« Si on veut changer les choses à Maurice, il faut à tout prix passer à la Deuxième République »

Interview : Jack Bizlall

* ‘Les élections sont terminées, attendons voir. La situation à venir ne peut être pire que ce que nous connaissons déjà !’

* ‘Les changements vont venir… Ce sont les réalités politiques, économiques et sociales qui génèrent le changement’

Les 130 villages du pays étaient mobilisés pour les élections villageoises dimanche dernier. En général, chaque conseil de village est responsable des activités sportives, culturelles et éducatives qui se déroulent dans leur village. Chaque « village council » envoie aussi un ou deux représentants au « District Council ». Cette institution est responsable du maintien des rues, de l’environnement et des services publics d’assainissement. Est-ce que l’élection de neuf conseillers par village est justifiée étant donné la perception que les élus connaissent rarement les règlements et les lois régissant le Local Government et que les moyens financiers font défaut pour concrétiser des projets ? Jack Bizlall, qui participe au sein d’un comité à l’élaboration d’une nouvelle constitution, répond à nos questions. 


Mauritius Times : On a noté un engouement de la part des jeunes et des moins jeunes pour participer aux élections villageoises tenues dimanche dernier. Parmi il y a sans doute certains proches du pouvoir ou de l’opposition, mais il semble qu’il y a eu aussi un bon nombre sans aucune affinité politique mais qui s’intéressent à l’amélioration des conditions de vie dans leur village. Quelle lecture faites-vous de cette nouvelle effervescence?


Jack Bizlall : Cette question mérite une réponse de fond et, ensuite, une appréciation de l’évènementiel par rapport à ces élections.

Sur le fond, permettez-moi de vous dire que notre attitude, nous Mauriciens, est infecte. Nous sommes des citoyens de la République de Maurice et nous avons à respecter les autres régions et les autres populations qui maintiennent des différences géographiques, ethniques, voire culturelles.

Notre ethnocentrisme nous fait adopter des comportements que les Rodriguais, les Chagossiens et les Agaléens n’aiment pas. Nous perdons leur amitié et leur respect. Les Mauriciens conjuguent leur vie aux verbes « avoir » et « paraître ». Personne ne parle de ces populations et de leurs îles. Quelqu’un poserait-il la question si on a tenu des élections villageoises à Rodrigues et à Agaléga ? Et si les Chagossiens sont intéressés à élire leurs dirigeants ?

Nous perdons pourtant une chose. Il existe à Agaléga et à Rodrigues des structures socioéconomiques totalement différentes de la nôtre et si je dois établir une comparaison sur le plan de l’indicateur du bien-être (IBEE), les indices de la démocratie, etc., nous sommes en dernière position… Les gens qui habitent Agaléga et Rodrigues sont de loin plus heureux que nous. Ils n’ont pourtant aucune élection de village parce qu’ils travaillent tous pour eux-mêmes et dirigent leur vie en décidant eux-mêmes ce qu’ils veulent faire.

Il y a 98 comités de village autogérés à Rodrigues. L’élection d’un comité de village est supervisée par le comité du village voisin. A Agaléga, tous travaillent pour la communauté et, ainsi, ils sont engagés dans ce que j’appelle la démocratie directe.

* Revenons à Maurice : comment se présentent les choses sur ce plan-là ?

En ce qu’il s’agit de Maurice, nos villages n’ont aucun pouvoir de décision sinon de faire du travail social et de protester auprès du Conseil de District pour les immondices que l’on ne ramasse pas…ou encore d’organiser des rencontres pour servir de tremplin aux dirigeants politiques. Nos conseils de villages ne sont utiles que pour constituer le Conseil de District et pour élire un Président.

Pour les conseils municipaux, la situation est pire. Tous les quartiers qui élisent pourtant leurs conseillers n’ont rien de valable en termes de participations démocratiques, sociales et économiques. Lisez la loi régissant la Rodrigues Regional Assembly, et vous serez émerveillé de l’étendue de ses pouvoirs.

* Que faut-il pour changer cet état des choses ?

Un comité travaille sur une nouvelle constitution depuis le 7 août 2020. D’ici le 8 décembre 2020, vous serez invité à l’Université de Maurice pour participer à un débat et à l’écriture d’une nouvelle constitution. Attendons voir.

En attendant, ce qui se passe c’est que graduellement la classe moyenne étend son hégémonie sur l’ensemble de la société. La classe moyenne occupe toutes les fonctions de pouvoir – économiques, politiques, sociales, culturelles, religieuses. Le dernier bastion va tomber cette année – le contrôle des villages. J’ai peu de respect pour les partis politiques qui veulent tout contrôler. La Révolution sortira de la classe moyenne… ou ce sera le statu quo politique. C’est la classe montante.

