NHDC: ‘On n’a peut-être pas tort de se demander si ce n’est pas une autre « Safe City » qui nous pend au nez’

Interview: Dr Soomant Callikan

* ‘Le risque zéro n’existe pas et tout le monde peut faire des erreurs. Mais, dans cette crise, on s’attend à obtenir des réponses claires’

 * ‘Les circonstances difficiles que traversent le pays réclament plus de hauteur et plus d’écoute des voix de l’Opposition’


Dr S. Callikan peut se prévaloir d’une longue carrière tant à l’étranger qu’à Maurice où il a exercé, entre autres, à l’Université de Maurice et aussi dans un grand groupe privé de l’agro-alimentaire et l’hôtellerie. A son propre compte et sans affiliation politique, il n’en est que plus libre dans son regard et ses réflexions aujourd’hui. Dans le passé, il a soulevé des questions pertinentes sur notre système éducatif mais, aujourd’hui, nous l’avons invité à se pencher sur la gestion du pays en période de pandémie.


Mauritius Times: La population se pose beaucoup de questions sur la gestion de la deuxième vague de la pandémie tant sur le plan de l’économie que sanitaire. Quel regard jetez-vous sur cette double problématique ?

Dr Soomant Callikan : On comprend que la pandémie de Covid-19 à laquelle peu de pays occidentaux, même les plus riches et les plus puissants, s’étaient préparés, a eu un impact économique, sanitaire et psychologique considérable au niveau planétaire. Les finances publiques plombées, les déplacements et le tourisme en panne, l’agriculture et les planteurs malmenés, les industries et le commerce international affectés, les activités de loisirs, les spectacles ou les événements sportifs en arrière-plan, notre mode de vie et nos réflexes quotidiens en question, voilà où nous en étions, nous aussi, durant presque tout 2020.

Sur le plan socio-économique, mon regard de profane me fait penser que les dons généreux et l’assistance des pays amis, un endettement national assez massif ainsi que le recours aux réserves cumulées de la Banque centrale ont permis au Grand Argentier d’atténuer l’impact social de la crise et nous a préservés d’un taux de chômage qui aurait pu devenir alarmant. On peut toujours critiquer un certain manque de transparence ou les sources de cet argent injecté, mais nous pouvons rendre justice à cet effort considérable et indispensable pour maintenir la stabilité du tissu social du pays.

Mais les hauts cadres des Finances n’ignorent pas que certaines de nos entreprises – grosses, moins grosses ou des PMEs -, sont en mode survie, que le train de vie de l’État et les manquements constatés dans les dépenses publiques restent anormalement élevés alors que la situation financière du citoyen lambda s’est détériorée selon quelques sondages récents. La marge de manœuvre s’est rétrécie, la roupie s’est dépréciée significativement, alourdissant la note des ménages autant que celle des dettes à rembourser, et les voies traditionnelles d’accroître les revenus (hausse des tarifs publics, des impôts, de la TVA, des droits d’accise sur l’alcool et le tabac en particulier…), tout cela est porteur de risques sociaux et non des moindres.

* Le budget 2021-2022 est à nos portes. Qu’est-ce que les Finances et le Gouvernement peuvent faire éventuellement pour tous ces opérateurs économiques qui n’ont bénéficié ni des largesses du Mauritius Investment Corporation Ltd ni des contrats attribués durant la première vague, et les deux dans des conditions peu transparentes?

L’incertitude qui plane sur l’avenir est certes d’ordre mondial, mais il faudra redonner des raisons d’espérer à la population et à notre jeunesse autant qu’à tous nos entrepreneurs, incluant ceux qui sont à leur compte, souvent les plus en détresse. Les autorités ne pourront continuer à soutenir longtemps les Wage Assistance Scheme et le Self-employed Assistance Scheme ; et elles se trouvent dans la position inconfortable de devoir gérer une réouverture progressive de l’économie alors même que la situation de sécurité sanitaire, devenue préoccupante, en a retardé l’échéance…

A l’heure du budget 2021, il faudra un véritable équilibriste aux Finances pour trouver les bonnes recettes qui relanceraient la machinerie de production et d’exportation, panser les plaies de pans entiers de l’économie, promouvoir une reprise lente mais planifiée du tourisme sans mettre à risque la sécurité sanitaire, bref redonner espoir à une population lassée, qui a souffert, qui est devenue dubitative, sinon un peu désabusée, de la parole publique et qui, dans sa grande majorité, est impatiente de retrouver les horizons d’une normalité post-pandémie.

Le manque de transparence dans la distribution de la manne financière provenant des réserves accumulées par le travail de toute la population laisse beaucoup à désirer. Souhaitons que l’écoute entamée ces jours-ci des attentes et des propositions budgétaires de toutes les parties concernées, soit productive et permette de dégager dans le cabinet de réflexion du ministre, des pistes nouvelles pour le pays…

On pourrait espérer deux choses : qu’on redresse la barre pour une meilleure transparence et, par ailleurs, qu’on mette tout le paquet, comme on dit, pour une sortie en 2021 des listes déshonorantes de la FATF, de l’UE ou de la Grande Bretagne.

