Ananda Devi : «  J’ai besoin d’être excitée par ma propre écriture »

Littérature/ Francophonie / Maurice

Les Jours vivants, de la Mauricienne d’Ananda Devi explore les bas-fonds d’une Angleterre épuisée par sa guerre des classes et ses émeutes raciales. Une histoire d’amour entre une vieille femme anglaise et un adolescent descendu des cités miséreuses de Brixton.

Parmi la trentaine d’écrivains invités à Confluences 2013, le Salon international du livre qui s’est tenu du 7 au 10 mars derniers à Port-Louis, l’incontournable Ananda Devi – qui a lancé son nouveau roman, Les Jours vivants, pendant la manifestation littéraire. En vingt-cinq ans de carrière, la grande dame des lettres mauriciennes a su s’imposer comme une des auteurs les plus brillantes de Maurice. L’une des plus prolifiques aussi, avec une quinzaine de romans, des recueils de nouvelles, des essais, de la poésie aussi.

Une œuvre d’une intensité incandescente

« J’explore, aime-t-elle dire, la voie du roman, tout comme j’écris dans une confusion volontaire des poèmes en prose et de la prose poétique ». Puisant dans son imaginaire forgé par les ombres et les lumières de cette société insulaire où elle a grandi, l’auteur de Pagli et Eve de ses décombres a construit une œuvre d’une intensité incandescente qui n’a pas son pareil dans le corpus littéraire de Maurice. Une œuvre à la fois tragique et poétique, qui éclaire avec une lucidité pénétrante les paradoxes de la société mauricienne postcoloniale et pluriethnique qui n’a pas encore fait tout à fait la paix avec sa mémoire et qui laisse, malgré sa prospérité manifeste, beaucoup d’hommes et de femmes sur les bas-côtés du chemin vers le développement.

Malgré la présence obsédante de Maurice dans cette œuvre, son pays n’est pas la seule source d’inspiration d’Ananda Devi, comme ses lecteurs avaient déjà pu le constater en lisant son très beau roman Indian Tango dont l’action se déroule en Inde. Dans Les Jours vivants, Devi nous entraîne à Londres. Une ville qu’elle connaît bien car elle y a vécu quand elle faisait ses études universitaires. Son livre raconte une histoire très londonienne d’amour illicite entre une très vieille femme anglaise et un tout jeune Caribéen. Il y a du Othello et du Lady Chatterley’s lover dans ce récit, sur fond de débats, et des dégâts du multiculturalisme contemporain.

A Portobello Road, une vieille maison décatie. Située au cœur d’un quartier en pleine transformation où les terrains valent de l’or, cette maison abrite une vieille femme. Mary Grimes avait été autrefois sculptrice d’objets artisanaux à partir du plâtre et de l’argile, jusqu’au jour où une arthrose de la main l’obligea à mettre fin à son activité. Depuis, elle survit avec la maigre pension que lui verse un Etat-providence de moins en moins généreux et avec le souvenir de Howard, son amour de jeunesse depuis longtemps disparu. Condamnée à l’isolement et à la nostalgie, elle vit dans son univers qui s’effrite par petits bouts, n’osant pas s’aventurer dans la pulsation du monde qu’elle devine derrière ses portes closes. Mais sa rencontre avec Cub, le jeune adolescent venu des HLM du quartier Brixton voisin, va entraîner la vieille et toute fripée Mary Grimes dans un tourbillon d’émotions insoupçonnées et d’événements inédits dont le dénouement ne pourra qu’être tragique.

Les jours vivants racontent la marginalisation à laquelle la vieillesse condamne les êtres, la cohabitation des communautés qui se regardent en chien de faïence et enfin la dérive des sentiments au-delà des limites fixées par la bienséance et la morale bourgeoises. Dérive vécue comme une renaissance par la vieille Mary Grimes. Dans les bras de son jeune amant, elle n’a que faire des voisins qui l’épient.

« Quelqu’un les regardait-il par la fenêtre ? Eux deux, là, qui dormaient enlacés comme un vieux couple. Franchissant avec l’aisance des inconscients ce que l’on croit être le gouffre impossible, le définitif mystère, le dernier interdit. Le dernier tabou des vivants car, pour les morts, il n’y en a pas. Mais l’amour est cette chose qui ne retient rien, qui ne renie rien, qui n’élude aucune possibilité, se dit Mary. J’aimerais mon fils comme j’aimerais un homme comme j’aimerais un père. De mille façons et de la même façon. »

En faisant de l’interdit de l’amour intergénérationnel le thème de son récit, Ananda Devi va loin dans l’exploration des secrets de l’âme humaine dont les élans sont corsetés par la société. On lira aussi ce roman pour son évocation de Londres, hiératique et sombre, sous le signe de T.S. Eliot que l’auteur convoque dès les premières pages : « Cité fantôme/ Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale… »

Tirthankar Chanda

Les jours vivants, par Ananda Devi. Editions Gallimard. 183 pages. 17,50 euros.

Trois questions à : Ananda Devi

Dans son discours de Nobel, Albert Camus disait : « tout artiste est embarqué dans la galère de son temps ». Dans quelle galère Ananda Devi est-elle embarquée ?

Ananda Devi : Ma galère à moi serait plutôt celle des marginalisés de la société. Les plus marginalisées sont sans doute les femmes dont la condition est le principal sujet de mes écrits. D’ailleurs, de livre en livre, j’ai l’impression de n’avoir écrit que le même roman, celui de la condition féminine. Au bout de quarante ans d’écriture, ce sujet continue de m’obséder car je n’ai pas l’impression que les choses aient beaucoup changé pour les femmes depuis la parution de mon premier livre. Il y a eu des changements en surface, mais le regard que les hommes portent sur les femmes n’a pas réellement changé.

Diriez-vous que Mary Grimes, l’héroïne de votre nouveau roman, Les jours vivants est, elle aussi, victime de la société patriarcale ?

C’est une vieille dame marginalisée à cause de son grand âge. La vieillesse rend les gens invisibles dans la société moderne. Mais Mary survit grâce à la force intérieure qui l’anime. Elle est douée d’un sens aigu de survie qui l’a poussée à faire revivre son premier amant, disparu au bout d’une nuit de grande passion. Elle imagine qu’il est à côté d’elle, en train de la protéger, la surveiller. Elle vit dans sa présence, même lorsqu’elle se donne au jeune Cub, l’adolescent venu de Brixton.

Attirer l’adolescent dans son lit, c’est un acte de révolte ?

C’est un acte de révolte contre sa condition, mais c’est aussi une forme radicale de rencontre. Mary Grimes et Cub appartiennent à deux univers qui se côtoient, mais qui ne se sont jamais rencontrés. En faisant violence au vraisemblable et au code de bienséance, leur accouplement rend la rencontre possible entre Brixton la marginale et la très bourgeoise Portobello Road. Je suis allée au fond de moi-même pour écrire ce roman transgressif. J’ai besoin d’être excitée par ma propre écriture.

Propos recueillis par Tirthankar Chanda – MFI

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