Le bilan gouvernemental est mitigé. Les promesses ne sont pas encore tenues…

Interview : Jean-Claude de l’Estrac

… mais ce n’est pas étonnant »

« L’offre alternative n’apparaît pas encore. L’opposition est en phase de reconstruction,
elle est divisée »

« “Oui, les méthodes policières sont souvent autoritaires… mais ce n’est pas suffisant pour parler de « dictature » ou «d ’Etat policier »

L’Indianocéanie intéresse un certain nombre d’institutions notamment, la COI. Dans ce sillage, Jean-Claude de l’Estrac nous donne quelques explications sur des chantiers en cours au sein de cette institution. Il se souvient aussi de son métier dans le monde des médias. Il s’attarde sur les aléas politiques du moment et les défis que le gouvernement doit relever au cours de son mandat dans un contexte économique difficile.

Mauritius Times : Vous terminez bientôt votre mandat à la Commission de l’océan Indien et déjà les salles de rédaction parlent de votre retour dans la presse. Qu’en est-il exactement ?

Jean-Claude de l’Estrac : Mon mandat à la COI se termine effectivement en juillet l’année prochaine. J’ai encore beaucoup à faire, je cherche à ne pas laisser trop de chantiers inachevés même si, par la nature de nos projets, certains n’arriveront à maturité que dans quelques années. D’ailleurs, je viens de signer l’accord de financement pour les projets qui seront financés dans le cadre du Fonds européen de développement et qui couvre la période 2015-2020.

Je commence, bien entendu, à envisager l’après-COI, et la presse reste une de mes options. Difficile de se battre contre ce virus qui m’habite depuis près d’un demi-siècle. Mais j’ai reçu aussi quelques propositions qui me tentent. Je me suis fixé une échéance pour prendre une décision.

* Ce n’est pas encore l’heure du bilan mais pouvez-vous déjà nous dire si vous êtes satisfait de votre action à la direction de la COI ?

Ce n’est pas à moi, en tout cas pas à moi seulement, de le dire. Mais, le moment venu, je ne manquerais pas l’occasion de souligner ce qui a été accompli ces dernières années par une équipe fortement mobilisée au service de l’Indianocéanie.

Nous avons certainement revitalisé l’organisation. Elle a beaucoup apporté aux pays membres de notre région dans un large éventail de domaines. Pas plus tard que cette semaine, j’ai eu des discussions avec les autorités mauriciennes sur le travail fait par la COI sur la connectivité aérienne, d’une part, et sur les questions liées au changement climatique, d’autre part, dans la perspective de la conférence mondiale sur le climat qui aura lieu à Paris en décembre prochain.

* Avant de reprendre la plume de l’éditorialiste, vous pouvez déjà nous dire ce que vous auriez écrit sur les événements du moment, par exemple, sur la déclaration du leader du MMM à l’effet que son parti se tient prêt à « toute éventualité » y compris la possibilité « bien réelle » de législatives anticipées. Il parle d’une « crise » que traverse le pays, de l’absence d’un gouvernement « digne de ce nom », un PTr en « plein désarroi », et un MSM « complètement fragilisé » dans le sillage de la condamnation de Pravind Jugnauth. C’est toujours difficile de divorcer les bêtes politiques de leurs calculs et bluffs politiques, mais il se pourrait que Paul Bérenger ait, cette fois-ci, vu juste. Qu’en pensez-vous ?

Paul Bérenger est le leader de l’opposition, il est parfaitement dans son rôle lorsqu’il critique l’action ou l’inaction du Gouvernement. Dans ce rôle, dans toutes les démocraties, il n’est pas rare de voir l’opposition noircir le tableau. C’est aux citoyens ensuite d’arbitrer.

Mais, dans les circonstances du moment, on ne pourra pas accuser Bérenger de démagogie quand il constate que la condamnation du Premier ministre « in waiting » fragilise le MSM, que le Parti Travailliste traverse une très mauvaise passe, et bien entendu, ce n’est pas à lui de souligner les problèmes de son propre parti.

