« Navin Ramgoolam ne tardera pas à tirer sa révérence de la scène politique »

Interview : Rajiv Servansingh

« La mise sous tutelle budgétaire du Bureau du DPP: he who pays the piper calls the tune… »
« Les remous actuels annoncent-ils le début de la fin du MMM qui prendrait la même pente que le PMSD après l’alliance fatidique avec le PTr en 1969? »

Le nouveau gouvernement est au pouvoir depuis environ deux mois et demi. Mais déjà, les intérêts sectoriels, les agissements de certains medias et plusieurs dossiers étalés au grand jour posent plusieurs problèmes. Dans certains cas, l’image même que projette la République de Maurice, en termes de bonne gouvernance et de transparence, semble en danger. Comment évoluent les perceptions et que pourraient attendre les Mauriciens de la classe politique dans son ensemble? Rajiv Servansingh nous en parle…

Mauritius Times : “Ploré Mam” titre un hebdomadaire du week-end par rapport à la situation qui prévaut dans le pays et, en particulier, la manière de faire et la gestion de certains dossiers par l’actuel gouvernement. Au-delà des intérêts sectoriels que peuvent défendre les différents titres de presse, on pourrait aussi penser que la presse n’est pas nécessairement, et toujours, au fait de l’évolution de la perception populaire vis-à-vis du pouvoir. N’est-ce pas prématuré à ce stade de croire que les gens se sont déjà mis à sortir leur mouchoir?

Rajiv Servansingh: A priori, il serait prématuré de se faire un avis aussi tranché sur la question après seulement deux mois et demi d’exercice du pouvoir par un nouveau gouvernement. Malgré la déclaration plutôt tonitruante du nouveau chef de gouvernement selon laquelle il n’en a que faire des traditionnels cent jours de grâce généralement accordés à tout gouvernement, celui-ci doit pouvoir bénéficier de cette période ne serait-ce que pour bien prendre la mesure de la tâche qui l’attend.

Il n’y a plus d’ailleurs que la presse écrite qui est le vecteur de l’humeur du pays, il faut encore se fier aux réseaux sociaux. Il me semble que même si quelques voix commencent à s’élever et les critiques sont quelques fois très pointues, les avis restent dans l’ensemble plutôt favorables au gouvernement. D’ailleurs, le contraire – après seulement deux mois – eut été quelque chose de vraiment exceptionnel.

Par contre, je pense que même les membres du gouvernement doivent être conscients que les différentes nominations faites jusqu’ici sont loin de faire l’unanimité même parmi leurs propres partisans. La population en est très déçue surtout qu’on avait fait miroiter la pratique du recrutement par voie d’appels de candidature, privilégiant le critère de méritocratie.

* Voyez-vous quand même des signes inquiétants pouvant suggérer déjà l’émergence de contradictions et l’affaiblissement de la cohésion gouvernementale ? D’aucuns pensent que le leadership du Premier ministre constitue un facteur de stabilité et serait de nature à assurer la cohésion gouvernementale. L’est-il toujours ?

J’ai déjà fait ressortir dans des commentaires précédents que l’une des difficultés à laquelle ce nouveau gouvernement serait confronté, dès son arrivée au pouvoir, serait la gestion des grandes espérances que l’Alliance Lepep a suscitées durant la campagne électorale. Certes, ce n’est pas un hasard si parmi les premières mesures figuraient la mise en place des nouveaux taux de pension et la compensation salariale de Rs 600 « across the board » Celles-ci ont beaucoup contribué à temporiser les ardeurs et à consolider le message selon lequel le gouvernement tiendrait ses promesses. C’était très bien joué.

Cependant, il est loin d’être évident que ce genre de comportement puisse être durablement maintenu. Les réalités économiques et autres contraintes socio-politiques vont bien vite prendre le dessus et amener à plus de réalisme. Et puis, il y a le comportement des hommes qui constituent l’équipe gouvernementale et la qualité de la cohérence que le Chef arrivera à imposer sur ses troupes. Sur ce plan-là, il semblerait que les premières indications ne sont pas très rassurantes.

Si parmi les grandes qualités de Sir Anerood Jugnauth, l’on peut compter sur sa capacité à déléguer à bon escient — contrairement à son prédécesseur, soit dit en passant, qui avait beaucoup de peine, semble-t-il, à faire confiance même à ses plus proches collaborateurs — il est à craindre que le manque de cohésion qui a caractérisé le regroupement, plutôt opportuniste de personnalités très disparates et de sensibilités diverses sous la bannière de l’Alliance Lepep, ne soit pas très propice à ce genre de gouvernance.

