« Sans une stratégie pédagogique cohérente autour de l’anglais, le processus de démocratisation ne sera jamais complété » 

Interview: Nandini Bhautoo-Dewnarain, Senior Lecturer, UoM

* « Ce qui irrite avec la presse, c’est cette attitude de donneur de leçon qui n’accepte pas d’être elle-même critiquée »

Nandini Bhautoo-Dewnarain, Senior Lecturer dans le département de English Studies à l’Université de Maurice, pense que l’espace linguistique est complexe et qu’il ne faut pas faire des tours de passe-passe pour forcer une langue ou une autre. La presse, plutôt que de favoriser un large débat constructif, tend à transformer la société mauricienne en un brasier…   

Mauritius Times : Cinq nouvelles chaînes TV dédiées aux langues orientales, couplées de centres culturels : vivement la célébration de notre diversité culturelle et plurielle !

Nandini Bhautoo-Dewnarain : Certainement dans la logique de la diversité culturelle, c’est une étape majeure que de mettre en valeur les diverses composantes linguistiques utilisées sur le terroir. Mais il faut prendre en compte l’autre versant de la chose c’est-à-dire l’instrumentalisation des différentes sensibilités ethniques qui, depuis l’indépendance, ont graduellement été activement réinventées, pour nous mener à une situation d’extrême fragmentation d’appartenance, de sorte que l’idéal national se retrouve systématiquement en butte à cette contre-identification.

Seulement voilà, non seulement est la notion d’Etat-nation relativement récente dans l’Histoire, nous n’avons pas d’autre modèle possible de co-existence multiculturelle. Mais cette notion abstraite d’Etat-nation est elle-même traversée par des discours hiérarchisés d’appartenance. Il n’est un secret pour personne que malgré le fait officiel, la réalité de tous les jours juxtapose des langues de manière non-égalitaire.

Vous savez qu’à travers une langue se transmet l’imaginaire culturelle, une manière de se situer en relation au passé, au présent et au futur. Du fait de notre héritage colonial et tous les préjugés que nous avons donc hérités, notre pays pratique une politique de langue de l’espace publique et langue de l’espace privé. Nous ne pouvons demander au diffuseur national de trouver la solution magique pour ce problème complexe. Ces nouvelles chaînes contribuent certainement à casser le clivage. Maintenant il reste à voir quelles sont les ressources qui seront mises en œuvre pour la programmation. Outre le fait de diffuser des émissions satellitaires, ces chaînes offrent l’espace possible pour des émissions locales dans la durée. La compétence des enseignants et étudiants du MGI pourrait être mise à contribution.

* Certains cependant verront dans cette initiative le raffermissement des divisions latentes au sein de notre société. Des esprits chagrins, dites-vous ?

Oui et non. Comme je viens de vous le dire, l’idéal abstrait de l’Etat-nation est un fait récent dans l’Histoire de l’humanité. Il est inévitable que des allégeances antérieures se superposeront à cette nouvelle réalité — ce que Ernest Gellner appelle ‘primordial links’. Mais la réalité du monde contemporain demande un effort collectif pour imaginer la nation autour de slogans et d’attitudes positives de co-existence et de respect mutuels. Nous n’effacerons jamais les ‘primordial links’ et les esprits chagrins sont ceux qui croient pouvoir arriver à un espace de neutralité culturelle qui véhiculerait certaines valeurs dominantes aux dépens d’autres. Car il se trouve que l’espace de neutralité absolue n’existe pas. Il est vraiment incroyable que 42 ans après l’indépendance du pays, nous fonctionnons encore avec un discours public qui prône la division « Langues Européennes/Langues Orientales » ! Que ce soit dans le système éducatif ou dans les médias ! Est-ce si difficile de voir l’héritage colonial dans cette internalisation de division et de hiérarchie linguistique et culturelle ? Nous avons internalisé ce schisme à tel point que malgré notre diversité linguistique, nous nous retrouvons appauvris vis-à-vis des nouvelles réalités géo-économiques. Alors que les pays occidentaux s’attellent à découvrir la complexité linguistique et culturelle dans les nouvelles économies émergentes tels que l’Inde et la Chine, nous restons figés dans un discours de confrontation.