Quand certains me parlent de changement, permettez que j’exprime des doutes sur leurs intentions. La dernière découverte, c’est de proposer des rassemblements citoyens pour étouffer la lutte des classes. J’ai de respect pour celui qui fait de la politique uniquement s’il de toutes les classes sociales et s’il se construit un savoir-être.

Au cas contraire, rien ne changera. Tous finiront par soutenir un parti politique… Au pouvoir comme dans l’opposition. Ainsi la couleur politique du Président du Conseil de district déterminera quel parti politique contrôlera l’ensemble du district. C’est une aberration immonde.

Deux effets peuvent donc changer les choses dans un contexte où on fait deux pas en arrière et un pas en avant : la pression de la pandémie Covid-19 sur notre conscience collective et notre psyché individuelle. Il faut se méfier de l’opportunisme de la classe moyenne et des dégâts dans ce sillage… Étudiez les noms des partis politiques qui participent à ces élections et vous vous ferez une idée de la classe sociale d’appartenance.

* Quels sont les enjeux de ces élections, selon vous ?

Il n’y a aucun enjeu politique sérieux. Mais chacun groupe va vouloir s’imposer comme 10% citoyens, 100% citoyens, 1000% citoyens… Les enjeux sont le pouvoir politique et celui de l’argent. Je connais personnellement plusieurs d’entre eux. Il n’y a aucun enjeu de changement de rapport des forces de nature de classes sociales. L’utilisation du terme « citoyen » tue la lutte des classes… Certains savent consciemment pourquoi ils utilisent cette stratégie.

Nous aurons bientôt une compétition dans nos régions rurales puisque les ‘Smart Cities’ sont construites sur la base de l’autonomie énergétique, l’autonomie de l’approvisionnement en eau, l’autonomie des loisirs et de la consommation…

Et pire, chaque ‘Smart City’ sera dirigée non pas par le conseil de village mais par une agence qui s’occupera de tout contre une taxe ou une contribution aux syndics… Il y aura 8 grands villages en tout… C’est un système qui fera venir à Maurice des milliers de familles étrangères achetant des maisons secondaires qu’ils vont certainement louer pendant 9 mois de l’année.

Je crois que les questions les plus importantes n’ont pas été posées :

(1) Entrons-nous dans un cadre ségrégationniste?

(2) Serons-nous au service des familles aisées?

(3) Quel métier exerceront nos enfants : bonne, gardien, caddy, etc ?

D’ici 2033, les élections villageoises n’auront-elles plus aucune importance politique ?

La covid-19 a eu un élément positif, elle va ralentir la construction ségrégationniste de ces ‘Smart Cities’. Déjà il existe trop de villages privés qui sont construits à travers le pays. Il faudra les ouvrir à la population. Aucun endroit ne peut être privé, aucune rue ne peut être réservée…

* Pour certains observateurs, ces élections indiquent une volonté de se démarquer de la politique politicienne de nos formations politiques et il y aurait un effort de renouvellement des représentants du peuple, ce qui échappe aux partis traditionnels ou même aux « petits partis » depuis des décennies ?

Baliverne… Plusieurs de ces personnes n’ont rien dans le ventre et n’ont aucune proposition crédible. Nous voulons nous débarrasser des oligarchies qui nous gouvernent pour les remplacer par d’autres oligarchies naissantes. Si on veut changer les choses à Maurice, il faut à tout prix opter pour une nouvelle constitution et passer à la Deuxième République…

Je me fais une idée de la crédibilité de ce qu’un individu propose uniquement par rapport au système d’intelligence qu’il utilise, à sa vie personnelle loin du pouvoir de l’argent (qui détermine sa position de classe progressiste) et à celui du pouvoir pour le pouvoir, et surtout à son état psychique… A son passé… Il y en a un, il me semble, qui fut recruté par le Mossad.

Du temps de Marx, on n’avait pas encore découvert beaucoup de choses… La Cosmologie nous a ouvert vraiment la porte de l’Univers et de l’espace-temps en 1990. Freud, lui, n’a présenté sa découverte de l’inconscient qu’en 1915. Bateson ne parle de la génétique qu’en 1905.

Nous avons encore beaucoup à apprendre des gens avant de leur faire confiance. Les élections sont terminées, attendons voir. La situation à venir ne peut être pire que ce que nous connaissons déjà !

* Pour revenir aux villageoises, donc, vous n’avez pas le sentiment que ce nouvel engouement a le potentiel de créer une nouvelle dynamique politique dans le moyen terme ou est-ce conjoncturel ?

