” La pire des choses qui pourrait arriver au pays, en la conjoncture, c’est une crise politique”
|Interview : Jean Claude de l’Estrac
‘Il faut prendre au sérieux les bisbilles, car elles peuvent devenir la dernière goutte d’eau qui fait déborder le vase’
* ‘La population n’attend pas que des poursuites judiciaires, elle veut voir les malfrats en prison’
* ‘Il nous faut un ministre des Finances pour exécuter les mesures annoncées, sans quoi Moody’s se présentera de nouveau’
Tout incident impliquant des acteurs de la classe politique suscite immédiatement des réactions. Il en est ainsi depuis que le conflit entre une Ministre de Tutelle et une Junior Minister est devenu public. Alors que pour certains, il ne s’agit que d’une bagarre entre deux personnalités fortes, d’autres y voient une mésentente sérieuse au sein de l’Alliance du Changement. Quant à Jean Claude de l’Estrac, il propose d’axer la réflexion sur les facteurs institutionnels, personnels et politiques en jeu, mais aussi d’étendre l’analyse sur la santé du gouvernement, les défis des réformes économiques et le désenchantement croissant de la population, révélateur d’un déficit de communication entre les élus et le peuple.
Mauritius Times : L’affaire du conflit opposant la Junior Minister Anishta Babooram à la ministre de l’Égalité des genres, Arianne Navarre-Marie, est-elle, selon vous, le symptôme d’une mésentente assez sérieuse au sein de l’Alliance du Changement ? Ou n’est-ce qu’un simple feu de paille occasionné par les egos de deux femmes issues de cultures politiques différentes ?
Jean Claude de l’Estrac : Je vois trois explications à ce mini drame : l’institutionnel, le personnel, la politique.
La première raison de ce conflit tient à l’ambiguïté de la fonction d’un Junior minister dont le rôle n’a été défini nulle part. Chaque Junior minister s’est donc donné sa propre définition de son rôle et de ses pouvoirs. Le conseil des ministres devrait urgemment profiter de l’occasion de ce conflit pour apporter une nécessaire clarification.
Peut-être aussi sur le rôle et les pouvoirs d’un Premier ministre adjoint. Là aussi, il y a des raisons de penser que des précisions sont devenues essentielles. Même si Paul Bérenger a réussi, hier, au cours d’une conférence de presse bienvenue, concrète et pédagogique, à donner une vraie consistance à son rôle et sa contribution au gouvernement. Ils sont réels.
La deuxième raison est une affaire de personnalités. Il y des ministres qui ont horreur que quiconque leur fasse de l’ombre. Cela peut aller très loin. Il y a des Juniors qui rêvent d’être Seniors. C’est la recette de la crise.
Enfin, il y a le rapport de forces politique. Dans une situation parfois conflictuelle entre partenaires, la cohabitation entre deux sensibilités différentes, peut devenir problématique surtout si les deux premières conditions sont réunies. Mais ce n’est pas une fatalité. Il y a aussi des exemples de rapports confiants.
* Cette affaire, et probablement d’autres sujets de désaccord entre les deux principaux partenaires de l’Alliance qui ne sont pas étalés sur la place publique, ne sont pas susceptibles de mettre en péril cette entente. On pourrait croire que Navin Ramgoolam et Paul Bérenger ont un intérêt mutuel à préserver leur alliance, ou qu’ils se sont grandement investis pour assurer sa pérennité à long terme. Quelle est votre analyse de leur agenda personnel et de celui de leur parti respectif ?
Je n’ai pas connaissance de l’agenda personnel à long terme et parfaitement maîtrisé de chacun des protagonistes. Mais je suis instruit par l’histoire. Je sais qu’il peut advenir un moment où une dynamique qui dépasse les volontés, s’installe. J’ai déjà vu se dérouler ce psychodrame national. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux ce qui peut paraître, au départ, comme des bisbilles que l’on a tendance à minimiser. Il faut toujours garder en tête le phénomène de la dernière goutte d’eau qui fait déborder le vase… Il faut espérer que nous n’en sommes pas là.
Je suis certain que les intéressés en sont conscients. Mais il y a des signaux inquiétants, et ils sont de plus en plus du domaine public. Hier, le Premier ministre adjoint a fait une sortie publique dont on peut penser que l’objectif principal était de rassurer la population sur le bon fonctionnement politique de l’Alliance au gouvernement. Bérenger a pris grand soin de prendre tout le monde « on board » -comme il le dit souvent.
