Quel Projet de Société, Monsieur le Ministre?

Commençons par dire qu’en refusant de bénir le couple Ramgoolam-Bérenger, à l’autel du 10 décembre dernier, le peuple mauricien nous a aussi débarrassé d’un autre malfaisant de sinistre mémoire, détrousseur des pensionnaires et surtout, ce que l’on a pas oublié, l’inspirateur d’Abramovic.

Je parle de leur argentier-fantôme, qui l’est resté d’ailleurs.

C’est donc avec soulagement que j’ai écouté fort attentivement le nouveau ministre des Finances, Vishnu Lutchmeenaraidoo. Et, pour ce qu’il a su faire durant les années 80, à savoir la mise en place des institutions financières qui ont fait avancer le pays, je suis parti en lui faisant confiance. Et je me suis promis d’être positif et de considérer surtout le bon côté de son budget.

Saluons tout de suite les bonnes mesures du budget, sur le loyer de l’argent, ou le higher purchase, et d’autres qui visent à réaliser le plein emploi, à accroitre le gâteau national, à encourager l’entreprenariat chez les jeunes, à pousser au retour de la diaspora. C’était comme un jardin, avec des fleurs, parfois fort belles, mais il y avait aussi des orties…

L’objectif commun de presque tous les pays du monde est de réaliser la sécurité alimentaire et énergétique, et ce faisant, ils cherchent à sécuriser leur style de vie et leur type de société, qui pourrait être soit démocratique soit totalitaire. Un budget est une panoplie de mesures visant à réaliser un objectif, à créer ou à maintenir en place, tel ou tel type de société.

Donc, un budget n’est pas un projet de société. Les moyens peuvent indiquer le but, mais en soi ne constituent pas le but. Je répète : ce sont des panneaux indicateurs qui montrent le chemin vers la société imaginée ou idéale dans laquelle nous souhaiterions vivre et que nous voudrions léguer à nos enfants.

On pense donc à une société libre, juste et équitable, dans laquelle tout le monde est sûr d’avoir le même traitement, un level playing field, des pratiques sans passe-droit, sans nominations bancales, sans les renvois qui ressemblent à des chasses aux sorcières ?

Le projet de société que veut le peuple, c’est une société démocratique où règnent la paix, la confiance, la méritocratie, l’harmonie et la solidarité. Ce n’est pas un Etat policier, mais une société de liberté d’expression dans laquelle on est libre de s’exprimer, où la radio et la presse sont libres de critiquer le gouvernement au pouvoir, sans avoir peur, et où l’Etat ne menace personne !

Est-ce bien ce type de société que veut le gouvernement de Maurice ? Est-ce ce type de société que le budget de V. Lutchmeenaraidoo vise à créer ? Si, dans cet ensemble de mesures, il y en a qui vont dans le bon sens, je dois dire que bien d’autres ne pointent pas dans la même direction.

On accorde au gouvernement le bénéfice de n’avoir pas eu le temps de réfléchir collectivement, les trois partis ensemble, à la question. On attend toujours qu’elle nous fasse connaître la société qu’elle projette pour les Mauriciens.

Les IRS et les terres

C’est le sujet qui fâche. Et, ici, je mets ensemble les IRS, ERS, les Smart Cities, et aussi le CSR. A qui appartiennent les terres, les mornes, les rivières ? Aux particuliers ou à l’Etat ?

Je fais partie de ceux qui persistent à croire que l’IRS a été source d’inégalités, de magouilles et de corruption, et que cela n’aurait jamais dû se faire, comme l’a si bien expliqué l’économiste Percy S Mistry dans les colonnes du Mauritius Times:

« The IRS Is a licence for opaque and dirty dealings, for favours and kickbacks. It pre-empts outsiders and stifles competition for ideas in terms of development alternatives and maximising value to both developer and government/society. It allow as too much room for exercising discretion, the granting of favours and rampant corruption. The IRS should never have been permitted. »

Et j’avais été profondément déçu quand Navin Ramgoolam, malgré l’engagement pris de démanteler ce système, avait choisi de fermer les yeux et de profiter de la situation.

Je me rappelle avoir été surpris par la rapidité avec laquelle le gouvernement MMM-MSM était venu au Parlement quelques mois après sa prise de pouvoir avec un projet de loi de plusieurs centaines de pages, à tel point que je m’étais demandé si ce projet avait effectivement été préparé ou rédigé par les fonctionnaires du ministère des Terres et du Logement, vu la part belle qu’il faisait au secteur sucrier. Celui-ci d’ailleurs avait vu venir la fin du Protocole sucre et avait pris toutes dispositions utiles pour séparer la vieille ferraille des usines des terres riches et monnayables.

