« L’arbitraire actuel dénoncé par l’Opposition parlementaire est le fait de tous les membres du gouvernement… Personne ne peut s’esquiver ou s’excuser »

Interview: Sydney Selvon- Journaliste et Historien

« Aucun des deux 60-0 n’a été provoqué par la presse, mais par des courants profonds dans l’électorat et des gouvernements qui s’autodétruisaient »

« Pravind Jugnauth prend de plus en plus d’épaisseur dans l’arène politique pour avoir été victime de l’arbitraire »

 


L’affaire MedPoint n’est pas encore résolue : les citoyens attendent avec patience le dénouement. Mais voilà que plusieurs autres affaires défrayent la chronique et ouvrent plusieurs interrogations. Est-ce que l’utilisation de la police et du système judiciaire provient d’une volonté d’asseoir une certaine autorité gouvernementale ? C’est le désir de censurer une partie de la presse, catégorisée anti-gouvernement? Y décelerait-on un jeu politique complexe et inextricable où s’entremêlent la volonté des activistes et l’acharnement des hommes et femmes politiques?


Mauritius Times: On attribue à Denis Healey cette citation : ‘It is a good thing to follow the First Law of Holes : if you are in one, stop digging !” Or, il semblerait que certains, dans les coulisses du pouvoir, sont bien partis pour privilégier la ‘Second Law of Holes’ : ‘Keep digging !’. Qu’en pensez-vous ?

Sydney Selvon : C’est la deuxième loi qui s’applique ! En plus, il y a aussi, désormais, une troisième loi : « Keep gagging ». Mardi soir, j’ai été profondément choqué par une tentative de la police d’interroger Jacques Rivet, directeur du quotidien Le Mauricien et de l’hebdomadaire Week-End « under warning ».

Imaginez le tort que son arrestation aurait fait à celui qui creuse ce trou que vous évoquez… Jacques est journaliste depuis plus d’un demi-siècle, et c’était son père, le grand tribun Raoul Rivet, qui avait présenté le père de Navin Ramgoolam dans l’arène électorale en prédisant que le jeune médecin d’alors irait loin en politique.

Personne n’est au-dessus des lois, mais dites-moi quel crime aurait commis Jacques Rivet qui lui vaudrait d’être interrogé « under warning », c’est-à-dire sous la menace d’être envoyé en prison ?

J’ai, tout de suite, téléphoné à Jacques pour lui exprimer mon indignation. Nous, journalistes, et je ne passerai pas par quatre chemins, nous ne savons toujours pas si la nouvelle de 13 prétendues rencontres politiques d’opposants hétéroclites était une vérité ou un pas, venant d’un gouvernement sur la défensive après des élections municipales et villageoises qui indiquent, à mon avis, un glissement peu négligeable.

C’est au gouvernement de prouver devant les cours de justice qu’il y avait eu 13 rencontres entre le tandem SAJ/Bérenger et Cehl Meeah, pas Jacques Rivet ou tout autre directeur ou rédacteur d’un journal qui aurait répercuté cette « information » venue de l’appareil gouvernemental.

En matière de « keep digging », il y a aussi l’arrestation incompréhensible en démocratie de Pravind Jugnauth, dans sa résidence, en présence de sa famille, et son interrogatoire nocturne pendant 16 heures le troisième jour de l’an… Il est accusé seulement d’avoir critiqué le gouvernement.

* Quelle va être la portée de cette « affaire » sur le plan politique ?

La portée est très grave. Cette arrestation était inutile pour Ramgoolam et ses alliés au pouvoir. Tous les jours depuis que la politique existe et avant, il y a eu et il y a des gens qui disent en public : « gouvernement dominère, gouvernement cokin nou kass, gouvernement volère », donc « gouvernement ceci, gouvernement cela ». Et, à moins que le gouvernement ne veuille instaurer un Etat policier, cela n’est ni séditieux ni diffamatoire. C’est un commentaire. L’Etat n’est pas menacé. Pas même un tout petit frétillement de révolution populaire n’en a résulté, sauf un sentiment d’indignation tout à fait légitime. L’indignation est permise en démocratie, et l’arrestation de Pravind Jugnauth, pour s’être indigné, relève uniquement de l’arbitraire. Il n’y a aucune autre explication rationnelle.