Plus inquiétante encore est la question de la pérennisation des partis politiques. Dans le cas des deux principaux partis au gouvernement, leurs leaders sont en fin de carrière. Là encore, les leaders-propriétaires des partis n’ont jamais voulu préparer un plan de succession. On dirait qu’ils se croient immortels.
* Dans de nombreux milieux, on soutient toutefois qu’il y a un sentiment de frustration sur le terrain. Ce sentiment serait lié aux promesses électorales non tenues, aux réformes, comme celle du système de retraite, qui n’auraient pas été suffisamment expliquées, aux nominations controversées ou laissées en suspens, ainsi qu’aux résultats qui tardent à venir. Cependant, il n’est pas évident que le gouvernement actuel puisse satisfaire tout le monde et obtenir des résultats probants en si peu de temps, n’est-ce pas ?
Bien sûr. Mais le gouvernement s’est largement piégé par la course aux promesses démagogiques. Une minorité d’électeurs savaient parfaitement que nombre de ces promesses financières étaient intenables. Mais beaucoup y ont cru, d’où le désenchantement.
Mais bien au-delà de ces frustrations, se développe le sentiment que le gouvernement tâtonne, qu’il est lent, qu’il est contradictoire, qu’il est indûment centralisateur, que les vieux démons ressuscitent, qu’il ne sait pas parler à la population même pour promouvoir ses réalisations, il y en a.
La pire des choses qui pourrait arriver au pays, en la conjoncture, c’est une crise politique. J’espère que les leaders mesurent leurs responsabilités. Que des divergences existent entre les deux têtes de l’exécutif n’est pas une révélation. Pour les avoir déjà vu à l’œuvre, ensemble ou séparément, nous savons qu’il y a là deux conceptions différentes sinon antagonistes de l’exercice du pouvoir. C’est cela qui se manifeste dans leurs relations même s’il nous joue, l’un et l’autre, la comédie de l’entente parfaite. Mais tout compte fait, il vaut mieux la comédie que le drame…
* Le gouvernement a maintenu sa position sur la réforme du système de retraite malgré le mécontentement d’une grande partie de la population. Cette réforme était sans doute nécessaire, au fait “long due”. Le gouvernement espère probablement que les Mauriciens finiront par comprendre l’enjeu de cette réforme, afin qu’elle ne compromette pas leur capital électoral le moment venu. Mais est-ce un pari risqué ?
Je pense que le gouvernement a fait ce qu’il fallait faire. Mais il l’a fait de la plus mauvaise manière qui soit. Je ne sais à quoi sert son armée de communicants. Il y avait plusieurs options : je pense que la perception publique aurait été autre si, par exemple, la réforme sur la pension avait été découplée des propositions financières du budget. Elle est vue aujourd’hui comme une manière cynique du gouvernement de faire des économies sur le dos des pensionnés. A la vérité, le pays vit une transition démographique, catastrophique et existentielle, qui n’a pas été suffisamment expliquée à la population. Le problème n’est pas seulement économique, il n’est passeulement mauricien non plus.
Quel sera l’état de l’opinion dans cinq ans, personne ne peut le dire à ce stade. Beaucoup dépendra alors de ce qui aura été l’évolution de l’économie, la croissance, la qualité de la gouvernance, l’émergence de nouveaux leaders…
* Le sentiment de frustration concernant les résultats qui tardent à venir est-il justifié, selon vous ? C’est probablement faire preuve de méconnaissance du fonctionnement du gouvernement, avec ses procédures lourdes et chronophages, mais dans la majorité des cas obligatoires de par la loi, que de penser que les grands chantiers vont prendre forme assez rapidement, dès la première année du mandat du gouvernement. Votre opinion ?
Bien sûr que Rome n’a pas été construit en un jour. Mais au bout de 300 jours, on commence à se poser des questions tout de même… Certains retards sont inexpliqués et intolérables. Il y a des problèmes qui ne pourront être résolus que dans le temps. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’une part du problème vient d’une hypercentralisation, elle même née d’un manque de confiance entre partenaires politiques.
Une des clés du succès d’Anerood Jugnauth, Premier ministre, c’est qu’il faisait une confiance absolue à ses ministres et les laissait travailler.
