Comportement électoral à Maurice — La Stabilité du Vote Ethnique et l’Instabilité du Vote Partisan

Le comportement électoral a connu un changement profond depuis les premières élections générales à Maurice de 1948 jusqu’au début du 21e siècle.

En effet, il est passé du modèle basé sur l’identification sociale à celui lié à l’identification ethno-partisane. Nous proposons de brosser un portrait de la situation.

1948-1970 : Naissance du vote ethnique

Le sentiment d’appartenance ethnique, institutionnalisé par la catégorisation communautaire, est instrumentalisé stratégiquement par les conservateurs pour contrer l’essor du mouvement ouvrier mené par le Parti Travailliste en 1948. Ceci va structurer le comportement électoral et façonner le paysage politique. Le Parti Travailliste résiste bien face à l’offensive, remportant haut la main les élections de 1953 et 1959. Mais le ver est dans le fruit, et à partir de 1963, la stratégie de l’ « ethno-politics » va véritablement prospérer.

Lors des élections de 1967, le paysage électoral se structure autour de deux groupes ethniques, désignés en tant que « majorité » et « minorités », avec un parti largement dominant pour chaque ensemble – le PTr pour le groupe « majorité », le PMSD pour les « minorités ». Le nouveau système électoral appliqué en 1967 contraint les « petits » partis à s’allier avec l’un ou l’autre parti dominant, selon leur affinité ethnique ou leur stratégie politique.

Vote de classe sociale

Lors des premières élections générales de 1948, dont le suffrage est limité aux citoyens sachant lire et écrire, le vote est essentiellement de classe : les électeurs, notamment les travailleurs, de toutes origines, se rangent massivement derrière le Parti Travailliste dirigé par Guy Rozemont. Devant l’écrasante victoire travailliste, 18 élus contre un seul issu du camp des conservateurs, ces derniers se sentant menacés par le programme travailliste de suffrage universel et de responsabilité, mettent en branle un véritable plan visant à fragmenter la majorité travailliste, en ethnicisant l’enjeu politique. Leur campagne agressive entend circonscrire le Parti Travailliste dans un groupe ethnique spécifique. Le célèbre slogan « péril hindou » de Noël Marrier d’Unienville (NMU) s’adresse à dessein à l’ensemble des non- hindous, dont les Indo-Mauriciens de confession musulmane.

Malgré cela, il y a une nouvelle et écrasante victoire des Travaillistes en 1953, confirmée en 1959 lors des premières élections au suffrage universel. Mais la stratégie divisionniste va triompher. La consultation de 1963 marque la percée du Parti Mauricien, auquel est ajouté ‘social-démocrate’ pour attirer les ‘progressistes’ non-hindous du PTr. C’est le début de l’ancrage dans le paysage politique de l’« ethnic-politics », l’identification partisane articulée autour du clivage communautaire.

Ainsi se structure le paysage politique en deux camps ethniques de force plus ou moins égale. L’un mené par un parti dirigé par un « Hindi-speaking » et l’autre par un parti dirigé par un représentant de la « Population générale ». Les nouvelles forces qui émergent s’inscrivent dans la logique communautariste : l’IFB de Sookdeo Bissoondoyal et le CAM de Razack Mohamed. Les deux principales formations – le PTr et le PMSD — étant de force plus ou moins égale, le système d’alliances transgressives est né. Dès 1959, le CAM s’allie au PTr alors qu’en 1963 il y a un accord électoral entre le PMSD et l’IFB.

Structuration du vote ethnique

En 1967, le Parti de l’Indépendance réunissant le PTr, l’IFB et le CAM remporte les élections. Le clivage Hindou/Minorités est tel que l’IFB risque de disparaitre s’il ne s’allie pas avec le PTr. L’alliance indépendantiste représente alors 49% de l’ensemble du corps électoral contre 38% au PMSD, 2% aux autres candidats, et 11% à l’abstention. Dans le camp indépendantiste, nos estimations placent le PTr à 36%, l’IFB, 8% et le CAM, 5%.