* Que faites-vous du traitement accordé à la langue anglaise par notre radio-télévision nationale ? On dirait que c’est le parent pauvre dans notre paysage linguistique alors que c’est la langue qui nous ouvre des horizons économiques, intellectuels…

Oui, encore une fois je ne peux qu’être d’accord avec ce que vous dites. Il serait bien que notre diffuseur national vienne de l’avant avec une chaîne qui serait dédiée à l’anglais. Il est vrai que les jeunes manquent beaucoup de confiance en eux-mêmes vis-à-vis de la langue anglaise. Le manque de renouvellement de nos méthodes pédagogiques et l’absence de ressources adéquates dans les établissements scolaires font que les étudiants sont peu exposés à l’anglais parlé. C’est là qu’une chaîne de télévision pourrait combler ce vide en permettant aux jeunes de se familiariser avec cette langue — avec des émissions qui feraient le tour de leurs intérêts divers.

Combien de temps surferons-nous sur la bulle de l’économie si nous ne pouvons produire une main-d’œuvre adéquate pour divers secteurs économiques ? Il est impossible de comprendre le manque de vision qui fait qu’une stratégie linguistique n’ait pas encore été mise en place pour assurer la formation des jeunes en anglais. Il est vrai que nous avons un problème général avec l’enseignement des langues à Maurice, toutes langues confondues! Ce sont les facteurs extra-pédagogiques qui font la différence dans la compétence des langues. Il est impératif que nous formions une population de jeunes à une compétence élevée en anglais parlé et écrit car l’accès au monde de la connaissance se fait à travers l’anglais, les grands réseaux de distributions et d’échanges d’information ne sont pas francophones mais anglophones.

Comment se fait-il que nous nous contentions de nous enfermer dans notre bulle linguistique qui est en totale régression vis-à-vis de la réalité économique et intellectuelle du monde contemporain ? L’anglais, c’est le véhicule de démocratisation de la connaissance par excellence. Si nous ne faisons pas l’effort national pour développer une stratégie pédagogique cohérente autour de l’anglais, le processus de démocratisation de nos institutions commencé depuis l’indépendance ne sera jamais complété. Car au lieu d’un renouvellement dans la diversité, il y aura un renouvellement dans le statut quo et nous verrons la même élite s’approprier les rennes de l’économie et éventuellement de la culture.

* Alors que la langue anglaise est en nette régression dans notre paysage linguistique – il n’y a pas que les navets, même les grands films anglais et américains passent en français à la télévision – le français est en constante progression à Maurice. Little France Zindabad !

Oui certainement, cela pose problème. Mais je pense que c’est une question sur laquelle la MBC travaille actuellement.

* A l’ambition de l’ambassadeur de France d’augmenter l’influence de la France (et du français) à Maurice, une collaboratrice du journal, Nita Chicooree commente ainsi : « Que l’ambassadeur se rassure, il y a le champ libre dans un pays où les dirigeants n’ont aucune vision des orientations culturelles… par paresse intellectuelle, mollesse de caractère on manque d’ambition. » Jugement sévère ?

Pour l’ambassade de France, l’île Maurice est un cadeau. Alors qu’ils se démènent pour contrer la dominance anglaise dans le monde avec une stratégie culturelle poussée, les Français trouvent à Maurice une terre où, au contact du français, l’anglais est en nette régression. Comment voulez-vous qu’ils n’aiment pas Maurice et qu’ils n’y jettent pas toutes leurs ressources en termes de bourses, de consultants, d’instituts, de compétitions internationales, d’ateliers de travail sur le cinéma, et autres ? Comme on dit en Anglais, ‘It is manna from heaven for them.’

Mais qu’en est-il pour nous Mauriciens ? Nous n’avons rien fait. Beaucoup vous diront que c’est le problème du British Council. Mais c’est d’avoir une mentalité de colonisés que de penser cela. Nous n’avons pas encore su assumer la complexité de notre héritage et de nos complexes linguistiques. Si l’anglais est le choix par excellence pour être la langue nationale, c’est parce que cette langue n’était pas associée à des affects culturels qui entraveraient son utilisation. Mais cela a été aussi la raison pour laquelle elle a été négligée.