Les changements vont venir… Ce sont les réalités politiques, économiques et sociales qui génèrent le changement. Je ne cesserai pas de dire à mes amis que la révolution sociale a débuté depuis la révolution néolithique quand nous sommes sortis de la prédation de la nature pour entrer mécaniquement dans la production culturelle.

Nous avons fait beaucoup de bonds en avant par des phases distinctes de la révolution sociale qui est – somme toute — une révolution permanente. Ce sont les centaines de révolutions politiques qui nous ont fait avancer dans notre histoire. Nous avons un gros problème à régler : c’est la production culturellement prédatrice qui détruit notre planète et ses millions d’écosystèmes, ce qui risque de nous mener vers la pratique de l’eugénisme par la désocialisation de la production… et je vois venir des révoltes de la classe moyenne…pour accaparer le pouvoir économique et politique.

* Par ailleurs, on a l’impression que les moyens dépensés lors des élections villageoises sont nettement inférieurs à ceux des élections générales, même si elles concernent 526,597 électeurs sur les 941,719 que compte le pays selon le recensement de 2019. Est-il possible alors de réduire l’influence des lobbyistes et d’autres financiers lors des élections à Maurice ?

Au risque de me répéter, je vous dirai que je suis intéressé à assumer quatre choses :

(1) dégager un programme et une stratégie pour confronter l’incapacité de la dynastie Jugnauth de sortir de la crise économique provoquée par la pandémie Covid-19. Un programme sera présenté le samedi 27 novembre 2020 à une assemblée de 9 syndicats qui se réunira à la salle Eddy Norton à 13.30. Un premier document entre sous presse jeudi de cette semaine.

(2) produire avec des amis juristes du droit constitutionnel, historiens et écrivains de la chose politique, un texte qui sera publié avant la conférence prévue pour le 8 décembre 2020 ;

(3) faire que le Mouvement Premier Mai soit une organisation qui s’affirme en construisant des proto-alternatifs politiques, qui publie ses propositions et qui surtout à une stratégie de pouvoir extraparlementaire. Il nous faudra impérativement organiser notre congrès avant le 1er mai de 2021.

(4) sauvegarder la Fédération of Progressive Union (FPU) de toute attaque venant des gens qui veulent faire d’elle une agence syndicale, un moyen pour imposer le corporatisme syndical et une marionnette organiquement attachée à un parti politique de gauche.

Le reste n’est que les effets de notre culture politique dominée par les dynasties Jugnauth, Ramgoolam, Duval et Bérenger, sans oublier les Boolell, les Mohamed… Savez-vous combien de scandales ce pays a connus depuis Medpoint ? Ce que vous voulez faire disparaître n’arrivera pas puisque de telles influences sont importantes pour que perdurent les dynasties…

* On a tendance à se focaliser sur les dépenses électorales des partis et à oublier la quantité d’argent non dépensée qui, paraît-il, serait considérable et pas nécessairement versée dans les fonds des partis. Il y aurait là beaucoup de choses à nous raconter…

C’est un fait que pour chaque élection générale, il y a beaucoup d’argent qui entre dans les poches de nos dirigeants politiques. Beaucoup ! Les élections générales à Maurice sont un des moyens pour corrompre les partis politiques, nos dirigeants politiques et les électeurs.

Voilà qu’un élément fondamental de la République – les élections libres et honnêtes – est constamment perverti. La question est donc : « Pourquoi ? » Tout simplement pour retourner à des pratiques fondamentalement antirépublicaines que sont les dynasties politiques, soutenues par des oligarchies économiques et des mafias de toutes sortes…

En proposant une nouvelle constitution, il faudra définir le rôle et le fonctionnement des partis politiques. Je sais qu’il existe au moins une organisation politique qui veut exclure les partis politiques de toute couverture constitutionnelle. Je maintiens que des partis politiques de nature autocratique ou monarchique ne peuvent appliquer une constitution de nature républicaine, une fois au pouvoir.

Ne sortons pas en dehors de la République … si demain, il faut passer à une société sans classe, la constitution devra être post-républicaine… C’est dans ce sens que je propose une Deuxième République.

Je viens de terminer la rédaction d’un opuscule qui soutient le passage à la Deuxième République. Quant à la société post républicaine, depuis 2012, je dessine ses contours par des recherches personnelles. Les concepts de « Nouvelle République pour le Nouvel Homme » sont eugéniques. Éminemment dangereux… L’Homme sortira de l’humanité et de son humanisme… Avis à ceux qui s’octroient le concept d’une alternative… Il ne faudrait pas qu’ils pervertissent la sémantique révolutionnaire.