Son commentaire était à la mesure de ce qui a été révélé au Parlement et par des documents et des témoignages accablants. Cela méritait une enquête immédiate, sans donner le temps à quiconque, surtout les témoins, de tenter de dénaturer les faits, un principe élémentaire du système de justice. D’autant plus que notre société est « sur-traditionalisée » par les obscurantistes et autres « rodere bouttes »…

Notre société, en plus, a beaucoup de préjugés contre les femmes, et pour beaucoup, il s’agit d’une question d’honneur blessé, ce qui, au fond, force les victimes d’abus sexuel(s) à mentir et à se taire. On a vu à quoi cela mène en Inde, où il y a un sursaut salutaire des femmes et de l’opinion publique. Pravind Jugnauth avait raison d’intervenir vigoureusement et il y a peut-être 600,000 femmes et jeunes filles qui voudraient que le coupable soit puni d’une manière exemplaire, dans la mesure où il y en aurait un.

On ne prend pas trois mois pour vérifier médicalement un cas pareil et faire le tour des témoignages, comme l’a décidé le gouvernement par le biais d’un ‘fact finding committee’ alors que l’affaire relève de la police et du système judiciaire.

Il y a clairement, dans la décision prise d’arrêter Pravind Jugnauth, l’évidence qu’il y a quelqu’un qui est dans un trou et qui est en train de « keep digging » selon l’expression que vous avez citée.

* Pensez-vous que les libertés soient menacées comme certains critiques du gouvernement l’affirment dans la presse et aussi dans l’opposition ?

En fait, l’impression qui se dégage de tout cela est qu’il y a un Etat autoritaire qui s’installe insidieusement si l’on n’y prend garde. Les citoyens, les adversaires politiques et les syndicalistes deviennent soudain « arrestable » à tout bout de champ. J’espère que ce n’est qu’une impression.

Mais le fait est que les arrestations d’opposants et de syndicalistes se multiplient depuis quelque temps à Maurice et on les relâche parce que l’affaire ne tiendra pas devant la justice. Cela ressemble à une tentative de terroriser les critiques et les opposants.

A l’époque, j’avais été arrêté pour un faux délit de tentative de braconnage. J’avais téléphoné au Premier ministre d’alors, sir Anerood Jugnauth, pour lui demander ceci : « Comment peut-on arrêter une personne qui n’avait même pas une balle de fusil sur lui ? » Il a mené sa petite enquête et m’a fait une déclaration claire et nette que j’avais publiée dans Le Mauricien à la une, SAJ disant que j’avais été victime d’une machination.

Cela prouve qu’à Maurice comme ailleurs dans le monde, l’appareil d’Etat peut échapper à tout contrôle et tenter d’instaurer la terreur, mais soit le Premier ministre laisse faire, soit il met un terme à ces arrestations arbitraires qui sont, en plus, effectuées par des policiers qui, probablement, n’ont même pas une notion solide des lois.

* En tout cas, on peut compter sur l’habileté de l’opposition MMM-MSM pour pousser le gouvernement dans ses derniers retranchements. Pensez-vous qu’elle va réussir à faire monter la mayonnaise contre le pouvoir, ou est-ce tout simplement un feu de paille, donc conjoncturel, et qui sera vite oublié dans quelques semaines ?

Ce n’est ni une mayonnaise, ni un feu de paille, et je dirai même plus : ce sont plutôt des sables mouvants. En démocratie, le rôle de l’opposition est de déstabiliser constitutionnellement le gouvernement en place par un seul moyen, c’est-à-dire en tentant de mettre le gouvernement en minorité. Cela s’est produit dans les années 70 où le gouvernement avait été mis en minorité sur divers items du budget grâce à une dissension au sein du régime, menée par Harish Boodhoo et d’autres députés.

