Secteur public: Y a-t-il une crise de gouvernance généralisée ?

Analyse

Les démissions de certains hauts responsables de certaines entités publiques, sur fond de controverses sur les décisions stratégiques et pratiques de gestion, indiquent une tendance inquiétante pour le pays

Par Prakash Neerohoo

Une crise de gouvernance semble affecter d’importantes institutions et entreprises d’État du pays depuis quelque temps. Les démissions de certains hauts responsables dans ces entités publiques, sur fond de controverses sur les décisions stratégiques et pratiques de gestion, indiquent une tendance inquiétante pour le pays. Pourtant, le changement de gouvernement, issu des urnes du 10 novembre 2024, promettait de nouvelles perspectives de gouvernance, sinon des lendemains meilleurs au pays.

“Voilà une compagnie d’État qui n’arrive pas à sortir du bourbier dans lequel elle s’est empêtrée au cours des dix dernières années. Malgré l’injection de capital (Rs 13 milliards) de la part de sa société-mère AHL, Air Mauritius a un capital négatif (negative quity) en raison des pertes cumulatives de Rs 7,7 milliards. La nomination de M. Beegoo au poste de président non exécutif du conseil d’administration était destinée à préparer la transition vers une nouvelle administration sous un nouveau directeur général (CEO)…”

Après un an au pouvoir, le gouvernement, dirigé par l’Alliance du Changement, devrait faire une analyse rétrospective de ses décisions et actions pour voir ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas dans son approche générale à la gouvernance.

Les démissions de hauts cadres survenues ces derniers jours ne sont pas des faits anodins mais les symptômes d’une crise systémique qui s’est développée au cours des dix dernières années. Il y en a quatre qui retiennent l’attention particulièrement :

(a) Rama Sithanen, économiste et ancien ministre des Finances, a démissionné de son poste de gouverneur de la Banque centrale après une série de controverses l’opposant à son ancien deuxième adjoint ;

(b) Kishore Beegoo, un homme d’affaires, a démissionné de ses fonctions de président non-exécutif de la compagnie nationale Air Mauritius à la suite de certaines décisions controversées ;

(c) Junaid Haroon Fakim, un avocat, a démissionné de son poste de commissaire à la Financial Crimes Commission (FCC) en marge de l’enquête sur les placements bancaires de Rs 7,5 milliards du magnat malgache Mamy Ravatomanga dans le centre financier mauricien ;

(d) Gilbert Noel, un avoué, a démissionné comme membre du conseil d’administration de Airport Holdings Ltd (AHL) et de Jet Prime Ltd, une filiale d’AHL supervisant les départs et arrivées des avions privés, en raison de ses liens présumés avec le magnat malgache.

Code de gouvernance

Qu’est-ce que ces quatre démissions nous disent sur la gestion des institutions ou des entreprises concernées ? Les membres du public peuvent avoir des points de vue différents dépendant de leur culture générale, de leurs affinités politiques ou de leurs amitiés personnelles. Toutefois, il faut faire une analyse objective des situations données en considérant l’intérêt public.

Ces quatre démissions sont des cas d’école en matière de gouvernance publique et donnent d’importantes leçons aux gestionnaires du secteur public. Nul doute que les individus susmentionnés ont des compétences ou de l’expérience dans leurs domaines respectifs. En sus de ces qualités objectives, pour accomplir la mission de service public d’une institution ou entreprise d’État, il faut avoir une vision globale du rôle de l’entité publique, le sens de l’éthique des affaires et surtout la conscience de l’intérêt public au-delà de toute considération personnelle, partisane ou familiale. On se joint au service public pour faire une différence dans le destin de la nation et non pas pour d’autres considérations.

A Maurice, les séminaires sur la bonne gouvernance dans le secteur public aussi bien que le secteur privé ne se comptent plus. Les organisations patronales et les associations professionnelles (comptables, directeurs d’entreprise, cabinets-conseils légaux) réunissent fréquemment leurs membres pour les initier au code de bonne gouvernance d’entreprise, aux normes de comptabilité/audit internationales et au code de déontologie professionnelle. Or, le code de gouvernance est beau en théorie mais il demande une application rigoureuse pour être efficace. Ce qui compte davantage que le code écrit, c’est l’intégrité et le sens de l’éthique des hommes et des femmes qui sont appelées à gérer les institutions ou entreprises.

Il est temps aujourd’hui pour le gouvernement de revoir tout le processus de nomination des présidents, des directeurs et des membres des conseils d’administration des institutions ou entreprises d’État pour assurer qu’ils accomplissent leurs devoirs de façon saine et efficace. Nous comprenons qu’au lendemain des élections, le gouvernement avait l’urgente tâche de placer des hommes de confiance à la tête de ces entités publiques en vue de permettre une transition en douceur de l’ancienne administration à une nouvelle administration afin de parer au plus pressé.

Cependant, lorsqu’un ministre décide du choix d’un nominé, il peut être parfois subjectif. Il faudrait plutôt un comité d’experts et de législateurs qui examine les candidatures potentielles à un poste et choisit le meilleur candidat possible, comme cela existe dans les pays avancés. Ce comité devrait avoir l’opportunité d’interroger les candidats potentiels sur leur vision globale de l’institution ou de l’entreprise, leur conception de la gestion des ressources humaines, leur connaissance du cahier des charges, leur expérience dans les affaires et leurs idées de réforme institutionnelle. C’est grâce à un tel examen des qualités des candidats qu’il sera possible de déceler les forces et les faiblesses d’un candidat particulier.