Dans la conjoncture, je pense que le peuple de Maurice et l’électorat qui l’a soutenu aurait souhaité que le Premier ministre marque de manière plus significative de son empreinte tout au moins les premiers jours de son action gouvernementale, d’où ce sentiment de manque de cohésion qui se dégage.

* Un commentaire publié dans la presse dominicale fait état de « la possibilité que Maurice ‘cède’ Agaléga à l’Inde ». Commentaire qui survient après une décision du Conseil des ministres, vendredi dernier, portant sur la ratification d’un ‘Memorandum of Understanding’ devant être paraphé lors de la visite du Premier ministre indien la semaine prochaine. Des détails par rapport à l’accord et aussi ceux contenus dans un ‘appendix’ sont divulgués et donnent l’impression qu’on s’acheminait vers un ‘repeat’ du démembrement de la République comme ce fut le cas avec Diego Garcia. C’est tant mieux pour la transparence, mais cela paraît quand même découler d’une fuite délibérée venant de l’intérieur visant à embarrasser le leadership – collégial (?) — du gouvernement. Est-ce un des premiers signes de contradiction qui font surface ?

Il y a deux éléments qui ressortent de votre question. Le premier est la suggestion que le journaliste qui a commenté cette « nouvelle » semblerait avoir eu accès à des documents qui sont normalement classés confidentiels puisqu’ils auraient été circulés uniquement parmi les membres du Conseil des ministres. On ne pourrait reprocher à un journaliste qui, dans l’exercice de son métier, arrive à mettre la main sur de tels documents et les commente dans le sens de ce qu’il perçoit être de l’ordre de « l’intérêt public ». Encore que l’on peut ne pas être d’accord avec la perception que l’on veut créer que Maurice est en train de « céder » une partie de son territoire.

Par contre, si l’on soupçonne qu’un (ou des membres du gouvernement) aurait délibérément organisé une fuite de l’information pour des raisons inavouables ou d’incapacité à s’opposer de manière franche et directe à une telle démarche dans les instances appropriées du gouvernement, alors là, c’est extrêmement grave d’autant plus que nous savons tous que l’on touche à un sujet des plus sensibles et qui pourrait relever de questions de politique étrangère vitale pour le pays. L’expérience démontre que, sur ces questions-là, on ne peut se permettre d’avoir des divergences fondamentales au sein d’un gouvernement. L’on aura encore en mémoire l’incident concernant ce fameux vote à l’ONU qui avait effectivement sonné le glas de l’Alliance PTr-MMM des années 1995-2000.

* Autre affaire qui a été ébruitée cette semaine : une rencontre entre, semble-t-il, trois VVIPs et deux représentants d’une importante société européenne dans le cadre de l’enquête initiée contre Navin Ramgoolam. On allègue qu’une menace de ‘Arrest on Departure’ pesait sur ces deux représentants pour refus de collaboration avec la partie mauricienne, ce qui aurait valu au Commissaire de Police suppléant une « visite de courtoisie » de la part de l’ambassadeur de France, Laurent Garnier. Si ces allégations sont vraies, elles sont effectivement graves, non ?

A mon avis, les faits rapportés dans l’article en question sont suffisamment précis pour qu’on y apporte un certain crédit. Or, si tout ce qui y est décrit est vrai, nous sommes confrontés à une situation extrêmement grave pour le pays. Ceci pourrait constituer une première crise majeure pour le gouvernement d’autant plus qu’il semblerait que les trois VVIPs n’appartiendraient qu’à une seule faction de l’Alliance.

Je le dis de nouveau, si ce qui est rapporté est vrai, nous faisons face à un premier scandale majeur risquant d’avoir des répercussions diplomatiques puisque ce sont deux ressortissants étrangers qui y sont impliqués.

La réputation de Maurice va certainement prendre un sérieux coup sur le plan international tandis que de nombreuses questions seront soulevées concernant le fonctionnement du gouvernement qui s’est engagé à pratiquer la bonne gouvernance et la transparence.

* Il paraît qu’il existe non seulement des enregistrements audio des échanges entre les trois VVIPs et les ressortissants étrangers, mais aussi un affidavit en bonne et due forme, comprenant « 47 paragraphes d’allégations, juré par ces derniers avant de quitter le sol mauricien. Si ces allégations s’avèrent vraies, toute cette affaire va donner une impression de confusion de la part de certaines VVIPs quant aux limites de leurs attributions ?

