« 2016 : Un leadership fort et efficace permettrait d’avancer et d’assurer la confiance»

Interview : Eric Ng Ping Cheun, économiste et directeur
de PluriConseil — 

Redécollage économique : ‘C’est une gageure difficile à relever’

‘Oui, le développement économique est à deux vitesses, mais c’est ainsi qu’un pays progresse’

Miracle économique ou mirage politique ? Telle est la question que les Mauriciens se posent une année après les élections générales. Le décalage entre les prévisions et les réalités économiques donne lieu à des réactions diverses. Toutefois, l’optimisme n’est pas au rendez-vous. L’économiste Eric Ng donne de plus amples informations sur la situation actuelle, tant sur le plan local qu’international.

Mauritius Times : Qu’on vende du rêve ou non, on devra repasser pour le “deuxième miracle économique”, car il faudra, d’abord et avant tout, assurer le redécollage économique cette année. Certains économistes soutiennent qu’après le redressement économique entrepris l’année dernière, sachant que les bases n’étaient pas solides, 2016 constituera une année cruciale sur ce plan. Pensez-vous que les conditions soient réunies pour réussir ce redécollage ?

Eric Ng Ping Cheun : Si les mots avaient un sens… S’il y a un domaine dans lequel le gouvernement excelle, c’est la com. Et je trouve dommage que les médias se prêtent à ce jeu de dupes. Pendant toute l’année 2015, on nous a rebattu les oreilles avec cet introuvable “deuxième miracle économique”. On change maintenant de disque en criant sur tous les toits l’imminence d’un “redécollage économique”.

Seuls les naïfs se laissent berner par les slogans. Les réalistes, eux, veulent voir du concret.

Qu’on vienne d’abord nous dire ce qu’on entend par “redécollage économique” ! Si c’est pour retrouver des taux de croissance du milieu des années 1980, il faudra effectivement repasser. Même les 5,3% de croissance que nous a promis le ministre des Finances pour l’année 2015-2016 ne se réaliseront pas. Car Statistics Mauritius prévoit une croissance de 3,9% en 2016 après 3,4% en 2015.

Toutefois, il est peu probable qu’on réalise cette performance de 2016. Nous savons bien que Statistics Mauritius se montre généralement très optimiste dans ses prévisions au début de l’année et révise ensuite ses estimations à la baisse au fil des trimestres. Au début de l’année dernière, cet organisme avait prévu une croissance de 4,1% pour 2014, mais en décembre il a ramené son estimation à 3,4%. Cette année, il a commencé par 3,9%. Je ne serai pas surpris s’il finit à moins de 3,5% en décembre.

Je n’ai pas eu l’impression qu’il y a eu un “redressement économique” l’année dernière. Et d’ailleurs, comment peut-on parler de “redressement” suivi de “redécollage” ? N’est-ce pas du pareil au même ?

Cessons de jouer sur les mots. L’année 2015 n’a pas été meilleure que 2014 sur le plan économique. Du reste, elles ont connu le même taux de croissance économique, soit 3,4%. Quel “redressement” peut-il y avoir lorsque le taux de chômage a remonté à 8,0% et que la dette du secteur public s’est accrue à 64,1% du produit intérieur brut ?

Posons-nous la question : Quelles bases ont été jetées pour consolider l’économie ? » Il n’y a pas eu de véritable réforme structurelle de l’économie. Désignez-moi un seul corps paraétatique qui a été restructuré pour devenir profitable. On a plutôt reculé sur des décisions de redressement financier, comme on l’a vu aux Casinos de Maurice. Et les canards boiteux continuent à faire la pluie et le beau temps. D’autre part, on n’a vu aucune amélioration dans la fonction publique, le poids financier du régime national de pension reste une bombe à retardement, et le caractère universel de notre Etat-Providence pèse lourdement sur les finances publiques.

Comme on a peu semé économiquement en 2015, on ne va pas beaucoup récolter en 2016. On peut espérer un léger mieux cette année, mais pas un grand élan de l’économie. Les secteurs des services (tourisme, TIC, services financiers et professionnels) vont continuer à tirer la machine économique pendant que de nouveaux secteurs, tels que l’économie bleue, se mettent en place. Il faudra, cependant, surveiller deux facteurs exogènes : la hausse du taux d’intérêt aux Etats-Unis et l’évolution du prix pétrolier.

Celui-ci est certes tombé à son niveau le plus bas depuis douze ans, et on spécule même qu’il descendra sous les 30 dollars le baril. Mais les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran constituent une grosse incertitude. Même si elles n’ont pas d’impact négatif sur le prix du brut pour l’instant, la situation risque de devenir explosive à tout moment. Une hausse brutale du prix pétrolier va anéantir le seul bon résultat que Maurice affiche actuellement : une faible inflation.

