“On ne fabrique pas un leader…

Interview: Dev Virahsawmy

…un leader émerge de par sa force de battant, sa capacité d’agir, sa vision »

« Tous les leaders ont tous reçu des contributions. Qu’ils ne viennent pas nous faire croire qu’ils sont des anges ! »

“Quand vous avez affaire à des « semi-literate people », préparez-vous à vous retrouver avec de telles situations… où le leader bien-aimé reste le leader bien-aimé parce que les gens ne peuvent pas réfléchir autrement » Après l’arrestation de Navin Ramgoolam, ce sont les financements des partis politiques et les commissions, à Maurice et dans le monde, qui retiennent l’attention des medias et de la population. Faudrait-il un cadre régulateur ? Faudrait-il plus d’enquêtes sur tous les partis politiques de la République, et les avoirs des hommes et femmes politiques ? Pourrions-nous rebondir et développer une culture politique moins un-British ? Dev Virahsawmy répond à nos questions.

Mauritius Times : Année difficile pour le PTr, alors que ce parti célèbre cette année son 72eme anniversaire et le 100eme anniversaire d’un de ses tribuns, Guy Rozemont ; cela en raison de l’arrestation de son leader et de la découverte de Rs 220 millions dans ses coffres-forts et valises. Même si les avocats veulent bien se montrer optimistes quant à l’issue des affaires dont il pourrait éventuellement faire l’objet, il paraît difficile à ce stade pour le PTr de se sortir de cette situation « plus fort que jamais » tel que le souhaiterait le nouveau porte-parole du PTr. Qu’en pensez-vous ?

Dev Virahsawmy : Il est vrai de dire que d’abord le leader, mais aussi les dirigeants du PTr, sont actuellement dans une situation difficile, mais tout dépendra de l’issue de cette enquête et si l’affaire ira en Cour ou non; ou si le jugement sera en faveur du ou contre le Dr Navin Ramgoolam.

Si la Cour donne finalement gain de cause au Dr Ramgoolam, il est évident que le PTr va redevenir très vite une force politique beaucoup plus forte qu’il ne l’a été récemment.

A mon avis, l’électorat travailliste n’a pas abandonné son parti. Lors des dernières élections, les Travaillistes ont simplement voté contre le fait que Paul Bérenger devienne Premier ministre de Maurice.

Mais le PTr a un électorat qui lui est fidèle, et une fois les obstacles enlevés, le PTr va vite reprendre du poil de la bête.

* Que faites-vous des images des liasses de billets, retrouvées dans les coffres-forts et valises, et qui ont été projetées à la télévision, dans la presse écrite et aussi sur les réseaux sociaux, suite à l’arrestation de Navin Ramgoolam ? C’est un coup dur, politiquement parlant, pour le PTr et son leader, non?

Il faut garder en tête une chose très importante : aucun journaliste n’avait le droit d’être présent dans cette salle lorsque les coffres-forts ont été ouverts. Comment se fait-il donc que la MBC a obtenu ces images ?

Je soupçonne que c’est probablement les autorités qui ont mis ce ‘footage’ à la disposition de la MBC, ce qui me pousse à dire qu’il y aurait là un soupçon de coup monté, une intention délibérée de tomber dans le sensationnalisme et de frapper un grand coup auprès de l’opinion publique.

Dans un premier temps, cela a marché. Mais quand l’affaire sera entendue en Cour, je ne crois pas que les gens vont se souvenir de tout cela. Je pense qu’au fur et à mesure que les choses vont remonter à la surface, les données vont changer, et on verra alors un changement d’attitude.

Parce que, déjà, il y a de plus en plus de gens qui se posent des questions sur le financement des partis politiques et les contributions financières que reçoivent les leaders de tous les partis pour les élections.

Lundi après-midi, j’ai écouté attentivement Jean-Claude de l’Estrac sur Radio Plus où il a admis qu’en tant que ‘Campaign Manager’ du MMM pour les élections de 1976, ’82, ’83, etc., il avait reçu des contributions de part et d’autre. A mon avis, les contributions qu’il recevait n’étaient que des miettes parce que le gros du financement allait à Paul Bérenger qui contrôlait les ressources financières du MMM. Donc, Jean-Claude de l’Estrac admet que le MMM a reçu beaucoup d’argent. Je sais aussi que le PTr et le MSM ont également reçu beaucoup l’argent.

Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a plusieurs décennies de cela, Sir Anerood Jugnauth avait déclaré avoir financé la construction d’un bâtiment de 14 étages, le Sun Trust, ce qui avait coûté, selon ses dires, Rs 70 millions à l’époque et ce qui reviendrait aujourd’hui à presque Rs 400 millions.

Tous ces partis reçoivent de l’argent des contributeurs et d’autres financiers. Jean Claude de l’Estrac a donné maints détails sur le financement de nos partis politiques sur Radio Plus, ce qui démontre que cela fait partie de la culture politique de Maurice.

Dommage que ce soit ainsi, mais tous les leaders des partis politiques ont un contrôle total sur l’argent reçu et sur les dépenses faites par leurs formations. C’est la raison pour laquelle j’affirme que les Mauriciens vont très vite adopter une nouvelle attitude sur l’argent retrouvé dans les coffres-forts. Et ils vont aussi se dire que si Navin Ramgoolam est coupable d’avoir amassé Rs 220 millions, alors les autres dirigeants politiques le sont également et on devrait aussi les poursuivre en justice.

Il ne faut pas oublier non plus que Navin Ramgoolam était Leader de l’Opposition pendant 10 ans et Premier ministre pendant 15 ans. Donc, les contributions qu’il a sous son contrôle sont le résultat de 25 années d’activité politique au cours desquelles les gens ont contribué pour les activités politiques de son parti.

Si on veut arrêter tout cela, quoique je ne crois pas qu’on parviendra à y mettre un frein, c’est qu’il faut introduire une loi sur le financement politique et c’est l’Etat qui aura la responsabilité de financer les partis.

Mais attention : ce financement par l’Etat ne va certainement pas mettre un frein aux contributions du secteur privé ; les financiers du privé vont toujours le faire de façon ‘covert’, avec pour résultat que certains partis politiques vont se procurer davantage d’argent et, dans certains cas, plus de moyens financiers que les autres.

Il ne faut pas oublier non plus que dans tous les pays capitalistes, les grosses corporations versent de l’argent pour soutenir leur candidat. On nous dit que les dernières élections aux Etats-Unis, pour le deuxième mandat de Barack Obama, auront été les élections les plus chères dans l’histoire de la démocratie sur le plan mondial.

* Sauf qu’aux Etats-Unis, le financement politique se fait dans un cadre légal ?

Le financement est libre et c’est reconnu comme une activité économique légale. A Maurice, cela existe depuis très longtemps mais sans aucun cadre légal.

C’est une pratique qui perdure. Tous les leaders politiques le savent, surtout les leaders politiques qui ont une chance de participer au pouvoir ; ils ont tous reçu des contributions. Qu’ils ne viennent pas nous faire croire qu’ils sont des anges !

* Passons sur le financement des partis. Un autre élément a été introduit dans cette affaire : des commissions alléguées. Même si Navin Ramgoolam a affirmé , samedi dernier, qu’il n’a jamais pris « une seule commission », ni effectué « un quelconque transfert de fonds à l’étranger », il n’a toutefois pas levé le voile sur les Rs 220 millions retrouvées chez lui. Il s’est appuyé sur le fait que l’enquête est toujours en cours. L’opinion publique aurait souhaité savoir davantage sur la provenance de cet argent, n’est-ce pas ?

Je comprends très bien que l’opinion publique veuille savoir d’où provient cet argent, mais on est en train d’amalgamer plusieurs choses. D’abord, il faut bien se dire que la présomption d’innocence est un des principes les plus importants de notre système légal ; toute personne est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement prouvée.

Il incombe donc à la police ou à la poursuite de prouver la culpabilité de cette personne. Ce que je veux savoir, c’est : comment la police va-t-elle prouver que cet argent provient d’une activité criminelle ? C’est à la police de prouver cela et non Navin Ramgoolam. On a complètement gommé cet aspect de la procédure.

Jusqu’à l’heure, tout ce que nous savons, c’est qu’il y avait Rs 220 millions dans les coffres-forts et valises. Or, un journal a répercuté des soupçons, semble-t-il de la police, à l’effet que des « commissions » se chiffrant à plusieurs milliards auraient été reçues. Tout cela n’est que de la spéculation pure et simple. Qu’on avance des preuves !