La mise en minorité du gouvernement est prévue dans la loi suprême du pays qui prévoit ce qui doit se passer lorsqu’un Premier ministre est en mis en minorité. Il doit s’assurer de trois majorités : au sein du Cabinet, au sein de son groupe parlementaire et au sein de son parti pour ne pas perdre son poste de chef du gouvernement.

Toutes les décisions doivent être obligatoirement avalisées par le Cabinet sinon elles ne peuvent pas être appliquées. Ce qui revient aussi à constater que l’arbitraire actuel dénoncé par l’Opposition parlementaire est le fait de tous les membres du gouvernement et c’est la Constitution, pas moi, qui le dis. Personne ne peut s’esquiver ou s’excuser. C’est la responsabilité collective. On doit alors comprendre qu’il y a toute latitude pour que les autres membres du gouvernement demandent au Premier ministre de réorienter sa politique pour que la dérive autoritaire ne se poursuive pas.

Je crois que l’Opposition fait son devoir en tentant de pousser le gouvernement dans ses derniers retranchements. Ce faisant, rien ne va l’arrêter jusqu’aux élections générales surtout que le gouvernement dépend énormément de parlementaires ayant « crossed the floor » comme dans les années 70. Le gouvernement s’est auto-fragilisé.

Et ce serait faire injure à l’intelligence des Mauriciens que de ne pas tenir compte du fait qu’ils sont très nombreux dans l’électorat de tous les partis politiques, y compris le PTr et le PMSD, à s’élever contre l’arbitraire, les fausses accusations (une déjà rejetée par le DPP), la censure des radios et de la presse réinstaurée pour la première fois depuis la période de censure de 1971-1976.

C’est une censure contre laquelle même les journaux pro-travaillistes et pro-PMSD (sous le gouvernement PTr-PMSD-CAM) ont eu le courage de protester. Ils avaient, y compris le grand journaliste et excellent backbencher travailliste, Beekrumsing Ramlallah, et les courageux Philippe et Jean-Pierre Lenoir, du Cernéen, avaient rejeté la censure solidairement avec tous les autres titres de la presse du pays. Ramlallah et les Lenoir avaient toujours eu le courage de leurs opinions, mais cette race d’hommes courageux et consciencieux se fait rare.

Aujourd’hui, à Maurice, il nous reste heureusement l’outil électoral. On a eu les élections municipales et villageoises et dans les deux cas, il y avait un message net et clair au gouvernement venant de l’île Maurice profonde. Il y a eu une bonne performance de l’opposition constitutionnelle dans les villages et les villes. Le système électoral est le dernier recours de l’électorat pour sanctionner un gouvernement d’une manière démocratique.

Durant plusieurs années, j’ai été rédacteur en chef au Canada dans trois journaux d’un très grand groupe multinational de presse, Bowes Publishers/Quebecor, le plus gros du monde (dans lequel travaillait aussi un journaliste mauricien de talent, Jooneed Jeeroburkhan). Et j’ai travaillé au sein du Fairfax Media, un autre grand groupe en Australie. Je peux vous dire, en tant que journaliste rompu aux pratiques journalistiques des grandes démocraties, que ce que je vois ici est extrêmement choquant par rapport à la démocratie canadienne ou celle de l’Australie avec tout ce qu’on peut quand même leur reprocher.

Le fait est que si je dis en public que le gouvernement est incompétent, il se pourrait que la pratique veuille maintenant, étant donné la manière de fonctionner de la justice, que le gouvernement puisse trouver cela séditieux et me faire jeter en prison un vendredi après-midi pour m’empêcher d’en sortir avant lundi parce que les Cours ne siègent pas les week-ends. Ils sont nombreux à Maurice qui passent ainsi tout un week-end derrière les barreaux.

On peut être pro-gouvernemental, c’est un droit. Mais c’est aussi un droit qu’on a de ne pas accepter une situation pareille. Le plus dangereux pour Ramgoolam, c’est que certains Travaillistes finissent par aller voter pour l’opposition menée par SAJ, et de ne revenir au parti que lorsqu’il changera radicalement et positivement d’orientation.