Dans le même ordre d’idées, le revirement de la politique monétaire américaine doit sans doute embarrasser la Banque de Maurice. Alors que notre banque centrale venait tout juste d’abaisser son taux directeur, la Réserve fédérale relevait le sien. Il est fort probable qu’elle continue à l’augmenter par 25 points de base tous les trimestres pendant les trois prochaines années jusqu’à le porter à 3,25%. Déjà, des capitaux étrangers délaissent les marchés émergents pour se porter sur des actifs américains, devenus attrayants. C’est d’ailleurs une des raisons du désinvestissement étranger à la bourse de Port Louis. Une hausse continue des taux américains accentuera les sorties des capitaux étrangers et accroîtra l’attractivité du dollar. La roupie mauricienne risque de se déprécier encore fortement contre ce dernier, ce qui rendra nos importations plus chères.

Dans ce cas, les conditions internationales ne seront pas si favorables à un redécollage de l’économie mauricienne. Le gouvernement doit mettre les bouchées doubles pour sortir le pays de l’ornière. Dans un premier temps, il avait demandé à la population d’attendre au moins deux ans pour cueillir les fruits de sa politique économique. Mais ayant senti monter une grande impatience parmi les gens, il leur promet maintenant des résultats probants dès la fin de 2016. C’est une gageure difficile à relever, et si les résultats ne sont pas au rendez-vous, la déception des Mauriciens ne sera que plus grande.

* Le dernier sondage effectué par AfroBarometer nous apprend que l’emploi serait la première préoccupation des Mauriciens en 2016. Au fait, le nombre de chômeurs s’élevait à 46 000 en 2015. Un taux de chômage de 8,0% est-il préoccupant pour l’économiste ?

Le taux est inquiétant. Ce qui est préoccupant, c’est qu’il ne descend pas mais est resté entre 7,8% et 8,0% depuis cinq ans. Tant qu’il demeure à ce niveau, la consommation domestique sera modérée, pas suffisante pour stimuler la croissance économique.

Dans une économie dynamique, il y a constamment des pertes d’emplois. Ce qu’il est important de considérer, ce sont les créations d’emplois. Nous en créons, certes, mais pas assez pour faire reculer le chômage. Selon les chiffres de Statistics Mauritius, le nombre total d’emplois était de 536 500 au troisième trimestre de 2015, contre 538 900 au quatrième trimestre de 2014. Donc, il y a eu plus d’emplois détruits que d’emplois créés durant les neuf premiers mois de l’année dernière. Les Mauriciens ont effectivement raison de se faire des soucis.

* On apprend aussi qu’il existe actuellement 7 000 à 8 000 postes à pourvoir dans la fonction publique, et qu’une restructuration de la Public Service Commission devrait faciliter ou rationaliser les procédures de recrutement. Or le gouvernement souhaite que 25 000 emplois soient créés cette année, parmi lesquels 17 000 devront provenir du secteur privé. Plus facile à dire qu’à faire ?

Trop facile à dire, mais impossible à faire. Cette annonce de 25 000 emplois créés cette année a eu les honneurs de la une d’un quotidien comme si c’était dans le domaine du possible. Notre économie n’est même pas capable d’en créer 10 000 par an !

Dans son discours-programme, le gouvernement actuel avait promis de créer 15 000 emplois par an. Puis, il a monté les enchères dans son Economic Mission Statement en visant 20 000 emplois par an. Maintenant, il dit 25 000. Demain, 30 000 ? Plus les gens se montrent incrédules devant les ambitions affichées par le gouvernement, plus il ajoute 5 000 emplois à son objectif…

La seule chose facile à faire, c’est de recruter dans la fonction publique. On nous dira que de nombreux postes sont vacants, mais on sait que la fonction publique peine par son sureffectif. Au lieu de remplir les postes vacants, il convient de redéployer des employés dans des départements handicapés par un manque de personnel.

Au demeurant, l’administration publique est déjà trop bureaucratique pour accueillir de nouveaux entrants qui ne feront qu’alourdir la bureaucratie. Le pays a besoin d’un service civil agile et réactif face aux changements constants des conditions économiques.

Et puis, des milliers de recrutements entraîneront une forte hausse de la masse salariale. Comme celle-ci est structurelle, les dépenses publiques augmenteront allègrement et feront grossir la dette du secteur public, qui a déjà dépassé les 60% du PIB. Je trouve qu’il y a incompatibilité entre ramener celle-ci à 50% du PIB et recruter 8000 fonctionnaires.