Mais je ne parlerais pas – pas encore – de « crise ». Il y a crise quand il y a changement subit. On sent dans le pays comme une frustration larvée, de la déception, de l’impatience, des interrogations : ce sont des sentiments qui peuvent éventuellement générer une « crise » s’ils devaient perdurer et s’amplifier. Nous n’en sommes pas encore là.

* Ce n’est pas pour faire l’écho des critiques de l’opposition MMM ou travailliste – moins timide celle-là depuis quelques temps –, mais les langues se délient peu à peu que ce soit au niveau des éditorialistes ou sur les ondes des radios privées, et ce, davantage depuis que les membres du barreau se sont élevés contre une certaine manière de faire et les méthodes utilisées par la police dans certains cas, pour exprimer les sentiments de mécontentement, d’impatience et de désaccord. Y a-t-il un « nouveau climat politique » qui s’est développé dans le pays, comme le soutient Paul Bérenger ?

L’opinion a vraiment la mémoire courte. Toutes les critiques qui sont formulées en ce moment sur les méthodes de la police ont déjà été exprimées dans le passé sous tous les gouvernements, y compris sous des précédents gouvernements d’Anerood Jugnauth. Ce n’est pas pour justifier ou cautionner les récents dérapages policiers, c’est pour relativiser.

Oui, les méthodes policières sont souvent autoritaires, à la limite de ce qu’autorise le fonctionnement démocratique de l’Etat, mais ce n’est pas suffisant pour parler de « dictature » ou «d ’Etat policier ». Si vous pouvez dénoncer un policier en le traitant de dictateur sans vous retrouver en prison, vous faites la démonstration que vous n’êtes pas en dictature…

Ce qui est vraiment inquiétant, à mes yeux, c’est le sentiment grandissant dans la population que la force policière est un instrument politique au service des dirigeants du jour. Là aussi, ce n’est pas une critique nouvelle, mais les événements récents incitent à penser à une dérive. Quand tout est dit, ce n’est pas du Conseil des ministres qu’il faut réclamer des gages de bonne gouvernance, c’est dans le fonctionnement libre et indépendant des institutions. Sur ce plan, depuis de nombreuses années, le pays va mal, très mal.

* Si vous parlez au Mauricien lambda, vous allez très probablement constater par contre qu’il ne soit pas, à ce stade, du même avis que des politiciens de l’opposition ou des éditorialistes. N’est-ce pas donc faire dans le « wishful thinking » que de parler en termes de changement d’orientation politique de la part de l’électorat à ce stade ?

Je me garderais de spéculer sur la pensée profonde du Mauricien lambda. Vous avez vu les résultats des dernières élections…Vous aviez prévu cela ? Pas moi !

Mais, à l’évidence, même si l’on peut constater de la déception chez une partie des votants de l’Alliance Lepep – c’est à dessein que j’évite le mot électorat –, je pense qu’il serait prématuré de parler de changement d’orientation. L’offre alternative n’apparaît pas encore, l’opposition est en phase de reconstruction, elle est divisée, le Gouvernement n’est qu’aux premiers mois de son mandat.

* Mais il y a quand même les signes d’un certain malaise au niveau de l’alliance gouvernementale, des signes qui sont portés sur la place publique, comme cette sortie en règle de Showkatally Soodhun contre le Premier ministre par intérim, Xavier Duval. Du jamais vu, non ? En tout cas, c’est une affaire qui semble dépasser le cadre d’un conflit autour des banderoles ou de territoire électoral. Il paraît qu’on en veut à Duval et qu’il serait temps de s’en débarrasser pour faire la place à d’autres alliés potentiels… Qu’en pensez-vous ?

Triste épisode en effet ! On passe de « l’alliance » à la « guerre » des tribus. C’est désolant. Bon, on sait que monsieur le ministre Soodhun n’a pas fréquenté l’école des diplomates. Je pense aussi qu’il est habité par des fragilités qui le poussent à l’inflation verbale. Il a fait son show, il se calmera.