Un jeune se disant Travailliste sur Facebook a courageusement avoué avoir honte de ce qui se passe actuellement. Il n’est pas le seul, sans doute. Il y a des leçons à tirer pour le gouvernement des élections régionales mais il semble ne pas vouloir en tirer.

* Au-delà de certaines initiatives surprenantes de la police dans les enquêtes en cours actuellement, il y a aussi la presse – du moins deux groupes de presse qui, selon les porte-parole du PTr, seraient « en connivence » avec l’opposition pour abattre ‘le gouvernement de Ramgoolam’. Comment réagissez-vous devant ces initiatives policières et les prises de position de la presse par rapport à toute cette affaire ?

Vous savez, personne ne peut être d’accord avec tout ce que dit la presse. Mais si la presse et la population en Inde n’avaient pas critiqué le gouvernement indien dans le sillage non pas d’un viol odieux, mais du viol en tant que fléau aux proportions phénoménales avec soutirage policier en plus, l’Inde n’aurait pas progressé dans la défense des droits de la personne humaine. D’ailleurs, ce progrès n’est pas encore acquis.

Lorsque Pravind Jugnauth dénonce un cas d’abus sexuel, sans doute répandu à Maurice comme dans beaucoup d’autres pays et pas seulement en Inde, un abus sexuel déjà considéré comme étant commun par les organisations des droits de la personne, quel crime a-t-il commis pour qu’il soit dénoncé et arrêté ? Quel crime la presse a-t-elle commise en rapportant ses propos ? Pourquoi est-il prioritaire d’arrêter Pravind Jugnauth le 3ème jour de l’an, mais le gouvernement se donne trois mois pour considérer ce dossier ?

En ce qu’il s’agit du pouvoir attribué à des journaux particuliers, il y a des moyens aujourd’hui de les contredire sur leur(s) site(s), sur Facebook et d’autres sites sociaux, et dans leurs propres colonnes où ils publient des mises au point.

Le Mauricien a deux pages ou plus de Forum qui sont très lues, y compris sur son site Internet. Les autres journaux offrent également les mêmes droits de réponse et de réfutation d’arguments ou d’articles avec lesquels tel ou tel lecteur n’est pas d’accord. Les compagnies qui se sentent visées ont des porte-parole qui peuvent facilement rédiger des mises au point.

Le gouvernement critique souvent la presse publiquement mais il a le monopole des ondes avec une douzaine de chaînes télévisuelles. En plus, l’information est même débitée sur les ondes des chaînes gouvernementales de manière, à mon avis, à contrecarrer les opinions de la moitié de la population (qui pourtant paie ses redevances TV). Il y a des journaux pro-gouvernementaux et anti-opposition. Je suis d’avis qu’il n’y a pas de déséquilibre profond, surtout que les tirages des journaux sont en baisse.

De plus, chaque ministre – et il n’y a pas une seule exception – est en contact direct, en permanence, jour et nuit, au moyen de son téléphone portable, avec les groupes Le Mauricien/Weekend et La Sentinelle.

Jadis, SAJ, Premier ministre, publiait des mises au point en intervenant personnellement dans la presse après des critiques sévères à son encontre. Son attaché de presse, Nando Bodha, homme des médias doué d’une belle intelligence, se faisait un devoir de rédiger sa réaction.

Il est évident que la presse, quels que soient parfois ses manquements et défauts, ne devrait pas faire l’objet d’arrestations arbitraires qui tendent à augmenter depuis quelques années. Il y a des procès qu’on peut faire à la presse devant les cours de justice sur la base des lois normales, mais pas en se basant sur des lois désuètes au 21ème siècle, comme la diffamation criminelle ou la sédition, supposément mettant l’Etat en danger d’être renversé à cause de l’expression d’une opinion critique.

En toute franchise, les journaux mauriciens sont loin d’être séditieux dans le vrai sens de ce mot. S’ils sont contre le gouvernement, ils ont même le droit d’appeler leurs lecteurs à « vote out of office » ce gouvernement comme cela se fait en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis, le temps d’une élection nationale, ou contre ses candidats à une élection régionale. Ce n’est pas de la sédition.