Le CAM dont l’apport est décisif, enregistre néanmoins un recul important au profit du PMSD. Une première constatation qu’on retrouvera aux législatives qui suivent : lorsqu’une formation d’un camp ethnique s’allie avec le parti dominant de l’autre camp (ethnique), une partie de son électorat l’abandonne.

1970-1990 : CRISTALLISATION DU VOTE ETHNIQUE

Au début des années 70, il y a un retour de class politics avec le MMM mais son recentrage idéologique et sa reconnaissance des « réalités historiques » — entendez ‘ethniques’ – l’installent dans le système. La crise politique de 1982-83 va cristalliser la structure du vote ethno-partisan. A partir de 1983, l’électeur opte généralement pour le parti qu’il considère comme étant proche de lui ethniquement.

Cela a pour effet de stabiliser le comportement électoral fondé sur l’identification ethno-partisane résultant du clivage communautariste. La volatilité transgressive, c’est-à-dire le fait de changer de camp ethnique entre deux élections, est marginale.

1976 : Prémices de l’instabilité partisane

La mobilité électorale, générée par les ententes ‘transgressives’, explique le rapide déclin du PMSD, amorcé à partir de la coalition gouvernementale de 1969. Aux élections de 1976, il chute à 14% sur l’ensemble du corps électoral. Il perd, par rapport à 1967, 24% au profit du MMM. En outre le MMM récupère une partie de l’électorat tamoul, télougou, marathi du PTr de 1967, et aussi musulman qui avait suivi le CAM. La perte de ces électeurs par le PTr, qui se maintient finalement à 34% – que 2 points de baisse -, est compensée par une partie de l’électorat d’un IFB peu présent lors de cette consultation. Une autre partie de l’IFB suit Anerood Jugnauth (ex-élu de l’IFB). Le taux d’abstention change à peine avec 12% alors que les candidats « divers » recueillent 4%.

Dans l’ensemble, la volatilité transgressive du point de vue ethnique du vote de 1976 est marginale. Deux tiers de l’électorat PMSD changent de parti. C’est une mobilité partisane importante, certes, mais demeure toutefois imbriquée dans le schéma du vote ethnique.

1982 : Première indication de l’électorat flottant du PTr

En 1982, c’est au tour du PTr de connaître le séisme qu’avait subi le PMSD en 1976. Les résultats sont les suivants :

– Parti d’Alliance National (PAN) :   21%

– MMM-PSM :                                     57%

– PMSD :                                              7%

– Divers candidats:                            2%

– Abstention :                                    13%

La consultation de 1982 se déroule dans des conditions particulièrement défavorables au PTr. C’est la première élection qui fait apparaître le segment volatile travailliste.

Avec un socle électoral dont le plancher se situe à 21%, le segment flottant de l’électorat travailliste est évalué à environ 15%. Toutefois, il est interne au groupe de la « majorité » car il accompagne en grande partie le PSM de Harish Boodhoo dans l’alliance avec le MMM. Le PMSD, sur le déclin continu du fait de la coalition de 1976, perd 7% récupéré par le MMM, qui se retrouve alors avec un socle électoral de 44% dont 3% d’apport d’Anerood Jugnauth, ‘hérité’ de l’IFB.

1983 : Renforcement du vote ethnique

La grande crise politique de 1982-83 entraîne dans le sillage de l’intensité du clivage « majorité-minorités » la cristallisation du comportement électoral communautariste. Avec la « cassure » du MMM, on retrouve la configuration de 1967 : un parti des « minorités » face à deux partis de la « majorité » – MSM et PTr – et d’un « petit » parti représentant une « minorité » – le PMSD. A l’instar du CAM en 1967, l’apport du PMSD en 1983 est également décisif.

Aux élections de ’83, l’Alliance MSM-PTr-PMSD recueille, sur l’ensemble du corps électoral, 43% contre 40% au MMM, le taux d’abstention étant de 15% et le score des candidats indépendants, 2%. Selon nos estimations, la contribution du PTr à l’Alliance Bleu-Blanc-Rouge se situe autour de 20% ; le MSM dont le PSM, 18% ; le PMSD 5%.

Le bloc PTr-MSM identifié plus clairement au groupe « majoritaire » pèse donc 38%, un niveau qui va se maintenir lors des consultations suivantes. Le MMM et le PMSD du camp des « minorités » sont alors de l’ordre de 40% et 5%, soit un total de 45%.