Aujourd’hui, nous devons dépasser l’affect et comprendre que la survie économique d’un petit pays qui ne peut dépendre que de ses ressources humaines repose sur sa compétence en anglais. Regardez le secteur touristique par exemple — tous parlent anglais : les tours opérateurs, les serveurs, même les cleaners et les vendeurs de plage. Faites un tour au marché de Quatre Bornes et écoutez les négociations qui ont lieu en anglais, voyez comme les chauffeurs de taxi savent tenir compagnie aux touristes qu’ils véhiculent toute la journée. Les gens, confrontés à cette réalité, n’ont pas attendu que les décideurs viennent de l’avant avec des ‘policies’.

* Pour revenir aux nouvelles chaînes de télévision, les revendications pour des chaînes en d’autres langues vont sans doute être faites. Déjà le Bihari Roots Foundation s’offusque de « l’oubli » de la MBC du bhojpuri. D’autres vont sans doute se faire entendre en ce qui concerne le Kreol. Qu’en pensez-vous ?

Ecoutez, on ne peut jamais plaire à tout le monde. Lancer des chaînes, ce n’est que le début de l’aventure. Il y a encore un long travail à accomplir sur la qualité de la programmation. Mais il y a aussi un travail important à faire sur le renouvellement des ressources et des techniques d’enseignement des langues à Maurice.

Comment se fait-il que les enfants ont toujours à apprendre par ‘rote learning’ sans mettre à contribution leur imagination et leur propre dynamisme linguistique? Nous sommes dans l’ère digitale. Ne serait-il pas possible de mettre en place un comité inter-linguistique qui s’occuperait de développer des stratégies pédagogiques modernes pour l’enseignement des langues — toutes langues confondues? Nous dépasserons ainsi l’étape des revendications systématiques inévitables mais futiles.

* L’introduction du Kreol comme médium d’instruction et/ou comme matière pour contourner le problème d’accessibilité à l’anglais vous pose-t-il problème ?

Que le Kreol soit utilisé dans les zones à problèmes est une bonne chose. Il est important de sortir les enfants d’un marasme éducatif là où ils sont déconnectés avec les langues d’enseignement dominantes. Ces enfants ont généralement besoin de connaissances pratiques, mieux véhiculées par la langue qu’ils utilisent tous les jours; ceci est impératif pour leur survie.

Mais il ne faut pas confondre les objectifs. Les revendications pour l’introduction du Kreol à l’école ont été faites avec tellement de hargne qu’on en a oublié leur but final. Est-ce que cela est fait avec le but de permettre aux élèves d’intégrer le système éducatif existant, de sorte à leur permettre de résoudre des problèmes liés uniquement aux connaissances pratiques, ou est-ce que cette introduction du Kreol est une finalité en soi ? Si c’est le cas, les sceptiques ont raison de protester.

Il est difficile d’imaginer comment tout l’enseignement aurait lieu en Kreol — non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi par rapport à la finalité de cet enseignement. Cela permettrait aux futurs petits Mauriciens d’habiter l’île exotique du petit dodo en accueillant les touristes et les chercheurs qui seraient en quête d’authenticité, mais les petits Mauriciens seraient condamnés à faire le tour de leur parc national sans jamais pouvoir le quitter car ils n’auraient pas de moyen de communiquer avec le monde extérieur, n’ayant pas appris d’autres langues à l’exception du Kreol.

* Les chantres (de cette mouvance en faveur) du Kreol soutiennent que son introduction à l’école solutionnerait le problème de l’échec scolaire. Le pensez-vous également ?

Il n’y a nul doute que cela aiderait en partie mais il faut être réaliste — la question de langue d’enseignement n’est qu’un aspect du problème. Il existe aussi d’autres facteurs à prendre en compte pour évaluer les causes de l’échec scolaire : l’ambiance familiale dans laquelle vivent les enfants, l’intérêt des parents dans la scolarisation de leurs enfants, l’investissement de temps, d’argent et d’émotion qui se fait vis-à-vis de l’éducation dans le milieu familial. Car le système existe, il en revient aux parents et à la société de l’utiliser de leur mieux.