Je demande à la population de suivre le dossier suivant : Celui des moteurs de Saint Louis. C’est un cas où il y a eu des paiements de rétro-commissions. Certes, il y a les dossiers comme Medpoint, les achats des terrains de Jugnauth, les achats des équipements pour la Covid-19, etc. qu’il faudra reprendre.

Mais tant que certains resteront à l’ICAC, je ne crois pas que l’on fera des progrès dans la lutte anti-corruption. Si vous voulez changer les effets, modifiez les causes…

* Par ailleurs, il y a la question du fonctionnement des administrations régionales tant en régions urbaines que rurales. Rien n’a changé puisque les élus dépendent toujours de l’administration centrale avec une ‘Local Government Act’ dépassée. Il n’y a aucune volonté de changement, paraît-il ?

Personne ne se rend compte que la Rodrigues Regional Assembly Act a jeté des bases assez intéressantes pour l’élargissement de la démocratie comme notre constitution le permet déjà.

Je pense qu’il faudra partir de cette loi pour progresser vers la Deuxième République. Je soutiens l’action politique à Rodrigues depuis 1974, avec un projet en tête : celui de passer à la Deuxième République et libérer les quatre populations qui constituent la République de Maurice.

Seule la population rodriguaise peut nous guider dans ce sens. Elle n’a pas été pervertie par le capitalisme… Malheureusement, j’ai des problèmes avec certains militants indépendantistes qui n’ont pas une conception claire de leur combat. Et il existe aussi à Rodrigues certains politiciens qui n’hésiteront pas à brader Rodrigues aux capitalistes.

A Maurice, nous avons de gros problèmes à résoudre :

(1) la cassure ville/campagne ;

(2) l’exode des gens vers les villes pour laisser la place à la vente des terres du littoral aux multimilliardaires étrangers ;

(3) la destruction de nos écosystèmes ;

(4) l’utilisation de nos lagons pour l’expansion de l’aquaculture ;

(5) l’accaparement des terres de l’État, de nos plages et de nos lagons par des capitalistes prédateurs ;

(6) le ségrégationnisme dans l’habitat ;

(7) la prédation culturelle, etc.

Permettez-moi de le dire : certains propriétaires tuent des requins et des dauphins qui sont attirés par les élevages de poissons…

Nous pouvons construire notre démocratie à partir d’une refonte de ce que nous nommons la démocratie régionale. Il faut utiliser le terme de démocratie régionalisée…

* Rama Sithanen avait introduit la ‘National Residential Property Tax’ (NRPT), ce qui avait alors soulevé beaucoup de critiques. Pensez-vous que Maurice est prête pour introduire la taxe rurale ?

Il faut cesser avec cette histoire de taxe rurale. Il y a dans les faits deux taxes.

(1) Celle que l’État impose directement et indirectement sur les gens… Ce n’est pas sur toutes les commodités que l’on doit payer le VAT et c’est à partir d’un seuil de salaire que l’on doit payer la taxe directe. Il existe plusieurs autres formes de taxes. Savez-vous que l’on paye de grosses taxes sur le loisir.

(2) Par ailleurs, les administrations régionales peuvent imposer une taxe pour les services qu’elles donnent… Cela coûte plus cher par tête d’habitant pour le Conseil de district du Nord de maintenir un service de voirie dans des endroits où vivent les gens extrêmement riches sur le littoral que de maintenir le même service à Rivière du Rempart ou à Goodlands.

Quand j’étais adjoint Maire à Beau-Bassin Rose-Hill, je faisais des calculs comparatifs entre la région de Balfour et la région de Plaisance ou de Trèfles. J’avais des scrupules pour taxer plus certains habitants. Pourquoi ? Parce que tout service à la population est régi par l’universalisme des services, des bénéfices et des contributions.

Il y a une équation à ne pas pervertir entre les capacités de payer, les coûts et la qualité des services. Les habitants des grands domaines de Tamarin ne sont pas intéressés de savoir si les gens vivent bien dans les endroits souvent insalubres où vivent la « populace » comme ils les qualifient. Ce constant est dramatique.

Prenons l’exemple de Baie du Cap… Allez voir ce que le Conseil de Village a fait de cet endroit ! Je dois affirmer ici que les conseils de villages jouent le jeu des riches, de la classe moyenne, des étrangers qui vivent ici. Je crains fort que cette situation ne s’aggrave. En parlant de coût, veuillez vérifier ce que nos «conseillers » vont toucher comme cachets pendant les cinq prochaines années. Il n’y a plus de bénévolat dans notre pays.


* Published in print edition on 24 November 2020

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