* La mise en chantier des ‘smart cities’, la relance du ‘Road Decongestion Programme’ et la concrétisation de certains projets hôteliers viendront booster la construction. Au-delà du tourisme, qui a connu un rythme de croissance élevé en 2015, il y a l’économie bleue et le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC), ce dernier ayant connu une croissance de 6,8%. Tous devraient créer des emplois. On pourrait donc dire que la relance de l’économie serait déjà en cours, non ?

Il faut saluer la bonne performance du secteur touristique. Les arrivées touristiques ont connu une croissance à deux chiffres l’année dernière (10,9%), un taux qu’on n’a pas vu depuis 2008. Les marchés traditionnels ont bien repris, et avec les nouvelles lignes aériennes desservies par Lufthansa, Austrian Airlines, Turkish Airlines, Eurowings et Edelweiss, Maurice devrait accueillir encore plus de touristes européens cette année. Le pays paraît être une destination sûre en comparaison avec ses compétiteurs où les risques d’attentats terroristes sont élevés. Mais il faut encourager les touristes à sortir de leur hôtel pour dépenser leur argent dans des commerces qui sont tributaires du marché touristique.

Quant à la croissance réelle du secteur des TIC, elle est certes toujours forte, mais elle est demeurée en-dessous de 7% ces trois dernières années. On avait été habitué à plus de 9% auparavant. Il est bon de souligner que l’évolution du “sectoral deflator” de cette industrie indique que les prix de production ont connu une baisse continue ces dernières années, ce qui m’amène à dire que la croissance nominale des TIC est bien modérée, aux alentours de 3,5% en 2015.

Pour ce qui est de l’économie bleue, on en parle, mais il n’y a rien de concret jusqu’à présent. Le ministre responsable de ce dossier brille lui-même par son silence. La construction, elle, connaîtra seulement un petit rebond, de l’ordre de 2,0% en 2016, après pourtant une forte contraction de 4,3% l’année dernière. Donc ce secteur ne retournera même pas à son niveau réel de 2015 !

* En attendant, il y a le problème de la dette du secteur public qui est passée de Rs 234,4 milliards en septembre 2014 à Rs 256,8 milliards en septembre 2015, ce qui rétrécit la marge de manœuvre du budget de l’Etat. Il faudrait, dit-on, une croissance robuste générée par des investissements publics pour régler efficacement ce problème, d’autant que l’investissement privé a reculé ces dernières années. Est-ce toujours gérable, selon vous ?

C’est toujours gérable moyennant que le gouvernement mette un frein aux dépenses publiques dès cette année. En neuf mois, de décembre 2014 à septembre 2015, la dette du secteur public a augmenté de Rs 19 milliards, soit Rs 2,1 milliards par mois. En pourcentage du PIB, elle s’est accrue de 2,6 points de pourcentage pour se situer à 64,1%. C’est un glissement significatif qui témoigne d’une mauvaise gestion des finances publiques. La situation est susceptible de se détériorer davantage avec l’application de la compensation salariale et du prochain rapport du Pay Research Bureau. Elle pourra s’aggraver si la croissance économique est faible et si les prix pétroliers remontent brutalement.

Vous avez raison de dire que la marge de manœuvre du gouvernement pour relancer l’investissement public est réduite par l’accroissement de la dette publique. L’économie est une affaire de choix. Il fallait choisir entre soutenir la croissance par l’investissement public, d’une part, et augmenter la pension de base et les compensations salariales, et refinancer des compagnies déficitaires, d’autre part. Comme le dit le leader de l’Opposition, le ministre des Finances a sacrifié le budget de développement. Short political gain, long economic pain.

* Quelle opinion faites-vous, en tant qu’économiste, des projets concernant les ‘Smart Cities ’ ? On est passé de huit, chiffre annoncé dans le discours du budget, à seize. Est-ce que des entreprises étrangères occuperont ces ‘Smart Cities’ ?

Les projets désignés sous le nom impropre de “smart cities” diffèrent les uns des autres, allant de la ville aéroportuaire d’Omnicane au centre du savoir de Médine, en passant par l’agriculture bio de Riche Terre et les projets immobiliers. Les gens de l’extérieur de Maurice nous croiraient-il en entendant qu’une très petite île aurait seize smart cities ? Le pays aurait le plus de smart cities par kilomètre carré au monde !