Banque centrale

Si l’on examine le cas de la Banque centrale, par exemple, on constatera que cette institution stratégique aurait pu faire l’économie de la crise qu’elle a vécue si un technocrate indépendant (comme c’est le cas actuellement) avait été nommé au poste de gouverneur au lieu d’un ancien ministre des Finances, dont la politique économique dans le passé avait elle-même fait l’objet de débats passionnés. Je ne connais aucun pays avancé qui nomme un ancien politicien avec des antécédents controversés au poste de gouverneur de sa Banque centrale. En revanche, il y a d’anciens gouverneurs qui se joignent à la politique pour mettre leurs compétences au service de la nation. Par exemple, Marc Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada et la Banque d’Angleterre, est devenu Premier ministre du Canada après une élection en avril 2025.

Le cas de la Banque centrale est particulièrement intéressant parce qu’il recèle des problèmes fondamentaux qui dépassent les conflits de personnalités et demandent des méthodes de gestion rigoureuse qui accordent la primauté à l’intérêt public. La façon dont le dossier de la Mauritius Investment Corporation (MIC), une filiale qui a déboursé Rs 56 milliards d’argent public à des sociétés dans des circonstances opaques, a été traitée indique l’amateurisme ou l’incompétence, sinon un manque de volonté d’affronter des intérêts économiques privés dont la devise est de « socialiser les pertes et privatiser les profits ». Lorsque des gestionnaires publics ne peuvent prioriser l’intérêt public (récupérer les fonds déboursés), ils confondent l’intérêt public et l’intérêt privé, ce qui démontre une confusion paradigmatique au sujet du rôle de la Banque centrale.

Dans le même souffle, l’incapacité de la Banque centrale de démêler l’écheveau de la Silver Bank, une banque commerciale en faillite avec Rs 7 milliards de prêts toxiques aux dépens des déposants publics, indique une entorse au devoir fiduciaire.

Aujourd’hui, les révélations sur les placements bancaires d’un magnat malgache dans le centre financier mauricien, grâce à un réseau de flux transfrontaliers doté de sociétés-écrans, confirment ā fortiori le manque de supervision efficace de la Banque centrale sur les investissements étrangers dans les banques locales. La banque centrale peut renvoyer la balle dans le camp de la FSC, régulateur des services financiers, pour se dédouaner. Or, la Banque centrale a toujours présidé le conseil d’administration de la FSC, à travers le gouverneur ou son adjoint, justement pour mieux coordonner et superviser les activités dans le secteur bancaire et le secteur non-bancaire. Aujourd’hui, le centre financier international est en désarroi faute de supervision efficace.

Air Mauritius

Le cas d’Air Mauritius est encore plus troublant. Voilà une compagnie d’État qui n’arrive pas à sortir du bourbier dans lequel elle s’est empêtrée au cours des dix dernières années. Malgré l’injection de capital (Rs 13 milliards) de la part de sa société-mère AHL, la compagnie a un capital négatif (negative quity) en raison des pertes cumulatives de Rs 7,7 milliards. La nomination de M. Beegoo au poste de président non exécutif du conseil d’administration était destinée à préparer la transition vers une nouvelle administration sous un nouveau directeur général (CEO).

Toutefois, M. Beegoo avait ses propres idées et plans pour le redécollage de la compagnie. Il a dit qu’il ne prenait pas des directives des politiciens du gouvernement, qui est pourtant l’actionnaire majoritaire de la compagnie. Il a personnalisé ses divergences avec le vice Premier ministre sur la façon de gérer la compagnie avec des sous-entendus politiques qui peuvent créer un clivage entre le Premier ministre et son adjoint.

Soit-il ne connait pas le concept de « shareholder directive » qui est valable pour une entreprise d’État, ou il a voulu gérer la compagnie à sa façon. Tous les experts s’accordent à dire que la compagnie a besoin d’un partenaire stratégique étranger qui puisse y insuffler un nouveau dynamisme avec une injection de capital et de nouvelles technologies. Apparemment, M. Beegoo était contre cette proposition. Sa démission devrait permettre à la compagnie de repartir sur une nouvelle base.

Enquête de la FCC

La démission de M. Fakim de son poste de commissaire de la FCC, en marge de l’enquête sur les placements bancaires du magnat malgache à Maurice sous la loi contre le blanchiment d’argent, vient ajouter une autre dimension à une affaire qui se complexifie davantage chaque jour au fur et à mesure que l’on découvre les réseaux de complicité et d’influence entourant les flux financiers entre Maurice et Madagascar.

Quand on est commissaire de la FCC, on est astreint à des normes éthiques très élevées. Il est allégué que M. Fakim aurait rencontré un émissaire du magnat malgache. Pour éviter tout conflit d’intérêt, parfois une démission s’impose. La FCC joue de sa crédibilité dans cette enquête et toute apparence de conflit d’intérêt est nuisible à sa réputation.

Sous ce rapport, il convient aussi de saluer la démission de M. Gilbert Noel de ses fonctions de membre du conseil d’administration d’AHL et de Jet Prime Ltd, société qui a fait des démarches pour l’arrivée du magnat malgache à Maurice. Puisque M. Noel est l’avoué qui a rédigé l’affidavit du magnat malgache contestant la décision de la FCC de geler ses avoirs à Maurice, il y avait un conflit d’intérêt pour lui de siéger au conseil d’administration de ces deux sociétés et de défendre en même temps son client.

Les quatre démissions susmentionnées doivent interpeller le gouvernement sur les qualités des hommes appelés à servir dans nos institutions, les critères de nomination et les garde-fous nécessaires pour éviter les conflits d’intérêts.


Mauritius Times ePaper Friday 31 October 2025

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