On peut reprocher autre chose à la presse, mais on ne peut pas jeter les journalistes en prison ou envoyer des gabelous pour les menacer d’arrestation au moindre prétexte, alors que pour les mêmes délits, il y a un traitement différent pour les membres du gouvernement.

L’arrestation des syndicalistes est tout autant condamnable, même si on veut les verbaliser pour une obstruction de la voie publique. Que vient faire la prison dans tout cela ?

* Pour avoir été longuement associé avec la presse, mais aussi avec certaines luttes politiques, dites-nous : la presse est-elle vraiment capable de faire basculer le pouvoir en place ?

Non. Par des règlements de comptes qui n’ont rien à faire avec un jeu politique normal, Ramgoolam a créé une situation triangulaire et non plus bipolaire. On ne peut mettre ce fait sur le dos de la presse.

La situation est plus grave. Et il y a plus à venir, notamment dans l’affaire MedPoint où Pravind Jugnauth va passer à l’offensive, comptant démontrer, comme il l’a promis, ceux qui ont initié l’achat de la clinique avec documents du Cabinet ministériel à l’appui. Va-t-on alors mettre cela sur le dos de la presse et non pas sur le compte d’une affaire judiciaire qui pourrait prendre telle ou telle tournure inattendue ?

* On a vu, toutefois, dans certaines circonstances une section de la presse – qui ne cache pas ses sympathies pour le MMM – réussir à briser les ambitions électorales de ce parti et devenir, malgré elle, l’allié objectif du PTr. Cela, va-t-il se jouer différemment dans le contexte actuel ?

Depuis plus de 30 ans, il y a des journalistes qui expriment des opinions très critiques à l’égard des Travaillistes pour la simple raison qu’ils et elles ne partagent pas la culture travailliste. D’autres journalistes critiquent Bérenger ou SAJ parce qu’ils ne partagent pas la culture MMM ou celle du MSM. Ils ne s’en cachent pas également. Qu’est-ce que cela change aux élections ? Rien.

Je crois plus à l’autodestruction des pouvoirs politiques. “There’s a guy in a hole and he keeps on digging… and gagging.” Je ne sais pas pourquoi. Je ne connais pas la psychologie profonde derrière ce comportement que la raison n’explique pas. Mais ce n’est pas la presse qui donne la victoire électorale dans un sens ou dans l’autre.

Aucun des deux 60-0 n’a été provoqué par la presse, mais par des courants profonds dans l’électorat et des gouvernements qui s’autodétruisaient.

Si la « section » de la presse dont vous parlez était faiseuse de gouvernements, à suivre le raisonnement des Travaillistes qui s’en estiment victimes et pointent du doigt cette partie de la presse – à tort, le MMM aurait gagné seul toutes les élections générales de 1976 à 2010. Tel n’a pas été le cas et ces journaux accordent une très large couverture aux Travaillistes. Cela dit, dans une société démocratique moderne, tout journaliste a le droit à son opinion politique. Il n’y a aucune liste rigoureuse qu’on peut dresser d’informations politiques délibérément faussées par la presse.

* Le ‘gouvernement de Ramgoolam’ dérange-t-il à ce point cette presse, qualifiée de « succursale du Gros Capital » par le rédacteur d’un hebdo, qu’il faut qu’elle cherche à le démolir à tout prix ?

Le gros capital est synonyme de ceux qui contrôlent les plus gros business du pays. La presse manque d’argent et les tirages des journaux baissent sans qu’ils sachent comment s’en sortir, à l’image de journaux qui coulaient comme le Canberra Times en Australie, ou le Times ou The Independent en Angleterre ou, à un certain moment – le phénomène est mondial – les journaux de mon groupe au Canada, qui s’en sont bien sortis en employant de nouvelles techniques dans tous les domaines du journalisme et du publishing, marketing, approche éditoriale, etc.

