‘Le gouvernement est comme un Ponzi politique…

Interview – Jean Claude de l’Estrac

… qui annonce pour demain les dividendes prévus pour hier’

* ‘Le climat politique actuel ne contribue aucunement à créer les conditions d’une croissance forte’

* ‘Les incertitudes politiques freinent l’élan du secteur privé, le fonctionnement bicéphale Jugnauth-Jugnauth alimentent les contradictions. Le ballet de ministres à l’ICAC achève de détruire le crédit d’une équipe censée venue faire de la politique autrement’

Ayant voté pour l’alternance, les citoyens ordinaires s’attendaient à un changement radical dans le monde politique. Force est de constater que la déception est apparente sur tous les visages au point de ne plus remarquer ce qui fait honneur à la nation au niveau régional ou international. De plus en plus, chacun se tourne vers les innombrables maux qui rongent la société et se pose des questions sur l’avenir des jeunes. Dans quelle mesure y aura-t-il un renouveau sur les plans politique et socio-économique dans les mois à venir ? Jean Claude de l’Estrac nous en parle…

Mauritius Times : Jean Claude de L’Estrac, lauréat du « New Face of Africa Award 2016 », award qui selon le directeur exécutif d’Africa WorldWide Group, M. Siré Sy, “magnifie les grandes figures dont la profondeur d’esprit s’inscrit en droite ligne avec l’idéal des pères panafricanistes” : une telle reconnaissance fait sans doute chaud au cœur mais c’est quand même extraordinaire que cette toute première décoration soit décernée à un Mauricien, non ?

Jean Claude de L’Estrac : Absolument, même si je constate que l’événement a très peu retenu l’attention de la presse mauricienne contrairement à l’intérêt manifesté par la presse africaine. Le plus extraordinaire, c’est que cet Award est décerné au Mauricien alors que les deux autres nominés se nomment Mo Ibrahim et Carlos Lopez, deux très éminentes personnalités du continent, infiniment mieux connues que l’îlois que je suis.

Par ces temps de sinistrose, cette consécration devrait apporter un peu de baume au cœur des Mauriciens car au-delà du secrétaire général de la COI, ce qui a été célébré à Dakar, c’est la réussite exceptionnelle de Maurice, hier un des pays les plus pauvres de la planète, aujourd’hui LE modèle africain de réussite économique et sociale.

* L’Afrique des possibles, des miracles, non pas celui « d’une vision fugace, d’un mirage vulgarisé par quelque gourou de la communication et relayé par le discours politique » comme vous le disiez dans votre discours à l’occasion de la remise des prix des Africa WorldWide Awards, c’est réalisable ? Vous y croyez ?

L’Afrique qui émerge, ce n’est plus seulement un acte de foi, c’est la réalité d’aujourd’hui. La croissance du produit intérieur brut de l’Afrique devrait se consolider cette année à 5% alors que l’économie mondiale reste fragile et que certaines régions sont paralysées par des guerres. Ailleurs, la croissance est soutenue. Dans notre région, l’Afrique de l’Est, c’est 6.7% de croissance, en Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, c’est 6.2%. Les investisseurs étrangers accourent, il est estimé que l’investissement privé étranger sera de plus de 75 milliards USD cette année.

Les Mauriciens eux sont toujours frileux, ils ont une vision globalisante de l’Afrique mais il y a des Afriques. Voyez ce qui se passe : des entreprises chinoises relocalisent en Afrique certaines de leurs activités notamment dans le textile. C’est ce qui a permis à un pays comme l’Ethiopie d’accroître ses exportations de produits textiles par 2 500% en dix ans ! Le Groupe chinois C & H Garment a investi cette année 25 millions USD au Sénégal.

Et il n’y a pas que les Chinois, les Européens font de même. Pour moi, c’est la clé : j’ai souvent expliqué que pour le continent, « l’industrialisation est une arme de construction massive ». L’usine chinoise à Dakar, à terme, c’est 5 000 emplois. L’Afrique, c’est aussi une classe moyenne au bas mot de 200 millions de personnes, une jeunesse avide de technologie.

