« Il est bien trop tôt pour que Ramgoolam déclare la guerre au MSM »

Interview: Jean-Claude de l’Estrac

« Navin Ramgoolam est un stratège froid et cynique ; il n’est pas mécontent de voir son éventuel challenger s’embourber »

 Coalition PTr-MMM : « Déjà en 2010, Bérenger a bu dile so, je ne sais s’il en voudra encore »


Jean-Claude de L’Estrac, jadis ministre et présentement Président du Conseil d’administration de La Sentinelle, s’essaie à interpréter les jeux des politiciens en place. Pourquoi des silences et des jeux de cache-cache ? Et qu’insinuent les piques et coups masqués ? La politique est bien plus complexe qu’on ne le pense… Pas une simple garde-robe qu’on souhaite renouveler tant qu’on le veut !


Mauritius Times : Il est clair que les choses ne sont pas au beau fixe au sein de l’Alliance de l’Avenir, du moins entre le PTr et le MSM – le ‘body language’ des deux leaders, l’un vis-à-vis de l’autre, en dit long. On n’a pas mis beaucoup de temps pour en arriver là ? Surprenant, n’est-ce pas ?

 Jean-Claude de l’Estrac : Qu’est-ce qui vous surprend ?

Moi, ce qui me choque, c’est quand les dirigeants politiques ne sont même plus capables de comprendre que leurs agissements heurtent les citoyens ? Vous avez vu avec quelle désinvolture – je ne parle pas de vulgarité — le ministre Jugnauth traite les critiques qui lui sont adressées. Vous avez vu comment la ministre Hanoomanjee déclare aux journalistes qu’elle n’a pas à répondre aux questions que tout le monde se pose. Ils ne sont pas clairs, et ils sont arrogants en plus.

Cela dit, je ne crois pas du tout que l’Alliance de l’Avenir soit menacée de scission dans l’immédiat. Navin Ramgoolam est un stratège froid et cynique ; il n’est pas mécontent de voir son éventuel challenger s’embourber, mais il est bien trop tôt pour qu’il lui déclare la guerre. Si l’affaire devient trop délicate pour le gouvernement, il saura bien trouver des boucs émissaires…

* Comme si ça ne suffisait pas, on apprend dans le sillage de l’affaire Medpoint que le ministre des Finances se serait attribué les services d’un ‘Private Office’ – calqué, dit-on, sur le modèle premier ministériel. Ce qui pousse certains, des Travaillistes en particulier, à prendre plaisir pour nous remémorer l’histoire du grand vizir Iznogoud qui voulait être calife… Avons-nous là affaire à un autre grand vizir ?

Là est le vrai mystère ! Je viens de vous le dire : Pravind Jugnauth est le challenger programmé de Navin Ramgoolam. Pour quelle raison le leader du Parti travailliste a-t-il accepté de l’installer à l’Hôtel du gouvernement est sans doute le secret le mieux gardé de la State House… Mais une fois au gouvernement, entouré de ses plus proches collaborateurs, eux-mêmes occupant des positions d’influence, que voulez-vous qu’un Premier ministre-in-waiting fasse ? Il se prépare ; c’est ce que fait – maladroitement — Pravind Jugnauth.

 

* Mais, s’il est probable que le ministre des Finances y laissera des plumes, quelle que soit l’issue de l’affaire Medpoint, diriez-vous, en vous basant sur votre expérience politique, que cette affaire serait susceptible de mettre en péril ses ambitions politiques ?

Sans doute pas. Il y a des considérations, dans la vie politique mauricienne, qui pèsent infiniment plus lourd que ces questions de moralité publique. On le sait, n’est-ce pas… ?

Mais l’affaire Medpoint pourrait devenir l’alibi de Ramgoolam. S’il devait décider, en fonction de sa stratégie personnelle, de se séparer du MSM aux prochaines élections, il dramatisera l’affaire. Si au contraire, il décide de le maintenir à ses côtés, il la banalisera. D’où son silence prudent à ce stade. Pour décoder la stratégie des hommes politiques, il ne suffit pas d’analyser ce qu’ils disent, il faut surtout écouter ce qu’ils taisent.

* Paul Bérenger affirme qu’il ne va pas « lâcher prise » en ce qui concerne l’affaire Medpoint, ce qui sans doute pourrait convenir à Navin Ramgoolam. Le leader du MMM doit en être conscient, tout comme il se doit de savoir que Ramgoolam n’a aucun intérêt à se débarrasser du MSM à ce stade au risque d’affaiblir sa situation au Parlement. Vise-t-il le long terme ? 2013 ?

Bérenger est dans l’immédiateté. On peut le comprendre, le temps n’est pas son allié. Il ne lâche pas prise, et c’est de bonne guerre, parce que l’affaire offre au MMM une excellente occasion de faire ce qu’il affectionne : attaquer Pravind et ménager Navin. Et ensuite présenter le parti en défenseur de la moralité publique. Il enfonce le clou parce qu’il sait, par ailleurs, la fragilité de cette Alliance. 

