La solution par les tapeurs

By NitaChicooree-Mercier

C’est l’heure du déjeuner, la mise en place est faite, les tables recouvertes d’une nappe et les couverts attendent les clients. Presque tous les locaux sont des constructions anciennes où les pierres taillées et massives, et les poutres en bois solide s’imposent comme matériaux principaux, et témoignent d’une autre époque où la construction de la ville ne lésinait pas à mettre à la disposition des bâtisseurs les matériaux prisés.

China Town. Photo – reddit.com

Dans ce quartier de China Town peu fréquenté depuis quelques années en raison même de la migration et du dépeuplement, les commerces survivent, s’accommodent du changement des habitudes et s’adaptent à la demande de la clientèle d’aujourd’hui. Les cuisiniers ne sont plus chinois, et l’authenticité de certains plats semble avoir suivi la tendance moderne des chefs d’occasion. Le rouge vif brillant sied parfaitement à ces pierres massives, déborde sur les poutres et atteste de la couleur dominante de l’Empire du Milieu.

Le rouge cache un peu l’aspect vieillot et délabré de certains locaux entretenus au minimum. Cette couleur relève aussi l’apparence de ces petits édifices, tout en conférant un air convivial et accueillant à l’atmosphère qui y règne et à ceux qui s’y invitent.

L’attrait du quartier doit beaucoup à ce côté asiatique et rappelle une époque où les premiers migrants ont fait leur nid et aussi leur lit de commerce. C’est en grande partie l’âme de Port-Louis, et c’est sans doute pour cette raison qu’il y a comme un manque, un vide, un rendez-vous raté si on ne prend pas le temps d’y flâner et de se restaurer lors d’un déplacement dans la capitale.

Propriétaires et gérants guettent l’arrivée des premiers clients sur le seuil de leur petit restaurant, et parfois, ils essaient un marketing direct : « Venez, venez, c’est prêt. » Comme partout dans la ville et dans le reste du pays, les clients se font courtiser et les commerces tournent au ralenti. Dans une des rues de prédilection, quelques petits restos favoris invitent à la détente. Le portrait du docteur Sun Yat Sen souriant s’affiche çà et là, témoin de l’attachement porté à un personnage du pays que les anciens ont laissé derrière eux au 19esiècle.

Un brin de causette avec la patronne d’un petit commerce familial : cela est en fait la raison d’une détente fréquente et aussi pour grignoter quelque chose à chaque visite. Son fils l’aide à tenir ce petit local exigu où une sorte de tablette sert à poser plats et bols, et quelques tabourets s’ajoutent au confort des convives. Il doit avoir la quarantaine. Le regard vif, et tirant sur une cigarette dès que les derniers clients commencent à vider les lieux, il se tient souvent sur un tabouret à l’entrée du commerce, et de là, il s’engage dans une conversation animée avec les habitués du quartier chinois de tout âge.

Aujourd’hui, c’est un homme du même âge qui s’arrête et discute avec lui. Le monde souterrain dont on ne se doute pas s’invite soudain dans ce paysage qu’on croit paisible.

— Un tel a envoyé des tapeurs chez un commerçant.

Le fils l’interroge davantage.

— Ah oui ? On sait qui c’est ?

— Ils débarquent parfois en plein jour. Ils sont deux, trois, et plus.

On les voit de loin, ajoute-t-il. Ils sont identifiables par leur « battage », blouson noir et lunettes de soleil.

A la mère qui se tourne vers moi, je renchéris :

— Ils voient ça dans les films !

Remarque qui fait rigoler, mais pourquoi donc cette descente des tapeurs ? Intimidation et règlement de compte.

Les gens ont peur.

— Les Chinois ici sont des « capons », conclut l’autre.

Paiement de dette, concurrence, disputes surchauffées : ce sont des tapeurs venant d’ailleurs qui débarquent. C’est un moyen de communication qui est bien ancré dans les habitudes de gestion de désaccord et d’antagonisme, appelé dans le jargon moderne : conflict management ou gestion de conflit.

Comme dans les mauvais films, il est assez courant de voir certains propriétaires de restaurant pavoiser dans les rues ou sur la plage, arborant des lunettes de soleil comme symbole de réussite sociale, flanqués de deux ou trois individus faisant fonction de gros bras, comme un signe que leur précieuse personne est sous bonne protection. Ce comportement des« mâles », comme d’autres exemples de leurs travers, est d’une bêtise monumentale.

Les exemples ne manquent pas. Eh bien, tenez ! Lui, il vient de l’Europe, et avec sa mère, il ont bénéficié de la nationalité mauricienne il y a plus de dix ans. Cette dernière exhibe fièrement une photo avec un de nos ex-ministres, et pas le moindre, pour signifier qu’ils bénéficient d’un appui en haut lieu ; les call girls d’Europe de l’Est forment partie de la bande, dit-on. Une activité suspecte à la tombée de la nuit est la source principale de leur aisance financière, assurée par la présence des complices tapeurs. Le jeune propose ses tapeurs à qui veulent régler des comptes, dont un individu qui veut jouer au caïd du quartier, ou l’autre qui drague la femme des autres, ou encore un tel qui roule avec une musique à tue-tête… Sa solution : Des gros bras pour les calmer.

L’ADSU a fini par mettre la main sur le jeune homme et ses complices. Il faut dire que l’ADSU n’a pas chômé pendant le confinement. Un autre homme de bonne famille, qui est tombé sous la coupe des mauvaises fréquentations, s’était aussi adonné à l’enrichissement facile et il envoyait des tapeurs à quiconque osait lui chercher noise. Il a déjà fait la prison pour sauver la peau de son mentor très haut placé.

A moins d’avoir la mémoire courte, il est connu de la majorité que le recours aux tapeurs est bien ancré dans les mœurs de certains biens placés que compte le pays. Cela rappelle les époques sombres de l’histoire récente, et les individus dont la mémoire collective et la propagande médiatique n’ont retenu que les qualités.

Loin d’être une spécialité locale, c’est une pratique courante dans d’autres pays aussi. Aux tapeurs se sont joints les bouncers musclés, imberbes ou barbus qui ont affûté leurs armes dans des contrées bienveillantes en vue de la défense de leurs intérêts divers. Et parmi les commanditaires ou parrains des gros bras, hormis les médiocres individus, se trouverait-il une gamme hétéroclite d’individus à col blanc et à l’esprit tordu ?

Entourés de leurs congénères lors des rassemblements, ils y puisent leur force. Et ils expédient sur le terrain, dans un exercice de harcèlement, les bras armés tels des chiens bien dressés, soumis à leur desiderata tordu tandis que d’autres, attablés devant une montagne de milliards de billets bancaires et espérant d’en accumuler davantage dans les deals avec les gouvernants du jour, n’ont aucun mal à ressortir de leur tiroir collectif une de ces armes qui a bien fonctionné dans le passé : leurs marionnettes du jour, idéologiquement inféodées à leurs intérêts depuis des lustres.

Et comme certains vulgaires patrons de restaurant qui envoient des tapeurs au China Town, ils espèrent obtenir des résultats que le moyen conventionnel de négociation échoue à leur procurer.

Maîtres et commanditaires d’un côté, loyaux serviteurs et exécutants obéissants de l’autre, un schéma vieux comme le monde. Et, entre les deux, les discours animés de bruit et de fureur.


* Published in print edition on 11 September 2020

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