Ces éléments constitueraient alors des informations de première main, surtout s’il existe des enregistrements dont la teneur pourrait s’avérer compromettante à l’égard des participants. Tout ceci risquerait de forcer le gouvernement et, plus particulièrement, le Chef du gouvernement et les leaders des différentes composantes à prendre position publiquement.

Si, et je répète si, ce que la presse avance ne représente que des allégations à ce stade et, par la suite, s’avère vrai ; et si tous ces éléments se retrouvent dans le domaine public, le gouvernement devra gérer sa première crise majeure. Une telle crise arrivant si tôt dans sa mandature serait vraiment un élément déstabilisateur pour le pays.

Si effectivement ce qui a poussé ces VVIPs à rencontrer des protagonistes d’une affaire, elle-même au cœur du déroulement d’une enquête policière en cours, c’est de leur faire avouer un crime dans lequel l’ancien Premier ministre est présumé avoir été impliqué, alors nous sommes en plein dans le dysfonctionnement institutionnel et dans un mélange de rôles qui n’augure rien de bon pour notre démocratie.

* Le titre qu’on a évoqué au début de cet entretien – “Ploré Mam” – était motivé principalement par la décision du Conseil des ministres de placer de nouveau le bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP) sous le contrôle administratif de l’Attorney General’s Office et de rattacher l’Assets Recovery Unit à la Financial Intelligence Unit (FIU). Shakeel Mohamed a peut-être trouvé les mots justes pour arguer que cette affaire dépasse la notion de contrôle d’une institution ; cela concerne aussi « la perception de l’indépendance » du DPP. Il s’est appuyé sur le rapport Mackay pour affirmer que le bureau du DPP doit être non seulement dans la réalité mais aussi perçu clairement comme étant indépendant dans son fonctionnement et également au niveau de son budget. Là également, la perception est-elle plus importante que la réalité ?

Shakeel Mohamed a parfaitement raison de faire ressortir que c’est aussi une question de perception même si cela ne diminue en rien l’importance de la question principale de l’indépendance du Directeur des Poursuites Publiques (DPP).

En matière de perception donc, le ministre de la Justice tente d’expliquer que cette décision ne vise nullement à brider l’indépendance du bureau du Directeur des Poursuites Publiques mais relève d’une mesure de nature purement « administrative » qui a pour but de ramener ce dernier sous la tutelle budgétaire du bureau de l’Attorney General.

Dans ce cas la question qui se pose est celle de savoir quelle était l’urgence de prendre cette mesure à un moment où le gouvernement a, de toute évidence, d’autres chats à fouetter. La structure actuelle ayant été l’objet de débats dans un passé récent et ayant été l’une des recommandations du rapport MacKay, il semble que des consultations préalables avec les parties concernées auraient été un minimum à respecter. Ce sont donc l’empressement et la désinvolture avec lesquels ont été modifiées les conditions entourant une fonction protégée par la Constitution du pays qui créent un sentiment de malaise.

Reste la question de fond. En bref, la mise sous tutelle budgétaire du Bureau du DPP par le ministre de la Justice, qui est lui-même un homme politique, et qui – de plus – siège au Conseil des ministres, met-elle en péril l’indépendance du premier nommé ? La réponse se trouve dans cet adage vieux de plusieurs siècles mais qui préserve toute son actualité : he who pays the piper calls the tune, n’est-ce pas ?

* Et qu’en est-il de la perception à ce stade en ce qui concerne l’enquête menée à grands coups de couverture médiatique sur l’affaire de Roches-Noires, les coffres-forts et autres valises retrouvées chez Navin Ramgoolam ? C’est, de toute évidence, la plus grande bataille que ce dernier aura à mener toute sa vie, et il serait probablement prudent de réserver à ce stade notre jugement quant à son avenir politique, non ?

En ce qu’il s’agit de la question de « grands coups de couverture médiatique », je crois qu’il faut être honnête et avouer que c’est là une situation qui n’est pas nouvelle. En réalité tout ce qu’on pourrait appeler le décorum, sensé entourer les affaires de justice dans ce pays, a subi une détérioration sensible et perceptible durant ces dernières années.

Reste maintenant les « affaires » de Navin Ramgoolam et ce que cela pourrait représenter pour son avenir politique. Je dois vous dire que j’y vois deux aspects différents à considérer.

Le premier concerne les embrouilles de Navin Ramgoolam en tant que personne avec la justice. Il bénéficie comme tout citoyen de la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire. Il doit pouvoir librement faire usage de tous les moyens légaux à sa disposition pour se défendre. Les choses étant ce qu’elles sont, cet exercice risque de durer plusieurs années, et il est toujours possible qu’íl y ait aussi des rebondissements spectaculaires dans les mois à venir.