Et le projet IRS est venu à pic enrichir à n’en plus finir les habiles et discrets fossoyeurs de l’ombre. D’ailleurs, au prix de 5 millions de dollars, au minimum l’unité, comment les citoyens ordinaires, et surtout les débutants dans la vie active, pourraient se payer de telles résidences, sauf bien sûr si on a un coffre-fort et des valises regorgeant de riches butins, comme dans les résidences barricadées de River Walk, ou autres cavernes d’Ali Baba !

D’ailleurs, comme le petit peuple se rend déjà compte, l’accès aux plages se rétrécit comme une peau de chagrin et la côte-est vendue aux porteurs de pétrodollars et la côte-ouest est envahie par les nostalgiques de Zimbabwe et de l’Afrique du Sud, en instance de répliquer leurs ‘homelands’ de l’apartheid. Il ne restera pour le pauvre petit Mauricien, pour la nouvelle génération surtout, que la marge centrale, intérieure, du nord au sud en passant par les villes, déjà trop cher pour la construction ou l’achat d’une première maison.

Les ‘Smart Cities’

Je ne cache pas que ce projet soulève des questions de fond. D’abord, il y a la forme. J’écrivais récemment que le pays disposant de milliers de cerveaux compétents et éduqués, n’ont que faire des leaders qui croient posséder la science infuse ou se comportent comme les chefs d’antan qui étaient les seuls à comprendre, à savoir lire et à pouvoir voir plus loin que leurs suiveurs.

Mon premier problème, ici, est une question de méthodologie. Cette idée nous semble tomber soudainement du ciel. On n’a jamais eu de débat national, au sein d’un groupe de sorte que l’on ne peut pas dire que c’est le produit d’une intelligence collective, d’hommes et de femmes éduquées de ce pays. C’est encore faire fi de la démocratie, où le peuple n’est pas consulté. Ce n’est plus de mise que les idées tombent du ciel, de haut en bas.

Il y a suffisamment d’hommes de réflexion pour réfléchir ensemble et faire naître des idées et des projets. On fait passer des idées de haut en bas au lieu de monter du bas vers le haut. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l`ère de la démocratie participative. Donc, c’est seulement quand l’idée aura été discutée, c’est-à-dire, bénéficiant de l’avis du plus grand nombre, que l’on pourra se permettre de dire qu’elle est effectivement bonne et applicable. Vu les sommes considérables que l’on compte investir dans ce projet, il ne faudrait surtout pas qu’on dise après coup que l’idée était mauvaise.

Maintenant, venons-en à la question de fonds : Il y a autre chose qui gêne énormément dans ce projet de smart cities ou de mégapoles d’autant plus qu’ils sont confiés aux grands noms de notre histoire sucrière, et surtout de notre histoire pas trop lointaine de camps sucriers. N’est-ce pas là répliquer le schéma “établissement – camps sucriers” colons-laboureurs ou encore maîtres-esclaves ?

Et qui va profiter de ces grands projets de construction ? Le petit peuple aura droit à des miettes, bien sûr, comme toujours. Et l’écart entre riches et pauvres ne pourra que s’accentuer ?

Or, ce projet n’a pas fait l’objet d’un débat national, et il n’est pas bon que le peuple mauricien n’ait pas eu son mot à dire. On n’impose pas ainsi une politique qui aura des répercussions dans tous les domaines de la vie mauricienne, à commencer la stratification des couches sociales, mettant en danger l’équilibre politique du pays.

Autre considération, concernant le CSR : est-ce de la bonne politique que de mettre donneurs et demandeurs en contact direct, surtout de mettre les demandeurs en compétition entre eux ?

Les ONG, sans agenda politique ou publicitaire, vont se retrouver à la merci des entreprises ou s’entre-déchirer pour leur plaire, car les entreprises qui donnent ont des considération , autres qu’humanitaires, avouables parfois, mais pas toujours.

Cette nouvelle procédure humilie les ONGs ! Tout nous dit qu’elle n’a pas été mûrement réfléchie. Elle doit être abandonnée.

La Commission Justice et Paix

Comment a-t-on pu oublier le rapport de la Commission Justice et Paix, qui rappelle hélas toute l’escroquerie derrière tant de ‘deals’ avec complicité de juristes pour exproprier, sinon voler, les propriétaires sans papiers de huttes balayées dans les cyclones ?