Les journaux à Maurice ne seraient pas dans cet état s’ils avaient le soutien du « gros capital ». Le journalisme mauricien a beaucoup de faiblesses, bien qu’il y ait quelques excellents ‘investigative reporters’ qui savent chercher l’information. Mais l’industrie de presse locale a beaucoup à apprendre de la résistance des journaux, dans les grands pays, avec le recul des tirages de l’édition papier.

Mon groupe au Canada a même un journal qui donne des iPads en cadeau aux abonnés pour la lecture de ses éditions online. Alors, s’ils étaient aussi riches, les journaux mauriciens auraient radicalement affronté le déclin qui affecte pas mal de journaux. A mon avis, ces derniers ne savent pas comment réagir pour faire remonter leurs tirages. Jean-Claude de l’Estrac avait aussi évoqué publiquement l’économie difficile des journaux.

Non, il n’y a pas de transfert d’argent sous tapis de la Plantation House à la presse. Et il n’y en a même pas eu pour empêcher la fermeture du Cernéen qui était pourtant un défenseur acharné d’un secteur sucrier privilégié par la fortune.

Je ne connais aussi aucun confrère qui se vend pour de l’argent, même si souvent ils sont mal payés. Cela ne veut pas dire, toutefois, que je suis d’accord avec tout ce qui est écrit dans la presse, incluant les ‘bias’ et autres préjugés qu’on peut trouver dans l’ensemble de la presse, tous les titres confondus, ou encore sur les ondes des chaînes publiques télévisuelles.

Maurice reste très divisée par l’ethnic politics. Et il y a de gros sabots dans la presse, je dis bien tous les titres confondus, ou ailleurs, comme sur l’échiquier politique, qui peuvent heurter certaines susceptibilités. On a eu un cas très médiatisé l’année dernière d’un journaliste ayant écrit contre toute une communauté.

* Certaines initiatives gouvernementales auront toutefois réussi à consolider l’alliance des Jugnauth avec le MMM de Paul Bérenger… C’est quelque chose qui s’inscrit dans la durée, à votre avis ?

C’est l’évidence même. Et c’est logique. Bérenger, seul, obtient environ 44 pourcent du vote populaire en 2010, ce qu’il obtient depuis 10, 15, 20, 30 ans, et Ramgoolam avec le MSM, obtient moins de 50 pourcent. La formule est avantageuse et pour le MMM et pour le MSM.

Avec les résultats des élections villageoises et municipales, j’estime – personnellement – que le sort en est jeté : le gouvernement ne peut pas avoir progressé, il n’a pu que reculer. Les résultats sont là, et dans plusieurs villages, les Travaillistes ont perdu.

Les Travaillistes et leurs alliés n’ont pas mesuré les risques associés à ce qu’ils font – en ce moment – du pouvoir gouvernemental. Ils ne sont que des locataires à l’Hôtel du gouvernement. J’ai vu couler plusieurs gouvernements depuis que je suis entré dans la presse en janvier 1968. J’ai assisté à des milliers de meetings publics et privés, nocturnes ou diurnes.

Récemment, j’ai assisté à certains meetings ruraux et urbains, et je vois que SAJ attire de plus en plus les foules à travers le pays, contrairement à ce que prévoyaient les Travaillistes et leurs alliés. Vers la fin de 2011, alors que beaucoup doutaient que SAJ allait démissionner, je vous avais déclaré dans une interview publiée à la une qu’il ne fallait pas le sous-estimer. Je ne me suis pas trompé. Il a gagné les municipales et plusieurs villages, depuis, par le biais des élections régionales.

Ramgoolam a, lui, choisi le règlement de comptes avec les Jugnauth, des figures incontournables de la politique à Maurice pour des raisons qui sont plus historiques qu’autre chose et qui ont pour origine leur passé à l’IFB, qui jouait très bien le rôle de contrepoids au Parti travailliste.

Les Jugnauth ont également un passé tout aussi solidement ancré dans le MMM, autre parti incontournable de l’échiquier. Les Jugnauth et Bérenger sont incontournables dans une configuration triangulaire. Cela fait un peu trop à gérer pour les Travaillistes.