Ceci étant, Navin Ramgoolam n’est pas seulement un citoyen ordinaire. Il a été le Premier ministre du pays en trois occasions en sollicitant la confiance et l’adhésion de l’électorat et en projetant une certaine image de lui-même et un style de gouvernement qu’il promettait de pratiquer une fois au pouvoir.

Je pense qu’indépendamment des considérations légalistes, il lui faut reconnaître que sur ce dernier plan, c’est-à-dire essentiellement politique, la faillite est totale. D’ailleurs, l’écart entre les promesses et les faits était tel avant même que n’éclatent les « affaires » avec la justice, que l’électorat avait déjà lourdement sanctionné cette « duperie ». Depuis, tout a basculé et, malheureusement, pour le pire.

Je suis donc convaincu que Navin Ramgoolam ne tardera pas à tirer sa révérence de la scène politique.

* Qu’en est-il de l’avenir du PTr ? Un porte-parole d’une « direction collégiale » saura-t-il remplir le vide en attendant… ?

Votre question contient en elle tous les ingrédients de cette espèce de tragédie grecque que semble traverser le Parti travailliste ces jours-ci. Vous savez une telle tragédie est par définition caractérisée par un protagoniste principal qui se retrouve face à une combinaison de ses propres faiblesses et de circonstances qu’il est incapable d’affronter. Dans le cas qui nous concerne, la tragédie est en trois dimensions avec des protagonistes ayant pour nom : PTr. NR et AB.

La position actuelle d’Arvind Boolell est, à mon avis, intenable et le leadership « collégial » est une formule bancale qui garantit que ce parti pâtira des mêmes déficiences qui l’ont miné de l’intérieur depuis belle lurette : l’absence d’une EQUIPE dirigeante menée par un leader charismatique qui imprimerait une vision et un sens de direction à un parti – imprégné des valeurs issues de son long combat.

Si, comme je le crois, Navin Ramgoolam – et ce sera tout à son honneur – va finir par tirer les bonnes conclusions de tout ce qui s’est passé depuis les dernières élections et tirera un trait sur sa carrière politique, le Parti Travailliste retrouverait une marge de manœuvre qui lui permettrait de commencer à se repositionner plus sereinement dans le nouveau décor politique. Loin de nous de vouloir suggérer qu’il y aurait une relation de cause à effet entre ces deux situations. Encore faut-il qu’il y ait les femmes et les hommes qui soient disposés à entreprendre cet immense chantier.

* Ça ne paraît pas brillant du côté du MMM également. Joe Lesjongard et Raffick Soreefan ont emboîté le pas à Jean-Claude Barbier en soumettant leur démission du MMM. Les calculs politiques de Paul Bérenger ne font plus l’unanimité, semble-t-il. Le mal est-il bien plus grave ?

La défaite cinglante du MMM lors des dernières élections est d’abord la défaite de la tactique politique choisie et défendue par Paul Bérenger pour faire accéder son parti au pouvoir. Le lâchage plutôt brutal des Jugnauth et l’alliance avec Navin Ramgoolam ont été « tolérés » par un certain nombre de personnes au sein du parti parce que cette tactique était sensée mener vers une victoire certaine avec, à la clé, la possibilité de prime ministership au leader du parti.

On aura beau dire que cette tactique avait eu l’aval des différentes assemblées de délégués et autres instances du parti, la perception ainsi que la réalité ne changeront pas. La défaite, certes inattendue, et les premières indications selon lesquelles l’électorat traditionnel du MMM avait rejeté cette alliance n’ont fait qu’exacerber une animosité latente.

Les événements qui ont suivi les élections générales menant aux élections internes du parti ont été marqués par cette ambiance malsaine, et l’aboutissement du processus – comme nous l’avons vu – est que le MMM a fini par être amputé de trois de ses parlementaires.

La question qui semble tarauder les observateurs politiques est de savoir si les remous actuels annoncent le début de la fin du MMM qui prendrait la même pente que le PMSD après l’alliance fatidique de celui-ci avec le frère ennemi Parti Travailliste en 1969.

Même s’il est vrai que le MMM a souvent fait l’expérience de telles dissidences dans le passé et s’en est toujours bien remis, il faut noter que jamais ce genre de contestation n’était accompagné simultanément d’une attaque sur ses bases arrière traditionnelles. Le défi posé par le ML et le PMSD, suite à la bonne performance de ces deux partis dans ce qui était jusqu’ici considéré comme les fiefs du MMM, compliquent considérablement les problématiques internes.

 

* Published in print edition on 6  March  2015

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