Le MSM, les Jugnauth, Bérenger et Ramgoolam ont beaucoup échangé sur la question. Ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à en parler maintenant, mais on peut facilement imaginer ce qu’ils se sont dit quand ils étaient à deux doigts de conclure une alliance électorale et de s’opposer conjointement au MSM des Jugnauth.

* Vous imaginez quoi, vous ?

Je n’ai pas besoin d’imaginer…

* Paul Bérenger lui ne cesse de répéter que « si Navin Ramgoolam n’a rien à cacher et s’il n’est pas prisonnier du MSM », il devra mettre sur pied un Select Committee pour faire la lumière sur l’affaire Medpoint. Ramgoolam – otage des Jugnauth : un fantasme utile dans les circonstances présentes pour distiller le soupçon, n’est-ce pas ? Ou, y croit-il vraiment, selon vous ?

Non, ce n’est pas un fantasme, mais il y a un secret. Je fais là une analyse, je ne vous donne pas une information !

Tout le pays, les Travaillistes les premiers, n’ont pas cessé de s’interroger sur les raisons de l’exceptionnelle générosité politique de Ramgoolam à l’égard des Jugnauth et de leur parti. Il est normal que l’on redouble d’interrogations lorsqu’on a le sentiment que Ramgoolam reste inerte même lorsque le MSM entraîne son propre gouvernement dans l’impopularité et le désaveu. Les piques des Dayal, Deerpalsing, Bappoo, Sayed Hossen, sont des wake-up calls à l’intention de Ramgoolam. Mais quand il s’agit des Jugnauth, Ramgoolam est sourd. Les Travaillistes ne comprennent pas. Nous aussi.

* Comment ne pas comprendre alors que vous dites détenir le « secret » ?

Non ! Ce n’est pas ce que je dis. Si ce n’est pas un secret, c’est une raison inavouable. C’est pareil.

* C’est clair toutefois que Paul Bérenger fait semblant de combattre le PTr, et qu’il se garde d’attaquer frontalement le Premier ministre et son gouvernement. Songerait-il toujours à cette grande coalition PTr-MMM, selon vous, malgré l’expérience de 2010 ?

Bérenger n’a pas beaucoup d’options. Il sait que le combat électoral a été réduit, pour l’essentiel, à un jeu de chaise musicale à trois participants ; dès lors il importe de savoir qui seront les deux bien assis qui élimineront le troisième. Il y a un maître du jeu, c’est Ramgoolam. C’est la nouveauté. Pendant longtemps, c’est le chef du parti d’appoint qui a été le faiseur de roi. Désormais c’est le roi lui-même qui arrête la musique et décide de composer sa cour. Bérenger ne peut pas ne pas le savoir. Et lui, l’infatigable faiseur de roi, le Père, le Fils — le Saint Esprit, je ne sais pas — il n’en connaît pas de plus légitime que Ramgoolam. Alors je ne serais pas étonné qu’il y songe encore. Mais la question, c’est Ramgoolam. Déjà en 2010, au départ des négociations, Bérenger s’était interrogé sur les intentions réelles de Ramgoolam. Il a bu dile so, je ne sais s’il en voudra encore…

* Vous avez aussi été grand défenseur d’une telle coalition PTr-MMM des mois durant avant que Ramgoolam ne porte son regard ailleurs. Avez-vous changé d’avis depuis ?

Et revoilà la sornette ! Je n’ai été défenseur de rien du tout. C’est uniquement, dans les colonnes de votre journal, en réponse à une de vos questions, que j’avais souligné combien les Travaillistes et le MMM n’arrêtent pas de faire semblant de se détester, alors qu’en réalité, au plan programmatique, il n’y a pas de grandes différences entre eux. Vous en voyez, vous ? C’est tellement vrai que Ramgoolam et Bérenger s’étaient mis d’accord sur l’essentiel très rapidement lors de leurs négociations de l’année dernière. Son regard s’est subitement porté « ailleurs », comme vous dites, pour des raisons que j’ignore. La politique a ses raisons que la raison ne connaît pas…

* De toute façon Navin Ramgoolam dispose de suffisamment de temps – du moins jusqu’en septembre 2013, jusqu’à la fin du mandat de Sir Anerood Jugnauth, pour décider de l’avenir de son prochain partenaire. Vous disiez auparavant que le renouvellement du mandat de SAJ en 2008 s’inscrivait dans une logique politique. Il ne pourra pas en être autrement en 2013, n’est-ce pas ? Laquelle, selon vous ?

Comme vous le dites, Ramgoolam dispose de temps. Et il n’est pas homme à précipiter le cours des choses. Il n’a d’ailleurs pas à le faire. Avez-vous jamais vu Ramgoolam abattre une carte avant l’heure. Jamais ! S’il le faut après.