En 1987, les résultats confirment le schéma de ’83 : même score estimé pour l’entente MSM-PTr soit 38%, même performance également pour le PMSD. 3 points de plus pour le MMM mais avec une participation électorale plus importante — 12% d’abstention contre 15% en 1983.

1990-2015 : RESISTANCE DU VOTE ETHNIQUE

1991 : Première « grande » alliance et ses effets sur la volatilité électorale

En 1991, c’est la première « grande » alliance : celle réunissant le MSM du Premier ministre Jugnauth évalué à 18% en ’87, et le MMM ayant atteint 43% en ’87.

Résultats de 1991 sur l’ensemble du corps électoral :

– MMM-MSM:                   48%

– PTr-PMSD :              33%

– Divers candidats :     3%

– Abstention :              16%

Ayant totalisé 61% (18% + 43% = 61%) en ’87, le MMM et le MSM reculent donc de 13 points. La part du MMM et celle du MSM sont estimées à 36% et 12% respectivement. Une partie de l’électorat MMM, probablement non satisfaite de l’alliance avec le MSM, va s’abstenir.

Le PTr de Navin Ramgoolam réalise, selon notre analyse, 28% dont 6% issus de l’électorat MSM de ’87, alors que le PMSD reste à 5%.

Cette consultation marque le début du recul du MMM, « junior partner » d’un parti identifié au groupe de la « majorité ». Elle révèle également la montée de l’abstentionnisme — 12% en ’87, 16% en ’91 — affectant le MMM principalement. Elle confirme, en outre, le phénomène de vases communicants entre le PTr et le MSM.

Malgré la volatilité du vote partisan, la stabilité du vote ethnique résiste. Le poids total du PTr et du MSM se situe à 40%, à égalité avec le total MMM-PMSD.

1995 : Deuxième « grande » alliance et nouveau recul du MMM

Les résultats des législatives de 1995 sur l’ensemble du corps électoral :

– Alliance PTr-MMM :    52%

– MSM :                          16%

– PGD :                             5%

– Divers candidats :         7%

– Abstention :                 20%

Considérant qu’en ’91, le PTr et le MMM pesaient un total de 66%, en ’95, ils enregistrent donc un recul de 14 points.

La part du MMM dans le score de l’alliance victorieuse est estimée à 27% et celle du PTr à 25%. Les 3% perdus par le PTr sont récupérés par le MSM, associé au même groupe ethnique. Quant au MMM, il perd 6 points qui gonflent le segment abstentionniste (16% en ’91, 20% en ’95).

Autre constat : la progression des suffrages recueillis par les candidats et autres partis indépendants – (le MMP-Hizbullah de Cehl Meeah, le MMSM de Madun Dulloo) -, qui passe de 3 à 7%. L’émergence de Cehl Meeah qui mord dans l’électorat MMM démontre un certain renforcement du vote ethnique, aspect qui explique la cristallisation de cet électorat évalué à 2%.

2000 : Troisième « grande alliance » et effritement du MSM

Après celle de 1991, la consultation de 2000 met aux prises une deuxième « grande » alliance MMM-MSM à une « petite » alliance PTr-PMXD. Le potentiel électoral total du MMM et du MSM s’élevait à 43% en 1995. Résultats :

– Alliance MMM-MSM :                          38%

– Alliance PTr-PMXD :                           33%

– Candidats et autres partis indépendants

(Hizbullah – Cehl Meeah, MDN – Raj Dayal…) : 10%

– Abstention :                                      19%

La contribution du MMM et du MSM au score de la « grande » alliance est estimée à 32% et 6% respectivement. Le progrès du MMM par rapport à ’95 peut s’expliquer par l’accord à l’israélienne, une première dans l’histoire politique du pays, qui confère le prime ministership au leader du MMM pendant deux ans.

Le MSM – 16% en ’95 et 6% en 2000 – subit un recul important de 10 points au profit du PTr et des indépendants (MDN Raj Dayal, etc).