Avoir un projet de société juste et harmonieux, c’est restituer aux légitimes propriétaires leurs terrains ? Et prendre les décisions qui s’imposent en considérant de nouveau toute la question de l’élaboration d’une politique des terres car, comme au Zimbabwe ou en Afrique du Sud, l’inégalité sociale ne continuera que de s’accentuer, sauf si on a la volonté et le courage de prendre le taureau par ses cornes !

Le Président Mugabe du Zimbabwe a eu le courage d’assumer ses responsabilités. Et sachez que le feu couve en Afrique du Sud, et que ce pays est au bord de l’explosion !

Pour créer une société paisible et harmonieuse, et empêcher que les plus riches ne s’enrichissent et les plus pauvres ne s’appauvrissent davantage, il faut une politique des terres, et il faut surtout que le peuple mauricien se pose les bonnes questions.

C’est se tromper que de penser pouvoir combler l’écart entre riches et pauvres par les seules augmentations de salaire. On le comprend mieux aujourd’hui et je le répète : aussi longtemps que les fruits du capital restent supérieurs aux fruits du travail, le fossé entre riches et pauvres vont sans cesse se creuser.

Or, il y a une alternative au capitalisme outrancier : c’est une économie de partage. C’est cela la révolution qu’il faudrait oser faire aujourd’hui.

Donc, si vraiment on parle de Plan Marshall contre la Pauvreté, il faudrait des chemins raccourcis pour les plus démunis, compenser les insuffisances de salaires par l’octroi des terres dans le cadre d’une politique de remise en ordre de toute la question.…

L’Amendement inique du MMM de 1982

Le troisième point touche à l’amendement du MMM de 1982. Il est surprenant que les juristes et surtout les spécialistes de la Constitution n’en aient jamais parlé et se sont toujours abstenus de dénoncer.

Peur ou complicité ? Rappelons que c’est bien ce projet de loi qui a lancé la chasse aux sorcières dans ce pays et ruiné la carrière de tant d’excellents fonctionnaires, choisis à l’époque par une Public Service Commission (PSC) présidée par les Britanniques, ce qui signifie que c’étaient les meilleurs cerveaux qui n’avaient pas bénéficié de protections occultes, familiales ou partisanes.

On sait aussi qu’il y avait alors des comités pour établir la liste des sorcières à brûler et le ministre Boodhoo a été un témoin privilégié de cette période de terreur, qui a longtemps duré, sans que personne n’ait osé s’élever contre le système, encore moins le combattre.

Aujourd’hui, le Premier ministre qui – en 1982 – avait fait entrer cet amendement inique dans notre Constitution avec Bérenger et Boodhoo, a eu tout le temps de se rendre compte que pareil amendement n’a pas sa place sauf dans les Constitutions des républiques bananières qui s’en servent pour persécuter ou détruire les opposants au régime.

Cet amendement ne se justifie plus sur le plan politique et encore moins sur le plan moral.

Donc, je pense après 33 années de l’existence de cet amendement malheureux, je me plais à penser que le Premier ministre Anerood Jugnauth, disposant de la majorité des trois quarts, comme cela avait été le cas alors, peut et devrait, en s’écoutant lui-même, révoquer cette tare, qui salit notre Constitution.

Une loi pareille, tout le monde en conviendrait, je pense surtout à ces nouveaux élus qui sont entrés au Parlement et ne sont nullement au courant de ce viol légal de la liberté de conscience, puisqu’ils ne connaissent pas, pour la plupart, l’Histoire de ce pays, qui ne leur a jamais été enseignée… Je souhaite qu’ils examinent chacun cette question en leur âme et conscience et qu’ils aient le courage d’agir en conséquence.

Terminons avec la réforme électorale, par laquelle j’aurais dû commencer, vu que c’est le socle sur lequel repose tout notre édifice social. Je continue de penser qu’elle nous a fait beaucoup de mal avec les 60-0 qui ont partagé le pays, non pas en gagnants et en perdants, mais en vainqueurs et vaincus. Voyons, en premier lieu la dimension des circonscriptions : elle fausse tout le jeu démocratique dès le départ.

Une circonscription avec 25,000 électeurs a trois députés, tout comme la circonscription de 63,000 électeurs a aussi trois députés. Même, un enfant vous dira que ce n’est pas juste. Et si nous sommes vraiment honnêtes en voulant corriger les injustices, c’est par là qu’il faudrait commencer.

Certes, le ministre des Finances me dira que ce n’est pas de son ressort, mais je dis justement qu’un projet de société centré sur l’équité et le respect des droits de tout un chacun, devrait se pencher sur cette injustice, et tout de suite. Le ministre pourrait allouer des fonds pour mettre en place une équipe qui aurait pour tâche de soutenir la Commission électorale, organisme qui devra revoir les circonscriptions et les ramener toutes à avoir le même ou presque le même nombre d’électeurs.