Reste, bien entendu, de gros problèmes d’infrastructures, dans le secteur de l’énergie notamment. Mais une centrale énergie solaire photovoltaïque de 30 MW est en construction au Sénégal. De tels exemples sont légion, le Maroc a inauguré ce qui deviendra la plus grande centrale solaire du monde…

* Qu’en est-il du nôtre, notre « miracle mauricien », en particulier le « miracle économique » — c’est-à-dire le « deuxième » relayé par le discours politique ? Vous y croyez toujours ?

Les « miracles » économiques si tant est qu’ils existent ne sont pas « replicables » ! Il n’y a eu qu’un « miracle », un seul, une fois dans la vie de notre nation. C’était dans les années 70-80. C’est l’extraordinaire concours de circonstances politiques qui a vu trois régimes, se succédant, appliquer la même politique de rigueur, ce qui a transformé la structure économique du pays.

C’est d’abord la négociation que mène le ministre des Finances d’un pays aux abois vers la fin des années 70 avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) pour l’application d’un programme d’ajustement structurel. Sir Veerasamy Ringadoo, éliminé de la scène politique, c’est Paul Bérenger, ennemi juré du FMI, qui valide, par réalisme politique, le même accord une fois devenu ministre des Finances. Et c’est le tandem Jugnauth-Lutchmeenaraidoo qui l’applique, il est vrai avec quelques modifications, une fois Bérenger éliminé à son tour. C’est ainsi que la transformation économique a eu lieu. Le reste, c’est de la littérature politique.

Depuis, l’économie mauricienne s’est musclée, elle s’est intégrée à la chaîne de valeur mondiale, et par conséquent, elle doit une large part de ses réussites et de ses ralentissements à la conjoncture internationale. Les faiseurs de miracles n’ont qu’à se rhabiller. La première raison du taux de croissance relativement faible se trouve dans cette conjoncture atone. Nos principaux marchés sont mal en point, l’Europe, plus près de nous, l’Afrique du Sud. Est-ce à dire que nous n’avons plus aucune prise sur l’évolution de notre économie ? Bien sûr que non. Un ministre des Finances comme Rama Sithanen a fait la différence. Le Premier ministre nous annonce un « nouveau » ministre pour bientôt, attendons voir.

* Il semble que même une agence comme le FMI n’y croit plus, puisque, dans son dernier ‘Executive Board Assessment’, ses prévisions font état d’un taux maximal de croissance de 4% d’ici la fin du mandat de l’actuel gouvernement en 2019-20, ce qui est loin, selon les économistes, du minimum requis pour assurer le décollage économique de Maurice.

Ce gouvernement a peut-être une propension à se tirer des balles dans le pied. Le ministre des Finances n’avait aucune raison de monter les enchères et prédire des taux de croissance que la conjoncture rendait extrêmement difficile à atteindre. S’il avait été modeste en s’appuyant sur la conjoncture internationale, si on n’avait pas excité l’appétit des électeurs-consommateurs avec l’histoire de « miracle », peut-être que les attentes n’auraient pas été aussi élevées et les frustrations, aujourd’hui, aussi vives.

De plus, le gouvernement s’est tiré des balles dans les deux pieds avec l’affaire BAI, sans doute inévitable, mais dont on voit bien qu’elle a été gérée dans l’improvisation permanente. Maintenant on est dans une espèce de fuite en avant, un Ponzi politique qui annonce pour demain les dividendes prévus pour hier.

* Au-delà du taux de croissance nécessaire pour un deuxième miracle économique, faut-il aussi que les conditions politiques soient réunies pour y parvenir. Tel ne semble pas être le cas actuellement. Qu’en pensez-vous ?

C’est sûr, le climat politique actuel ne contribue aucunement à créer les conditions d’une croissance forte, induite par l’investissement privé national et étranger, les incertitudes politiques freinent l’élan du secteur privé, le fonctionnement bicéphale Jugnauth-Jugnauth alimentent les contradictions, les « affaires » brouillent totalement l’image d’une équipe élue sur une promesse d’intégrité et de transparence. Le ballet des ministres ou d’anciens ministres à l’ICAC achève de détruire le crédit d’une équipe censée venue faire de la politique autrement.