* On parle ces jours-ci de relance et de réformes post-pandémie. Auriez-vous souhaité que le Gouvernement entreprenne une réforme en priorité?

Parmi les pistes nouvelles, une réforme devrait s’imposer en ces temps de crise car les gâchis et les dessous de l’État dépensier sont devenus encore plus insupportables.

En effet, la saga des rapports annuels du Directeur de l’Audit sans véritable suivi, sans effet, et sans sanction, rapidement enterrés, dure depuis des années. Aucun régime ne s’y est attaqué. Mais « aux temps exceptionnels, des mesures exceptionnelles », comme disait un Senior Minister. Alors pourquoi ne pas envisager de transformer le Bureau de l’Audit, peut-être un vestige colonial, en une véritable Cour des Comptes permanente avec les moyens, l’indépendance et l’autorité indiscutée pour accomplir de façon autonome sa tâche d’importance nationale?

D’une part, cela permettrait d’obtenir plus d’« accountability » et, d’autre part, rendrait caduc le bouledogue sans dents qu’est le Public Accounts Committee, selon tous les Présidents de cette institution.

La Cour des Comptes en France a « pour mission principale de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens » comme « une Juridiction indépendante » qui «se situe à équidistance du Parlement et du Gouvernement, qu’elle assiste l’un et l’autre ».

Elle a quatre missions principales: le volet d’audit, le volet de veille de l’utilisation de l’argent public, la certification de certains comptes publics et, tout aussi important, l’assistance au Parlement et au gouvernement dans l’évaluation des politiques publiques. Pas la peine donc de réinventer la roue puisque la législation existe déjà en France et dans de nombreux pays francophones.

Dans une approche constructive sans arrière-pensée partisane, une table ronde réunissant d’anciens ministres des Finances, des légistes indépendants et ceux du State Law Office pourrait déboucher rapidement sur un projet de loi adapté à notre Constitution. Pour le féru d’écoles françaises qu’est notre Grand Argentier et pour tous ceux qui souhaitent une gestion plus saine des finances publiques, ce nouveau pilier pourrait être un grand pas en avant. Si les propres hauts cadres aux Finances et ailleurs ne déconseillent pas ce qui pourrait être une réforme historique…

* Et ne pensez-vous pas que la population, bien plus éclairée que jadis, et le pays, dans ses modes de fonctionnement, méritent au minimum une plus grande transparence dans la gestion publique? Les conditions entourant le projet de 12,000 logements sociaux, en particulier, vous interpellent-elles ?

L’Opposition : c’est son rôle de chien de garde de veiller aux abus, malgré tous les obstacles. Mais une presse vigilante, des observateurs indépendants, des internautes et de larges pans de la population s’interrogent aussi sur la volonté réelle pour une plus grande transparence des affaires de l’État.

Si on fait le décompte des contrats-pandémie, le peu d’informations sur les fonds de la Mauritius Investment Corporation Ltd (filiale de la Banque de Maurice) ou sur les dons et les financements reçus dans les fonds de soutien pandémie, la population reste sur sa faim.

Si on ajoute les dossiers épineux des contrats publics controversés que le Bureau de l’Audit, malgré ses attributions constitutionnelles, n’a pu contre-vérifier à cause de prétextes divers, il y a de quoi se poser des questions. Suffira-t-il demain que toute entreprise publique, dépensant des milliards de nos deniers, insère une clause de confidentialité dans un contrat juteux avec une autre entité privée ou publique, pour qu’elle passe sous le radar de l’Audit ? C’est une pensée dérangeante.

Espérons que ce n’est pas dans ces eaux-là qu’on trouve la justification de la création de filiales privées de compagnies publiques, hier à la CEB et, demain, dans le cadre de ce mégaprojet de maisons de la NHDC. Alors qu’on évince son Directeur pour recruter avec des conditions affriolantes un nouveau maître des lieux dans cette filiale, on n’a peut-être pas tort de se demander si ce n’est pas une autre « Safe City » qui nous pend au nez…

* Revenons à cette gestion de la seconde vague de la pandémie. Les épisodes tragiques de décès en dialyse, l’éclosion de nouveaux clusters, les zones rouges, le manque de vaccins font la une de l’actualité. Quel est votre regard sur cet état de choses ?

En ce qu’il s’agit de la gestion de ce qu’on appelle « la seconde vague » de la pandémie, il faut d’abord saluer l’ensemble du personnel hospitalier et médical pour leur vraie abnégation dans cette situation nouvelle de risques personnels, où la peur de contaminer ses proches, le stress, la fatigue et la surcharge de travail ont été sans aucun doute omniprésents.

Et si nos services publics comptent de nombreux services de pointe performants, il faut néanmoins reconnaître que l’état sanitaire et la propreté dans nos hôpitaux est en-deçà de ce qu’on pourrait et devrait attendre, un problème auquel l’ex-ministre Anwar Husnoo avait promis de s’y atteler depuis 2018 au moins.

