont contents. On raisonne dans le court terme et on refuse de voir les causes profondes des dysfonctionnements au sein de notre société.

La gestion du quotidien, le ad hoc, est devenu la règle. Le peuple semble satisfait, même si on lui a promis du 24/7 pour l’eau et qu’il finit par avoir 24 SEC; son regard n’est pas tourné vers le manque de planification.

Par ailleurs, nous avons un problème de ressources humaines pour maintenir ou améliorer la croissance économique du pays. Personne ne s’occupe de notre politique de population, de migration, de vieillissement de la population, de l’exode des mauriciens – cadres et travailleurs manuels – vers d’autres pays, on ne parle même pas du fait que la population de Maurice sera de moins d’un million dans une trentaine d’années. Du moment que les effets d’une crise ne sont pas ressentis dans les cinq ans d’un mandat gouvernemental, la politique c’est de dire: ‘On verra plus tard’.

* Il n’y a donc pas vraiment de raison d’être optimiste quant à la bonne santé de notre économie, comme peut le penser le ministre des Finances ?

Notre économie a montré son aptitude à la résilience. Mais il faut lier ce constat au surendettement du pays qui a lieu en parallèle. L’artificialité de la croissance est dénoncée par le surendettement : cette situation n’est pas soutenable dans les moyen et long termes.

Quelle est la limite quand on fait de la démagogie sur une croissance construite sur des dettes ? Dans quelle mesure peut-on endetter un pays en y liant les futures générations ? Et à quel point peut-on mettre en péril la souveraineté de notre pays?

On a vu ce qui s’est passé récemment au Sri Lanka. Et la question demeure: est-ce qu’on peut faire autrement ? Évidemment oui, lorsque l’on voit le gaspillage de cet argent emprunté, ces projets fondés sur des dettes, cette corruption dit-on d’origine politique… Il semblerait que tout cela se fasse avec des dettes qu’on a contractées, et que le ministre des Finances lui-même ne sera pas là pour l’exécution du remboursement car ce sont les générations futures qui vont devoir en subir les conséquences et payer le prix des pétards que l’on fait éclater pour les plaisirs éphémères d’aujourd’hui.

* Le PM a parlé de ‘feel-good factor’ dans son message du nouvel an, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les partis de l’opposition. Pensez-vous que cela témoigne d’une déconnexion avec la réalité des Mauriciens ?

L’on voudrait bien savoir sur quoi repose une telle déclaration, quelle en est la base scientifique de ce ‘feel-good factor’? Comment sait-il qu’il existe un tel sentiment au sein de la population? Il serait bien de lui conseiller de se méfier de ses courtisans qui, par peur d’être répudiés, lui soufflent à l’oreille que le peuple est content!
On pourrait aussi lui conseiller de jeter un coup d’œil sur Facebook, sur les réseaux sociaux, sur la presse indépendante… Il aurait un jugement plus équilibré sur ce que pense le peuple. Il est vrai que les gens se sont affairés autour des magasins et ils ont fait sonner des pétards en décembre. Est-ce que cela est suffisant pour traduire une telle proposition sur le sentiment de la population ?

Il est possible qu’il y ait un ‘feel-good factor’, mais ce n’est décidément pas au sein de l’ensemble de la population.

* En ce qui concerne l’Opposition ‘mainstream’, c’est difficile de dire à ce stade si les négociations pour une alliance PTr-MMM-PMSD semblent bien progresser. Certains au sein de l’Entente de L’Espoir disent que c’est loin d’être fait eu égard aux divergences sur le partage des tickets entre le PTr et l’Entente, la durée du ‘prime ministership’ de Navin Ramgoolam, et dans une moindre mesure l’ambition de Nando Bodha. Il reste donc un long chemin à parcourir, semble-t-il?

Cette situation au sein de l’opposition et les négociations en vue d’une alliance sont aussi un symbole des dysfonctionnements qui minent notre élite politique. Je crois que l’opposition se trompe de priorité. Alors que les élections sont dans deux ans, ils sont en train de se partager des tickets et de distribuer des postes à pourvoir… En faisant une alliance à deux ans avant les élections générales, l’opposition parlementaire est en train de faire comme dans une fable très connue…

Il est nécessaire que l’opposition – si elle veut vraiment apporter un changement dans le pays – revisite sa stratégie qui s’apparente paradoxalement à une manœuvre de division de l’opposition elle-même ! Les politiciens qui parlent d’alliance oublient la présence des forces extraparlementaires, alors que celles-là ont démontré leur présence et leur capacité de mobilisation.

Une alliance prématurée non seulement créé des différends entre les partis qui sont représentés au Parlement mais ils provoquent une dichotomie avec cet ensemble de forces extraparlementaires dont on ne saurait escamoter l’importance.

Les trois grands partis qui décident entre eux sur le nombre de tickets que chacun va avoir constituent un élément de division de l’opposition. Cela provoque une division des opposants au régime alors que la tâche de l’opposition aurait dû être d’élever la conscience populaire, de faire en sorte à ce que la voix du peuple soit entendue sur les manquements du présent régime, et de travailler afin de promouvoir un programme pour que le peuple puisse mieux vivre.


Mauritius Times ePaper Friday 27 January 2023

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