Tout s’est compliqué depuis : un appareil politique centralisateur, une fonction publique plus peureuse que jamais, une horde de conseillers qui se croient décideurs, un gouvernement à quatre têtes. Deux demi-têtes peut-être…
* Par ailleurs, le revirement du gouvernement concernant l’impôt sur les sociétés (Corporate Income Tax) et le moratoire sur les nouvelles taxes pour les projets immobiliers, tels qu’annoncés récemment – qui sont perçus comme des concessions fiscales accordées au “big business” et aux personnes à hauts revenus, tout en imposant l’austérité aux personnes à faibles revenus qui dépendent des pensions de vieillesse – ne passe pas bien auprès de tout le monde. Voyez-vous ces mesures fiscales compatibles avec les promesses d’un développement économique équitable et inclusif pour l’ensemble de la population mauricienne ?
La croissance « stupid », comme aurait dit l’autre. L’exercice est effectivement délicat. Il est bien sûr indispensable dans la situation difficile dans laquelle on se trouve, et que l’on ne peut pas nier, que les sacrifices à faire soient équitablement répartis.
En filigrane dans le discours du budget, il y avait une parade pour éviter un déclassement de Moody’s. Beaucoup d’électeurs ne semblent pas attacher une grande importance à la question. Toutefois, ils ont tort. Une mauvaise notation de cette agence aurait eu des graves conséquences pour l’économie du pays : un ralentissement des investissements étrangers dont nous avons tant besoin, un accès renchéri à l’emprunt international qui aurait alourdi davantage le service de la dette, déjà exorbitant.
Il fallait montrer la volonté d’assainissement mais sans envoyer des mauvais signaux susceptibles de freiner l’élan des investisseurs, locaux et étrangers. Le Premier ministre vient de la redire, à juste raison, seule une collaboration intelligente et confiante, secteur privé-Etat peut produire la croissance escomptée.
* Une forte attente pèse sur les enquêtes de la Financial Crimes Commission (FCC), largement relayées par les médias depuis un certain temps. Après des années de pillage des caisses de l’État dans de multiples institutions, comme rapporté par le Directeur de l’Audit année après année, la population mauricienne est en droit d’attendre des résultats tangibles. Pensez-vous que ces enquêtes aboutiront à des poursuites judiciaires concrètes ou s’inscriront-elles dans un cycle de rapports sans suite, comme on a pu le voir par le passé ?
Rien n’aura changé alors. La population n’attend pas que des « poursuites judiciaires concrètes », elle veut voir l’aboutissement de ces poursuites : la prison pour les malfrats. Cela tarde, mais c’est compréhensible, l’administration de la justice est naturellement longue. Ce qui serait désastreux pour les institutions, la police, le judiciaire, c’est qu’en fin de compte, jamais personne ne paie pour ses crimes.
Notons qu’il y a eu ces jours derniers, des indications d’une meilleure coordination entre les agences concernées.
* Selon vous, quelle est l’étendue réelle de cette corruption systémique ? Et, au-delà des intentions affichées, existe-t-il une véritable volonté politique et un soutien institutionnel suffisant pour que ces enquêtes aboutissent enfin et répondent à cette attente populaire ?
La corruption est partout, la petite comme la grande. Les enquêtes policières et l’administration de la justice ne dépendent pas de la politique, en principe en tout cas.
Moi, ce qui m’inquiète au plus haut point, c’est l’état de dépérissement d’une partie de la force policière. J’en suis à penser qu’une grande partie de nos problèmes d’ordre public – la drogue, l’insécurité, les violences – sont dus à la déliquescence de l’autorité policière, de haut en bas. On frisonne à l’idée de ce qui aurait pu se passer, si le fonctionnement mafieux de certaines instances policières n’avait pas été démasqué.
Il faut espérer maintenant des punitions exemplaires.
* Au bout du compte, ce qui primera aux yeux de l’électorat, au-delà de l’équité et de la bonne gouvernance, c’est l’état de son porte-monnaie. Cela dépendra d’une véritable reprise économique. Au vu du contexte économique local et international, et avec un ministre des Finances à temps partiel, une telle reprise est-elle crédible ?
Elle ne pointe pas encore du nez.
Vous avez raison, il nous faudrait maintenant un ministre des Finances, chargé plus spécialement de l’exécution des mesures annoncées. Faute de quoi, Moody’s se présentera de nouveau à nos portes dans quelques mois.
Mauritius Times ePaper Friday 8 August 2025
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