Beaucoup de choses laissent encore à désirer. Certaines prestations offertes en temps normal, comme la dialyse, sont porteuses de vie mais lourdes et pénibles, réclamant le déplacement d’un patient par un proche pour trois sessions de quatre heures par semaine, souvent de 17h à 21h le soir. Alors, en pleine pandémie, on comprend l’angoisse des parents, des proches et d’un patient, obligé de se rendre, pour sa survie, dans un centre de traitement devenu, sans véritables explications plausibles, un lieu de risque d’infection du virus.

* On s’attendrait à ce que les autorités prennent le taureau par les cornes pour tenter de comprendre ce qui explique ces dysfonctionnements, non ?

Certains accepteront les statistiques froides des mortalités et des comorbidités accrues. Mais si on balaie d’un revers de main cette demande légitime des parents, et même du personnel hospitalier, de comprendre où ont fait irruption les brèches qu’il faut colmater, quelles sont les causes de cette surmortalité, de ces tristes décès dans l’isolement, c’est se mettre à dos la population et desservir la crédibilité de ceux qui se dévouent au service de santé publique.

Le manque de tact, les déclarations mal comprises, les ratés et les prises de position contradictoires se greffent sur des cas récents de décès tragiques et une gestion de la seconde vague qui avaient déjà laissé de nombreux mauriciens désorientés.

Le risque zéro n’existe pas et tout le monde peut faire des erreurs. Mais, dans cette crise, on s’attend à obtenir des réponses claires. On passe sur le mystère du patient zéro ou sur les variants ou sur l’impression qu’on n’a pas vraiment tiré les leçons de la première vague. Une enquête en milieu hospitalier est toujours difficile, plus encore durant la pandémie, mais elle pourrait aussi aider les autorités à cerner et à corriger des failles ou des lacunes dans le système. Nous parlons de tragédies humaines, ne l’oublions pas.

* Que pensez-vous des difficultés à nous approvisionner en vaccins et de l’état de nos réserves, alors qu’on a brandi ce fameux slogan et peut-être réducteur « Sel solution, vaccination ! » ?

L’exemple le plus symptomatique des dérèglements à la Santé est sans aucun doute celui de la politique nationale de vaccination, sujette à de tels couacs et de retournements depuis décembre 2020, qu’on se retrouve aujourd’hui, selon les responsables, avec seulement 16% de la population vaccinée d’une première dose dans un programme initié depuis fin janvier 2021, et ce, grâce en partie à la généreuse donation de l’Inde, elle-même à court de vaccins. Pour les observateurs externes et profanes, c’est quand même difficile à comprendre.

Nous aurions pu agir avec diligence, avec des précommandes et un minimum de planification, plutôt que d’être affligés par cet attristant spectacle qui n’honore en rien ceux qui se sont chargés du dossier : attente de dons de pays amis et achats au triple ou quadruple du prix du marché auprès de Bharat Biotech Ltd, de Spoutnik ou d’autres…

Ayant fait la cigale en été, voilà les autorités bien démunies à courir aux urgences dans une période de compétition internationale pour des vaccins !

A quoi tient le fait que nous n’avons presque rien de la « Covax facility » ? Deux jours après la réception du don chinois, est-il normal qu’on ne puisse toujours pas dire clairement à qui ces 50,000 doses seront réservées en priorité ? Tout cela contribue à une atmosphère d’agacement général qui s’ajoute aux frustrations liées à ce Consent Form controversé, aux risques imposés pour des examens locaux trop retardés, au confinement prolongé ainsi qu’aux nouveaux « clusters » et zones rouges…

* En fin de compte, avons-nous des raisons d’espérer un retour à des valeurs plus traditionnelles dans nos mœurs – ce qui semble avoir pris un grand coup depuis un bon bout de temps ?

Ce qui est véritablement dommage pour le pays serait ce raisonnement que l’état de confrontation permanente profiterait au parti dominant du gouvernement. Y verra-t-on une stratégie de ceux que Nando Bodha dénommait des “tours de contrôle” occultes? Ou de leurs bailleurs de fonds?

L’état du Parlement avec les excès du Speaker, ses exclusions et les atteintes générales à l’Opposition dans ses attributions, soutenus par un shouting brigade des bancs du Gouvernement, est la plus lamentable expression de notre démocratie.

Les circonstances difficiles que traversent le pays et des milliers de concitoyens réclament plus de hauteur et plus d’écoute des voix de l’Opposition, accordant ainsi une plus grande primauté à l’intérêt national. Le PM, en élevant les débats, en rappelant ses troupes à plus de retenue, en favorisant une certaine sobriété dans ses réponses, en évitant les motions d’exclusion punitive ou humiliante, pourrait renouveler sa garde-robe pour laisser une empreinte respectée comme un Leader of the House plutôt qu’un leader de parti.

Rien ne dit que cette dimension d’homme d’État est hors de sa portée. J’ai du mal à croire qu’une telle démarche lui ferait perdre de son capital politique. Mais nous serions bien impudents de songer offrir des conseils à un chef de parti aguerri, sorti victorieux des urnes et qui domine son monde.


* Published in print edition on 16 April 2021

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