Ajoutons à cela le fait que Pravind Jugnauth prend de plus en plus d’épaisseur dans l’arène politique pour avoir été victime de l’arbitraire – ce qui semblait lui avoir fait défaut auparavant. Personne ne voulait le jeter en prison jusqu’à ce que Navin Ramgoolam l’ait en face de lui comme challenger. Fils d’un grand Premier ministre, militant de première heure du MMM, il n’avait même pas rêvé que son adversaire le plus féroce lui donnerait les « galons » qui lui manquaient jusqu’ici et que l’on obtient en devenant victime d’arrestations arbitraires. Je crois bien qu’il dirait à l’autre : « Keep on digging… » On n’est pas mieux servi que par ses ennemis.

* Revenons à cette citation-conseil de Denis Healey par rapport à la ‘First Law of Holes’. Il y a aussi le « conseil » de Sir Anerood Jugnauth au Premier ministre, l’invitant à organiser les élections générales le plus vite possible – « plus il tarde, plus il court le risque de se faire balayer par un 60-0, » prévient-il. Votre opinion ?

Sir Anerood avait été le seul à prédire en privé, à un cercle restreint, un 60-0 dès 1981 et il n’avait pas été vraiment pris au sérieux – à tort. Etant un ami de très longue date de SAJ (je n’ai jamais honte de mes amis), j’ai toujours remarqué qu’il sait quand il perd et quand il gagne les élections générales. Il s’est trompé une seule fois sur l’issue d’une élection partielle, mais il avait sans doute vu venir le résultat une fois engagé dans la bataille.

Si Ramgoolam le prend à la légère, il fait une deuxième erreur. Sa première erreur était d’avoir sous-estimé la capacité de SAJ à quitter la présidence pour revenir à l’avant-plan de l’échiquier politique. Et, j’ajouterai que ce n’est pas Eric Guimbeau qui décidera de l’issue des élections générales, son parti n’étant pas implanté à l’échelle nationale.

En laissant traîner les choses, n’importe quel gouvernement de régime parlementaire risque de perdre la confiance de l’électorat. Le chômage s’aggrave, affectant villes et villages, et des milliers de diplômés universitaires, y compris des centaines de médecins, ne trouvent pas de travail. C’est socialement dangereux. Voilà la raison pour laquelle SAJ a raison, à mon avis.

J’ajouterai que nous avons des problèmes politiques qui ne peuvent que s’aggraver. L’utilisation de l’argent public et de l’appareil d’Etat dans la vie privée des hommes ou femmes politiques mauriciens est devenue un débat national qui ne s’arrêtera pas de sitôt.

Les journaux visés par la censure judiciaire risquent de rendre la vie dure au gouvernement, et ce serait pire si les journaux perdaient ces procès et que ces affaires atterrissaient devant le Privy Council alors que la censure serait maintenue par la Cour Suprême.

Il sera très facile de contre-attaquer la censure à coups de plume et de dessins satiriques. Trop facile même. Il y aura des carrés blancs, des processions de journalistes bâillonnés, et d’autres réactions qui seront rapportées dans la presse internationale, comme ce samedi surprenant pour certains avocats rompus aux calendriers du judiciaire. Tout cela n’arrangera pas les choses pour le PTr et son allié PMSD.

Toucher à la liberté des radios, comme l’a admis un dirigeant travailliste dans la presse, a été une décision mal inspirée. Les membres de toutes les communautés ethniques et religieuses du pays s’accrochent chaque jour à leur(s) radio(s) privée(s), surtout les émissions visant à régler leurs problèmes quotidiens. Ces radios les règlent plus vite et mieux que s’ils passaient par leurs députés, bien que souvent des ministres aident à la solution. Les empêcher de s’exprimer, c’est une censure non pas des radios, mais du public mauricien, de la voix directe du peuple. Qu’on le fasse aux prochaines élections générales, et on verra le résultat : les urnes seront utilisées pour donner la réponse populaire à cette censure. Les vraies vedettes populaires sont devenues les animateurs de ces radios.