Pour l’heure le Premier ministre, personnellement, tire encore son épingle du jeu, mais il est sur une corde raide, elle n’est pas loin de se casser.

* Pourtant le Premier ministre, lui, se dit tout à fait optimiste quant à la réalisation du « deuxième miracle économique », cela malgré l’absence d’un « driver » aux Finances, et aussi malgré les crises qui secouent son gouvernement de semaine en semaine. Vous ne pensez pas qu’il serait en train de bluffer ? Ou, se pourrait-il qu’il ait tort ?

Ce n’est pas de l’optimisme, c’est plutôt du volontarisme. Anerood Jugnauth n’est pas un bluffeur, d’autres dans son gouvernement le sont. Il dit ce qu’il pense mais je ne sais pas s’il pense juste… Et puis, je ne sais pas ce que recouvre vraiment ce mot « miracle » en la circonstance.

Le premier « miracle » – si vous insistez – c’était le plein emploi dans un pays qui possédait une main d’œuvre abondante et pas chère, disposée à travailler en usine pour quatre sous. Aujourd’hui, il n’y a pas de main d’œuvre disponible, quand il y en a, elle ne veut pas travailler, et elle est chère en plus. Si vous faites une croissance forte dans ces conditions, alors là, ce sera effectivement miraculeux !

* Par ailleurs, comment réussir un miracle économique sans le soutien du service civil ? A force de vouloir tout « nettoyer » à grand coups de karcher, les fonctionnaires ont pris peur, ce qui fait qu’il paraît que les instructions verbales des ministres ne passent plus, et les projets ou autres dossiers, ceux particulièrement sensibles, restent ‘bloqués’ faute d’actions décisives de la part des hauts cadres du service. Il fallait s’y attendre, n’est-ce pas ?

Vous faites erreur. Le problème du service civil n’est pas là. La fonction publique est aujourd’hui extrêmement pauvre en compétences. Je connais quelques hauts cadres expérimentés, compétents et intègres, on peut les compter sur les doigts d’une seule main. Et je ne vois aucun fonctionnaire se plaindre d’être bloqué, je vois trop de mollusques pressés, au contraire, de tout débloquer pour plaire aux princes du jour. En d’autres temps, même aux princesses…

* C’est Vishnu Lutchmeenaraidoo lui-même qui disait dans une interview récemment que le jugement dans l’affaire MedPoint est venu « déstabiliser » le gouvernement. On en saura davantage lorsque le jugement dans l’appel interjeté par Pravind Jugnauth sera rendu. Il se pourrait qu’un jugement favorable pour le leader du MSM « stabilise » le gouvernement. Et, le gouvernement disposant d’une majorité confortable pourrait tenir jusqu’à la fin de son mandat – qu’il y ait une partielle au No. 7 ou au No. 6. Qu’en pensez-vous ?

Quoi qu’il arrive, je vois ce gouvernement tout à fait capable de tenir jusqu’à la fin de son mandat et résister à une opposition divisée et en panne de crédibilité. Mais son principal ennemi c’est lui-même, une implosion n’est pas à écarter. Une implosion : cela a lieu quand une organisation s’effondre en raison de ses problèmes internes. Nous y sommes presque. Pour après, je vois une recomposition des alliances, mais peut-être ai-je trop vu…

* En attendant, les conditions favorables se mettent en place pour l’opposition : l’absence jusqu’ici de résultats concrets pour combattre le chômage, la pauvreté, les affaires qui éclaboussent certains membres de la majorité gouvernementale… Difficile à dire si tout cela n’est que conjoncturel, mais à voir les réactions que l’opposition travailliste et MMM obtiennent sur le terrain, cela laisse croire que les Mauriciens sont prêts à faire l’impasse sur ce qu’ils reprochaient à Ramgoolam et à Bérenger en décembre 2014. Croyez-vous que le vent tourne ? La « résurrection » de l’un comme de l’autre, c’est-à-dire de Ramgoolam et de Bérenger, est en bonne voie, donc ?

Deux vérités de La Palice : le vent tourne toujours ; les électeurs ont la mémoire courte. Anerood Jugnauth vous le confirmera…

 

*  Published in print edition on 8 April 2016

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