Je ne suis ni légiste ni procureur, je ne suis qu’un observateur qui ne fait que regarder ce qui se passe dans notre société. Mais je peux vous dire que je ne suis pas très à l’aise avec une certaine manière de faire.

Par exemple, quand on arrête quelqu’un et qu’on l’interroge pendant presque toute la nuit ; quand quelqu’un est souffrant, qu’il ne peut pas se présenter à la police et qu’on l’oblige de se rendre aux Casernes centrales malgré tout à neuf heures du soir, pour moi cela équivaut à un abus des droits de l’homme.

Je suis choqué que ‘Human Rights Watch’ et ‘Democracy Watch’ n’ont rien trouvé à redire sur cette manière de faire. Cela est grave pour moi.

D’une part, il y a des accusations qui n’ont pas été encore prouvées et, d’autre part, des gens sont prêts à lyncher Navin Ramgoolam publiquement. Cela est dangereux pour notre démocratie.

Pour revenir à votre question, je sais qu’on a retrouvé Rs 220 millions chez le chef d’un parti qui a aussi été Leader de l’Opposition pendant 10 ans et Premier ministre pendant 15 ans. Je sais aussi qu’il a aidé au développement spectaculaire de son parti. Tout cela ne me choque pas.

Mais est-ce que la police pourra prouver que c’est passible d’une offense de blanchiment d’argent ? Je ne peux pas me prononcer là-dessus.

* Autre chose qui pourrait intervenir dans les affaires de ce genre, c’est la question de disproportionnalité entre les revenus d’une personne et sa richesse personnelle selon la Prevention of Corruption Act 2002…

Je n’ai pas en ma possession les données nécessaires pour répondre à cette question. Ce que je sais, c’est que Navin Ramgoolam a une fortune personnelle ; et, deuxièmement, en tant que leader, il a reçu beaucoup de contributions, pas seulement pour les élections, mais aussi pour d’autres activités de son parti. Maintenant si l’ICAC compte le poursuivre, elle aura à apporter des preuves et Navin Ramgoolam et ses avocats vont devoir se défendre.

* En tout cas, toutes ces affaires dont Navin Ramgoolam pourrait éventuellement faire l’objet vont probablement durer quelques années, et il devra compter sur une défense « rigoureuse », comme il le dit lui-même – et/ou des erreurs procédurales de la poursuite – pour le sortir de là. C’est donc une bonne chose qu’il ait pris un congé des activités du parti et recommandé qu’Arvin Boolell soit le porte-parole d’une direction collégiale à la tête du PTr, le temps qu’il règle ses démêlés avec la justice ?

L’affaire Ramgoolam peut durer des années comme l’a dit si clairement Me Yousuf Mohamed. Je soupçonne qu’on voudra à tout prix immobiliser Navin Ramgoolam afin de l’empêcher de reconstruire son parti sur la force de son charisme. Comment est-ce que le PTr va réagir? Je ne le sais pas, mais s’ils sont de fins stratèges, il y a une voie qu’ils peuvent poursuivre.

En attendant, dans le court terme, je crois que c’est une bonne chose que Navin Ramgoolam se soit retiré temporairement comme leader pour qu’il puisse s’occuper essentiellement de son ‘case’ parce que cela va lui prendre beaucoup de temps, d’énergie et de recherches. L’homme idéal, dans ces circonstances, pour être le porte-parole et non pas le leader, c’est-à-dire celui qui doit communiquer avec le public les décisions collégiales qui ont été prises par le Bureau Politique du parti, c’est bien Arvin Boolell.

J’ai entendu une certaine ambiguïté qui, à mon avis, fausse un peu le débat. Un porte-parole n’est qu’un porte-parole, pas un leader suppléant ; il ne dispose pas de ‘casting vote’ ; c’est faux de le dire.

Ceci dit, je dois faire ressortir que je ne suis pas membre du PTr ; la politique de ce parti n’est pas mon idéal car je me situe plus à gauche et je crois plus en un socialisme radical.

* D’aucuns pensent cependant que le PTr a raté une occasion de trancher et de prendre une décision claire et nette en faveur d’un nouveau départ du parti, alors que d’autres soutiennent qu’on a quand même fait un « petit progrès » avec la nomination de Arvin Boolell – même si l’ombre d’un Ramgoolam va toujours planer sur le PTr. Qu’en pensez-vous ?