Cela dit, je ne vois vraiment pas pourquoi l’on voudra, à ce stade, se débarrasser de Duval pour faire place, selon vous, à des « alliés potentiels ». C’est prématuré. Vous écrivez là le scénario probable de la dernière année du mandat de ce gouvernement…

* On pourrait faire la même lecture par rapport à l’affaire DPP vs ICAC, car la présence de Satyajit Boolell pourrait représenter un élément de contrariété pour tous ceux dans le giron politique du gouvernement qui ont des démêlés avec la justice. Etes-vous du même avis ? Quelle lecture faites-vous de cette affaire ?

L’affaire est plus compliquée qu’elle n’apparaît de prime abord. Je ne me prononce pas sur le fond d’autant plus qu’elle suit son cours devant la justice. Mais sur le plan de la perception, ici et à l’étranger, l’image du pays a pris un mauvais coup. En plus, quelle image ce ballet incessant télévisé des escaliers sales des bureaux des enquêteurs de la police : un ancien Premier ministre, un ancien gouverneur de Banque centrale, plusieurs têtes d’institutions « indépendantes »… Un ami m’a montré le texto qu’il a reçu d’un partenaire d’affaires africain : « Welcome to Africa », écrit-il ! Si vous voyez ce que cela veut dire…

* En tout cas, la mise en retrait du leader du MSM du Conseil des ministres en attendant qu’il soit ‘clean-sheeted’ par la justice du pays – et par le Privy Council au cas où l’affaire y serait portée, dépendant de la décision du titulaire au  poste du DPP éventuellement – cela pourrait durer et avoir de nombreuses implications que l’on n’avait pas imaginées au départ et des répercussions qui dépasseraient le pouvoir. Une véritable boîte de Pandore ?

Tout à fait ! C’est pourquoi je me suis dit qu’à la place de Pravind Jugnauth, j’aurais opté pour les travaux communautaires en reconnaissant une faute technique. Des travaux communautaires par un futur Premier ministre, cela aurait été une très belle occasion de s’enrichir des réalités du terrain. Je pense que Pravind Jugnauth serait sorti grandi de l’épreuve. Mais ce n’est pas la première fois que je vois les politiques se laisser mener par les juristes.

* En attendant, quelle lecture faites-vous du bilan du gouvernement à ce stade ? Le ministre Collendavelloo disait durant le week-end que ce bilan est « extrêmement positif », notamment en ce qui concerne l’élimination de la pauvreté ainsi que la sauvegarde et la création d’emplois…

Il n’est pas juste de faire le bilan d’un gouvernement au bout de sept mois d’un mandat de soixante. Je trouve le ministre Collendavelloo bien téméraire. Pour l’heure, le moins que l’on puisse dire, c’est que le bilan gouvernemental est mitigé. Les promesses ne sont pas encore tenues mais ce n’est pas étonnant.

Ce qui doit être un sujet d’inquiétude, c’est le mood morose qui est en train de se répandre chez les opérateurs du secteur privé. Ce n’est pas faute de projets et d’opportunités, c’est essentiellement des blocages bureaucratiques amplifiés par une absence de direction au plus haut niveau.

Il y a des signes qui indiquent que le gouvernement en a pris conscience et qu’il se propose de sortir du syndrome de « nettoyage » pour passer à la phase de construction.

* Réussir le pari économique, créer l’emploi, contenir le coût de la vie, la résolution de problèmes concrets… ce sont de grands défis, et il n’est pas évident que des solutions immédiates soient proposées. Il y aura aussi les effets de l’affaire BAI sur l’économie dont les pertes d’emplois… Mais réussir tout cela dans un contexte relativement plus difficile aujourd’hui, ça paraît être un « tall order » par ces temps-ci. Qu’en pensez-vous ?

Sans doute, ce ne sera pas simple.  Il n’y a pas de miracle en économie. On ne récolte que ce qu’on a semé. Je n’entends plus le discours qui invite la nation à labourer, qui appelle à l’effort, qui exige la discipline, c’était la marque des gouvernements Jugnauth des années 80-90. Au contraire, nous n’avons pas fini d’assister depuis des mois à des distributions de cadeaux. Quelqu’un devra bien les payer…

* Qui ?