Quant à l’alliance PTr-PMXD, nous estimons le poids électoral du PTr et celui du PMXD à 30% et 3% respectivement. Le PTr, pourtant défait, enregistre une progression de 8 points par rapport à ’95.

La mobilité du vote partisan d’une élection à l’autre s’accroît. De même, en prenant en compte le poids du Hizbullah et du MDN, la stabilité du vote communautariste se maintient.

2005 : Première défaite d’une « grande » alliance et nouveau recul du MSM

Lors de ces législatives, la « grande » alliance MMM-MSM affronte l’Alliance sociale (PTr-PMXD-MMSM-MR) dans laquelle le PTr est largement représenté. En 2000, le MMM et le MSM pesaient 32% et 6% respectivement soit un total de 38%, alors que le PTr et le PMXD totalisaient 33%.

Les résultats de 2005 sur l’ensemble du corps électoral :

– L’Alliance sociale :                                          38%

– L’Alliance MMM-MSM :                                    33%

– Candidats et divers partis indépendants :     11%

– Abstention :                                                     18%

Selon nos estimations le PTr réalise 35% et le PMXD se maintient à 3%. Quant à l’Alliance MMM-MSM, l’apport du MMM est évalué à 30% et celui du MSM à 3%. Les 5% de perte de ces deux partis au pouvoir sont récupérés par le PTr qui réalise alors son plus important score depuis 1967, alors que le MMM et le MSM en particulier, se retrouvent au plus bas.

Le basculement du vote partisan ne perturbe pas pour autant la stabilité du vote ethnique car le poids total du PTr, du MSM et autres « petits » partis et candidats indépendants du même groupe ethnique ne bouge pas. De même s’agissant du camp des partis identifiés aux « minorités » dont le MMM, le PMXD, et le FSM…

2010 : Troisième alliance Bleu-Blanc-Rouge

Les résultats de 2010 :

– Alliance PTr-MSM-PMSD :   37%

– MMM :                                  33%

– Candidats indépendants

et « petits » partis :             7%

– Abstention :                      23%

Au regard de l’historique de leur performance électorale, le MSM et le PMSD ne peuvent atteindre un chiffre inférieur à 3% — soit leur « hard core ». Le PTr est donc crédité de 31% soit un recul, par rapport à 2005, de 4 points passés vraisemblablement dans l’abstention politique. Le MMM en étant hors « grande » alliance – première fois depuis 1987 – progresse de 3 points grignotés dans le camp des abstentionnistes des élections précédentes.

2014 : Deuxième séisme électoral après 1982

En 2010, le PTr et le MMM représentent une force de 67%. Soit 47% en prenant en compte leur socle plancher – PTr : 20-21% en 1982 ; MMM : 27% en 1995.

Résultats de 2014 sur l’ensemble du corps électoral :

– Alliance PTr-MMM :                 29%

– Alliance Lepep :                        37%

– Candidats indépendants

et « petits » partis :                   8%

– Abstention :                             26%

Nous estimons que dans les 29%, le PTr représente 14% soit une déperdition de 16 points par rapport à 2010, au profit du MSM. En rajoutant ces 16% à son socle plancher de 3%, 5% provenant de sources diverses — MDN, abstention précédente, etc – le MSM représente une force estimée à 24%.

Quant au MMM, qui passe à 15%, il subit par rapport à 2010 un recul considérable de 18%. Le PMSD en capte 5% et le Muvman Liberater (ML) 5%, le reste passant dans l’abstentionnisme contestataire et les « petits » partis et autres candidats indépendants. Désormais outre l’abstention, trois partis « fish dans le same pond » que le MMM : le FSM, le PMSD et le ML.

L’ampleur de la mobilité électorale partisane en 2014 est sans précédent. 30% de l’électorat du PTr et du MMM en 2010 ont choisi d’autres partis. Pour autant, dans l’ensemble, cela ne chamboule pas la stabilité du vote communautariste.

D.E.V.

ORAC (Opinion Research Analysis Consult)

Voir 2e partie dans notre prochaine édition :
‘L’ampleur de la volatilité partisane et de l’abstentionnisme protestataire laissent entrevoir un mouvement sismique du comportement électoral’

* Published in print edition on 22 April 2016

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