Il y a eu pendant longtemps une tendance à blâmer les autres pour l’échec de certains et à tirer le trait sur ce que disent les observateurs depuis un bout de temps déjà, à l’effet que le contexte extrascolaire a eu dans l’Histoire un rôle majeur à jouer dans l’évolution des différentes composantes de la société mauricienne. Ce ne peut qu’être une bonne chose que le discours ait évolué vers une forme d’autocritique qui ne peut que bénéficier à tout le monde.

* Au-delà de son apport dans l’enseignement, on dit que la langue est en effet le véhicule de la culture. Cela vous pose-t-il problème également – au regard de l’influence déjà dominante du français dans le paysage linguistique mauricien ?

Voyez-vous ce qui me chiffonne moi dans toutes ces revendications autour du Kreol, c’est que je ne vois aucun linguiste proposer un champ d’étude qui évaluerait la complexité du Kreol Mauricien et ses variations régionales. Il n’est de secret pour personne que nulle langue n’est homogène. Toute langue vivante connaît des variations sémantiques et phonétiques. Nous nous sommes tellement attelés à la standardisation du Kreol que nous en avons oublié les faits fondamentaux autour du Kreol – c’est une langue créée dans le contexte multilingue de la société de plantation, constituée sémantiquement par le mélange de toutes les langues utilisées à Maurice. Il est un fait que l’on a occulté toute l’influence indienne et chinoise sur le Kreol dans le discours public.

* Lors du lancement des nouvelles chaînes de la télévision, le Premier ministre a, une nouvelle fois, fait une sortie contre certains journaux et les radios privées. Certains, dit-il, abusent de la situation. Faites-vous le même constat d’abus ?

Disons que sous couvert d’objectivité certains titres de presse ne se privent pas d’afficher leur parti pris vis-à-vis des groupes politiques. Il y a une manière de rapporter l’information qui privilégie certains acteurs de la scène politique, du fait que tous leurs propos sont fidèlement rapportés et d’autres sont rapportés seulement en cas de problèmes ou de scandales. Il est vrai que certains de ces titres sont à l’affût d’information à sensation et jouent leur part du marché sur cette capacité à jouer sur le sensationnel. Il est vrai aussi que la sélectivité dans l’information comme certains groupes de presse la pratiquent laisse beaucoup à désirer non seulement en ce qui concerne la politique mais aussi la société en général. Il y a non seulement le fait de rapporter mais la manière dont la chose est rapportée, le choix du grand titre, la manière dont le lecteur est guidé dans sa réaction par le parti pris de la salle de rédaction. Certains journaux utilisent même des couleurs ciblées pour leurs grands titres afin de marquer de manière subliminale leur orientation politique en période électorale.

Certains dans le milieu du journalisme se targuent de l’ancienneté de la presse mauricienne et de notre glorieuse presse vis-à-vis d’autre pays à consonance similaire. Mais est-ce que c’est une raison suffisante pour ne pas faire son mea culpa ? Parfois il est choquant de voir à quel point certains — je dis bien certains — journalistes se permettent d’écrire des choses dues à l’ignorance et regorgeant de préjugés — des préjugés endémiques à la société mauricienne — qui nous demandent un effort conscient pour arriver à les dépasser. Effort qui incombe encore plus au journaliste, vu la nature de ses fonctions.

* Il semblerait que les autorités ne sont nullement convaincues des garanties d’autorégulation par la presse elle-même et réfléchissent en termes d’un Press Council avec force de loi. Vous sentirez-vous mieux protégée ainsi ?

Certainement, un Press Council aura sa raison d’être, mais comme toute institution, il restera à voir comment elle sera utilisée.

Il y a certainement des risques que l’information soit muselée. Ce qui ne serait pas permis dans un espace démocratique. Mais franchement, ce qui irrite avec la presse, c’est cette attitude de donneur de leçon qui n’accepte pas d’être elle-même critiquée et qui se complait dans une certaine gloire du fait de ses succès tout en occultant ses manquements.


* Published in print edition on 8 October 2010

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