En vérité, une smart city, c’est une ville d’au moins 100 000 habitants, soit la population du district de Beau Bassin/Rose Hill ou de Vacoas/Phoenix, avec une autonomie énergétique et un réseau de services numériques. Il faudra avoir la masse critique pour faire fonctionner une smart city de manière viable. Je doute fort qu’on puisse remplir nos éventuelles smart cities avec des étrangers, qu’ils soient des particuliers ou des sociétés.

Nos promoteurs de l’IRS/RES n’arrivent pas à vendre toutes leurs villas, dont plusieurs sont au bord de la mer. Une des raisons est que Maurice est située loin des grandes métropoles. Ce sera encore plus difficile de trouver des acheteurs étrangers pour s’installer dans une smart city qui n’a pas la même valeur environnementale qu’une villa pied dans l’eau, par exemple.

Par ailleurs, les parcs industriels de BPML se désemplissent avec la fermeture d’un certain nombre d’entreprises. De plus, beaucoup d’espaces sont disponibles pour des bureaux à Ebène, à Port Louis et ailleurs. L’offre immobilière est déjà excédentaire, d’où la stagnation du marché. La création de smart cities n’arrangera pas les affaires de nos propriétaires immobiliers.

* Au-delà de tous ces grands projets de développement du secteur public et des ‘Smart Cities’ à coups de milliards de roupies, parfois on ne se rend pas compte que des milliers de Mauriciens vivent dans une situation de précarité. Un rapport du Bureau International du Travail nous indique que quelques 60 000 employés du secteur privé touchaient moins de Rs 5 000 par mois en 2014. Les dernières recommandations du National Remuneration Board et un éventuel salaire minimum corrigeraient, dans une certaine mesure, cet état de choses. Mais c’est l’exemple classique d’un développement économique à deux vitesses, non ?

Il est vraiment ahurissant que des employés travaillant à plein temps touchent un salaire mensuel de Rs 5 000 de nos jours. Les patrons doivent comprendre qu’un tel état de choses ne peut pas durer sans risquer une explosion sociale. Ils doivent faire un effort pour accorder des rémunérations plus justes. Toutefois, je suis contre l’idée d’un salaire minimum national qui sera un obstacle à la création d’emplois pour des jeunes non qualifiés, la catégorie la plus touchée par le chômage.

Oui, le développement économique est à deux vitesses, mais c’est ainsi qu’un pays progresse. Aucune économie ne peut se développer à la même vitesse pour tout le monde, car chacun a des capacités différentes. Ce qui importe, c’est que tous soient inclus dans le processus de développement.

* La classe moyenne connaît aussi des difficultés depuis un certain nombre d’années. On affirme même qu’elle s’appauvrit. Acheter un terrain et construire une maison ces temps-ci relèvent d’un défi énorme pour les jeunes…

Le développement des smart cities va faire monter les coûts de construction pour les Mauriciens de la classe moyenne. A charge pour le gouvernement de faire en sorte que sa politique ne débouche pas sur une crise du logement pour la population locale.

A l’avenir, il devra sans doute augmenter, et étendre à la classe moyenne, les subventions et déductions fiscales liées à l’achat d’un terrain et à la construction d’une maison individuelle.

Malheureusement, c’est encore l’argent des contribuables qu’on utilisera pour atténuer les effets négatifs d’un développement immobilier effréné, qui bénéficie déjà de nombreux avantages fiscaux dans le cadre du Smart City Scheme, au profit des étrangers.

* Je reviens à ma première question par rapport au “deuxième miracle économique”. Rêve ou non, on souhaite tous que Sir Anerood Jugnauth réussisse son pari, cela dans l’intérêt de toute la population. Mais au-delà des ingrédients nécessaires pour réussir ce “miracle”, peut-être faut-il qu’il soit maintenu en poste pour assurer la confiance. Qu’en pensez-vous ?

Le Premier ministre est effectivement le ciment qui tient ensemble l’alliance gouvernementale. Tous les ministres et députés de la majorité resserrent les rangs derrière lui. D’abord, c’est grâce à lui qu’ils sont au pouvoir. Ensuite, ils veulent conserver leur poste et aussi les privilèges, . ce qui explique qu’ils ont tous voté en faveur de The Good Governance and Integrity Reporting Bill.

On dit qu’il existe plusieurs centres de décision au sein du pouvoir, indiquant une absence de leadership. Malgré tout, si SAJ part demain, je ne crois pas qu’on aura un leadership fort au sein du gouvernement Lepep. Or, dans la situation difficile où se trouve notre pays, il faut un leadership, ce qui a fait défaut l’année dernière.

En cette année cruciale pour l’économie mauricienne, un leadership fort et efficace permettrait d’avancer et d’assurer la confiance.

 

* Published in print edition on 15 January 2016

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