Vouloir cette réforme, c’est donc projeter en avant dans la conscience populaire, la vision d’une société juste avec les citoyens traités également.

Je le répète, notre système électoral a non seulement développé et fortifié le communautarisme chez nous, il l’a amplifié, rigidifié, a déresponsabilisé à la fois les votants, comme les élus, tout en concentrant le pouvoir de choisir les candidats au seul leader, qui au fil du temps, devient un dictateur, un tout-puissant, qui se croit tout permis.

Notre système électoral nous a volé notre démocratie. Si nous avons sérieusement la volonté de mettre en place une société harmonieuse, sans communautarisme, il nous faudrait nous défaire du présent système électoral, balayer les sièges réservés pour best losers, faire confiance à la population qui, au fond d’elle-même, veut une société vraiment démocratique, avec la possibilité de voter pour des députés de leur choix, sans être forcés de voter des « pieds-bananes », qu’on leur impose, avec le dosage ethnique.

Donc il nous faut une réforme électorale vraie, basée sur des considérations honnêtes et nobles.

Le MAEP

Il y a une question beaucoup plus fondamentale que j’aurais dû aborder au tout début de cet article : c’est l’appartenance de Maurice au MAEP.

Rappelons que c’est lors de sa création, en 2003, que le Premier ministre actuel, Sir Anerood Jugnauth, avait eu la sagesse de faire entrer notre pays dans cette initiative purement africaine, qui maîtrise aujourd’hui toutes les techniques et le savoir-faire pour amener un État à la bonne gouvernance, dans quatre secteurs qu’il a identifiés, à savoir : la gouvernance politique et démocratique, la gouvernance économique, la gouvernance des entreprises et le développement socio-économique.

A l’heure actuelle, 34 pays sont membres du MAEP et 17 pays ont déjà été auto-évalués, dont Maurice en 2010.

J’ai déjà posé la question de savoir si une idée est bonne ou mauvaise. Comment savoir ? C’est d’avoir recours à la méthode mise en place par le MAEP – Mécanisme Africain d’Evaluation par les Pairs ou (African Peer Review Mechanism).

Ce qui est surprenant, c’est que le MAEP a évalué Maurice en 2010, mais le rapport d’évaluation est resté dans les tiroirs de l’ancien régime, n’en est ressorti qu’en décembre 2013 et a été lancé en présence du Dr Mekideche, membre du Panel, responsable pour Maurice.

Ce rapport contient des analyses très pointues pour les quatre secteurs de son mandat. Plus important, ce Rapport contient nombre de projets que l’Etat est censé intégrer dans les différents secteurs de sa politique de développement national.

En fait, lors de l’Assemblée générale de l’Union Africaine, de janvier 2015, Maurice devait présenter son rapport sur l’état d’implémentation des recommandations contenues dans le Rapport. Le Budget n’en souffle mot et on se demande si au ministère des Finances, ils ont pris connaissance du Rapport ou même s’ils savent qu’il existe.

Si l’adhésion au MAEP est volontaire, la performance est obligatoire. Une des priorités du pays, je crois, c’est l’appropriation mauricienne du MAEP.

En conclusion, après avoir écouté le ministre, j’ai eu le sentiment très fort que c’est un homme seul, qui a les meilleures intentions, pour faire avancer le pays, mais faute de temps et de débat soit national, soit tripartite, avec les partenaires de la coalition gouvernementale, donc sans l’aide de ses pairs, il porte seul sur son dos l’avenir du pays.

C’est courageux, mais dangereux tant pour lui que pour le pays. Non ! Monsieur le ministre, vous ne nous proposez pas une révolution. La révolution à faire, ce serait de commencer par la mise en action des recommandations de la Commission Justice et Vérité. Bien au contraire, nous constatons que le peuple, encore une fois, par la consolidation des IRS, est jeté pieds et poings liés, entre les griffes d’un secteur privé, toujours insatiable !

Pourquoi faire la part aussi belle au secteur privé, surtout sucrier ? En d’autres mots, le projet de société caché derrière le présent budget n’est certainement pas celui que l’on attend de Vishnu Lutchmeenaraidoo.

Compte tenu du capital de crédit dont il dispose aux yeux de la population, il ne faudrait surtout pas qu’il donne l’impression d’être un Sithanen bis !

J Tsang Mang Kin GOSK

tmkjoseph@gmail.com

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