* Il y a dans toute cette affaire qui a été déclenchée par l’incident au centre de vote du Collège Maurice Curé un amalgame d’émotions, de règlements de compte politiques, etc. Avez-vous l’impression que le commandant à bord a toujours le contrôle de la situation ?

Je ne sais même pas s’il y a un pilote dans l’avion… Si je connais un peu de psychologie, il y aussi un désir irrépressible de démontrer une autorité, ou une certaine importance, qui semblaient échapper à certains.

Au départ, il n’y a rien de mal à une telle attitude en elle-même, car elle relève d’une certaine psychologie dans certaines situations humaines impliquant la vie privée. On peut comprendre la dame activiste du Labour. Mais l’incident inutile autour de la photo s’est aggravé, l’appareil d’Etat ayant été utilisé pour régler l’affaire. Elle s’est mal terminée pour la partie accusatrice, le DPP ayant vu juste, heureusement. Si moi, je connaissais la loi utilisée pour accabler l’activiste du MSM, comment se fait-il que les responsables de la police ne la connaissaient pas ? Je l’ai déjà dit, il faut former les policiers dans le domaine du droit et le prochain commissaire de police devrait avoir de solides qualifications en droit.

* Si l’opposition MMM-MSM se permet de lancer des avertissements à la police et aussi de critiquer le judiciaire, allant même jusqu’à créer un élément de doute dans le judiciaire, c’est qu’elle semble croire qu’on a franchi une étape et que le rapport de forces lui est aujourd’hui favorable. Un feu de paille ne se mue pas toujours en feu de prairie, n’est-ce pas ?

Je ne crois pas qu’il y ait un simple feu de paille. Les enjeux sont de taille. Il s’agit de la liberté de critiquer qui est aussi en jeu. Tout gouvernement doit être surveillé et vigoureusement critiqué.

Maintenant on veut réduire la portée critique du directeur de l’Audit alors que les vérificateurs des comptes de l’Etat dans le monde démocratique ne peuvent pas être invités, comme décidé par le gouvernement mauricien, à faire l’éloge des gouvernements dont ils surveillent les comptes dans une sorte de contre-rapport. Tous les événements actuels, toutes les initiatives gouvernementales pour réduire l’espace démocratique et le droit de critique sont liées.

Dans les démocraties où j’ai travaillé, pour ce qui est du judiciaire, le droit de critiquer le judiciaire est accepté, bien sûr dans les limites. Mais le contempt of court n’est plus ce qu’il était autrefois lorsqu’on avait enlevé aux juges leur dimension humaine et qu’on leur avait donné une aura d’infaillibilité.

Je crois que la critique du judiciaire est faite à Maurice de manière raisonnable par l’Opposition constitutionnelle. Elle est mitigée et indirecte, pas confrontationnelle, ne représentant aucunement une tentative de tuer le système judiciaire.

Mais un citoyen a le droit fondamental de douter du judiciaire et de s’exprimer sans verser dans l’outrance. L’Opposition est dans son bon droit. Le Privy Council a apporté à Maurice une bouffée d’oxygène dans la mesure où des pratiques démocratiques ,interdisant le moindre parti pris dans une affaire en cour de justice, doivent être scrupuleusement respectées. Il y a eu un jugement particulièrement choquant aux yeux des Law Lords qui l’ont cassé. Donc, la critique du judiciaire n’est pas seulement motivée par les événements politiques actuels.

Quant à l’opposition, même si le rapport des forces lui paraît plus favorable que ce qu’il était, il n’y a pas très longtemps (c’est ce que je pense aussi dans la présente conjoncture), la bataille électorale sera rude. La qualité des hommes et des femmes qui se porteront candidats comptera si l’électorat décide éventuellement de jouer au panachage et que le « bloc vote » reculait, par exemple. Chose tout à fait possible à mesure qu’on s’enfoncera dans le 21ème siècle.


* Published in print edition on 18 January 2013

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