On ne fabrique pas un leader. Un leader émerge de par sa force de battant, sa capacité d’agir, sa vision… Je n’ai pas encore entendu les gens au sein du PTr dire des choses intéressantes qui pourraient orienter le parti vers un socialisme plus radical.

Navin Ramgoolam, lui, croyait que c’est la politique qui devrait diriger l’économie. Là-dessus, je lui donne entièrement raison, parce que c’est la politique qui donne une direction à la société. Ce langage-là, je ne l’ai pas entendu chez les Travaillistes, les Militants ou les autres partis politiques.

Ces partis sont sous l’influence du néo-libéralisme qui soutient que c’est l’économie qui doit tout diriger. Ce leader politique qui va émerger avec une vision claire et nette, plus à gauche, n’est pas encore né au Parti travailliste…

* Il n’est pas suffisant de tenir un tel discours, encore faut-il « walk the talk » ?

Navin Ramgoolam a fait non seulement des propositions intéressantes, mais il a démontré clairement sa conviction que c’est la politique qui donne une direction à la société. Deuxièmement, c’est lui qui a mis sur pied des structures pour nous préparer à faire face aux grands problèmes de notre société, tels que le changement climatique avec la création de ‘Maurice Ile Durable’.

Et, c’est aussi grâce à lui que la question de ‘Gender Equality’ figure à l’agenda du PTr. Il a beaucoup aidé tous ceux qui sont en faveur du ‘Gender Equality’. Et, c’est aussi grâce à Navin Ramgoolam que la langue Kreol a pu avoir une place dans notre société. C’est aussi grâce à lui que le Welfare State a été consolidé à Maurice. Ce sont là les contributions positives de Navin Ramgoolam…

* Il semblerait qu’autant que les Travaillistes recherchent toujours confort sous l’ombre d’un Ramgoolam, autant les Militants ne peuvent se passer de celle d’un Bérenger, non ? Nous voilà ainsi avec une culture et des mœurs politique « very un-British » malgré le fait que ces deux leaders ont conduit leur parti respectif vers la défaite…

Nous vivons dans un pays où la majorité des gens sont des semi-alphabètes. Et, quand vous avez affaire à des « semi-literate people », préparez-vous à vous retrouver avec de telles situations… où le leader bien-aimé reste le leader bien-aimé parce que les gens ne peuvent pas réfléchir autrement.

On entend souvent des gens dire qu’il faut changer la mentalité des Mauriciens, de l’électorat. La mentalité est générée, déterminée et influencée d’abord par le système économique et, ensuite, par d’autres facteurs tels que la religion, l’éducation, etc.

On ne peut pas changer la mentalité du jour au lendemain.

Lundi après-midi, Jean-Claude de l’Estrac – se basant sur son expérience politique – nous disait à la radio qu’après une réunion, les personnes demandaient de l’argent pour coller les affiches ou pour diverses autres raisons.

C’est entré dans la culture ; le volontarisme qui existait dans le passé que ce soit au sein du PTr ou du MMM a disparu. Aujourd’hui tout est monnayé. Même le vote lorsque l’électeur vous demande de l’argent… c’est de la corruption !

Donc changer la mentalité quand les gens mal éduqués ont développé un réflexe néolibéral où tout est déterminé par l’argent, cela va prendre du temps.

* Par ailleurs, on ne sait pas si à ce stade des personnalités proches ou d’autres hommes politiques faisant partie du PTr – et probablement du MMM, dans un deuxième temps, puisque Anerood Jugnauth avait dit durant la campagne électorale qu’il détenait des informations sur le MMM – vont être inquiétés par les autorités…

Si Sir Anerood a suffisamment d’informations pour faire arrêter d’autres dirigeants du PTr ou des autres partis, il peut le faire mais le prestige de Maurice va prendre un sérieux coup.

L’image de Maurice a déjà été suffisamment ternie…Notre image a été ternie par le fait que nous avons des gens qui se comportent de telle ou telle façon, et cela ne veut pas dire non plus que pour garder une bonne image, il faut tolérer la corruption. Mais je dis qu’il faut faire attention et il ne faut pas trop spéculer ou exagérer sur les détails et oublier l’essentiel.

 

* Published in print edition on 20 February  2015

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