Vous ! Nous !

* Réussir un « deuxième miracle économique » par le biais des ‘Smart Cities’ et des technopoles, et la relance du secteur des PMEs, cela prend du temps. Il faut l’admettre, n’est-ce pas ?

Les « smart cities », les « technopoles » : ce sont des idées du secteur privé. Il faut juste que le gouvernement lui facilite la vie. Le blocage ne vient pas tant des ministres – quelques fois – mais, le plus souvent, c’est l’administration qui ne suit pas.

Quand c’est le cas, un ministre expérimenté et volontaire peut éliminer ces freins. Mais vous avez raison, tout cela prend du temps, c’est même la raison pour laquelle les gouvernements paient cher les tergiversations, les faux-pas, les retards, et plus encore l’absence de leadership…

* Pour revenir aux sentiments du Mauricien lambda, il se pourrait qu’il y ait une évolution dans son comportement électoral : les discours des hommes politiques ou les écrits des éditorialistes par rapport aux idéologies, à la démocratie ne l’impressionnent pas. Les résultats – c’est ce qui comptera que ce soit par rapport à l’emploi, le niveau de vie, la sécurité, la méritocratie, etc. Et il fait preuve de patience en ce moment, non ?

Au contraire, je crois que le Mauricien est un animal politique. Il s’abreuve jour et nuit de débats, de discussions politiques, il commente sans fin les articles des journaux, il a une opinion sur tout, il est prompt à juger, il aime les péripéties de la vie politique, il est peut être insensible aux idéologies mais il traîne plein de préjugés qui colorent ses prises de position.

Cela aussi n’est pas nouveau, sauf que plus sa situation matérielle s’améliore, plus il sera attentif à ce qui risque de compromettre son bien-être ou ses projets. En effet, il est patient mais il sera sans pitié à l’heure du règlement des comptes.

* Et si le Mauricien commence à perdre patience dans les mois à venir devant l’absence de résultats concrets pouvant le réconforter dans son quotidien ? En l’absence d’une alternative porteuse d’espoir, il n’aura d’autre choix que revenir à la ‘caze’, non ?

Vous spéculez sur une absence finale de résultats. Il est vraiment trop tôt pour conclure à l’échec. Il est vrai que le démarrage a été assez chaotique avec la frénésie sélective des cleaners. La gestion hasardeuse de l’affaire BAI n’a pas arrangé les choses. L’affaire du traité de non double imposition fiscale avec l’Inde a provoqué des incertitudes.

Les malheurs de Pravind Jugnauth ont déstabilisé le leadership politique et affectent la cohésion gouvernementale. Mais le pouvoir compte sur le facteur temps et profite de l’affaiblissement de l’opposition.

* Vous disiez dans une interview quelque temps de cela que “le MMM a un ‘goodwill’ supérieur à celui de son leader… la base est suffisamment forte pour lui permettre de rebondir”. C’est probablement également le cas pour le PTr ? Leur ‘base’ est toujours là, et c’est à prendre ?

C’est certain. Les deux partis sont présentement affaiblis mais gardent leurs capacités de rebond intactes. Je ne serais pas surpris de voir l’un ou l’autre, peut-être même l’un et l’autre, revivre grâce à un sérum apporté par l’un ou l’autre parti actuellement au pouvoir.

Ce n’est pas pour demain ou après-demain, mais c’est tout à fait possible. Car, à bien voir, notre tradition d’alternance politique se résume, pour des partis usés au pouvoir, de se trouver un nouvel allié requinqué électoralement par une cure dans l’opposition, au moment de faire face à l’électorat. Et on recommence…

* Donc, il ne faut rien écarter, même pas un nouveau ‘Re-re-remake’ MMM-MSM ?

Bien sûr que non.

  • Published in print edition on 31 July 2015

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