Mais lorsqu’il se rapprochera de la fin de ce troisième mandat, le Premier ministre ne manquera pas de réfléchir à la suite qu’il voudrait donner à sa carrière. Je le crois tenté par une posture présidentielle. Mais une Présidence réformée dans une nouvelle République. Cela pourrait d’ailleurs être la grande réforme qui permettra à Navin Ramgoolam de laisser une vraie trace dans l’Histoire. Sans doute faut-il se méfier des changements constitutionnels qui cherchent à accommoder des ambitions personnelles, mais l’histoire est riche de ces rencontres entre un homme et une circonstance. Personnellement, je ne serais pas opposé à l’idée d’une nouvelle République, d’un Président élu au suffrage universel, de la création d’un Sénat, d’une constitution revisitée par des juristes mauriciens à la lumière de l’expérience.

Mais « it’s a tall order », comme disait le père Ramgoolam.

* En juin 2006, les directeurs de La Sentinelle prenaient position, dans un communiqué de presse, contre la British American Insurance (BAI), qui s’était alors engagée dans une bataille pour prendre contrôle de votre groupe de presse. La Sentinelle s’offusquait des « motivations réelles…voilées » de la BAI. Il semblerait que tel n’est plus le cas puisque selon Weekend, La Sentinelle et la BAI seraient en pourparlers en vue d’une alliance… On parle même d’un éventuel ‘merger’. « Much water has flowed under the bridge », dirait l’Anglais…

Soyons précis : dans le communiqué auquel vous faites référence, et qui date de 2010, des actionnaires de La Sentinelle (LSL) se posaient des questions sur les intentions réelles de la BAI qui s’est rendue acquéreur des actions de la compagnie. Depuis les administrateurs de LSL ont obtenu des réponses à quelques- unes de leurs interrogations. Des membres de notre conseil d’administration ont eu l’occasion de s’entretenir avec le patron de la BAI. Personnellement, je me suis entretenu, à plusieurs reprises, avec Dawood Rawat – nous nous connaissons depuis de nombreuses années. BAI a d’ailleurs été un partenaire de Viva Voce au lancement de Radio One.

Les procès d’intention, de part et d’autre, éclaircis, s’est posée la question des relations futures du nouvel actionnaire avec La Sentinelle. Il nous a semblé évident, aux uns et aux autres, qu’il y avait mieux à faire, au plan commercial et financier, que de s’épuiser à essayer de se neutraliser. Les cadres techniques de Yukondale – le pole media de BAI – discutent avec les managers de LSL d’un possible rapprochement. Il est encore trop tôt pour parler de « merger » ou de toute autre formule. La Sentinelle est une vieille institution qui célébrera bientôt son cinquantième anniversaire. L’express appartient à toute la nation. Ce qui lui impose une grande responsabilité. LSL a une histoire glorieuse, des traditions, une culture d’entreprise dont elle est fière. La question qu’elle se pose sans cesse est de savoir comment continuer à progresser, à se développer, à saisir les nouvelles opportunités de notre temps, en restant fidèle à ses valeurs.

* Mais qu’est-ce que les « réponses » de la BAI vous enseignent quant aux intentions réelles de ce Groupe ?

Qu’elles sont professionnelles et entrepreneuriales. Nous parlons des réponses. Il reste qu’elles doivent être validées par les faits.

* A l’époque, l’express-dimanche avait publié un article où le journal qualifiait la BAI de vouloir faire « main basse » sur la presse. On se met à deux maintenant pour faire main basse sur la presse ?

Il vous faudrait interroger votre confrère de l’express-dimanche. Je ne suis pas comptable de ce que les journalistes de La Sentinelle écrivent. Mais je crois me souvenir que pour l’essentiel ce papier évoquait surtout l’opacité de la stratégie de la BAI en matière d’acquisition de titres de presse. Yukondale a bien entendu parfaitement le droit d’acheter des titres qui sont à vendre, mais il est juste que les lecteurs soient informés des changements de propriété, cela peut être d’intérêt. Ce n’est pas une exigence déraisonnable. Je n’ai pas été choqué, sauf que déjà à l’époque, j’avais trouvé le titre un peu racoleur. Mais tous les titres le sont en peu, n’est-ce pas ?

Maintenant soyons tranquilles : en terme de pluralité d’expression, la presse mauricienne se porte très bien. Il n’y a jamais eu autant de titres concurrents, le gouvernement n’a jamais autant subventionné – avec l’argent public – des journaux qui lui sont proches. Il n’y a jamais eu autant de « parrains » désireux de financer des journaux à fonds perdus pour diverses raisons pas toutes avouables.

* Voulez-vous dire que l’éditorialiste De L’Estrac n’y voit aucun inconvénient à ce que deux puissants groupes – l’un dans le monde des médias, l’autre dans le monde des affaires et des finances – se mettent ensemble pour créer une sorte de monopole de fait dans la presse mauricienne ?

Mais c’est du délire ! D’abord il ne s’agit pour l’instant que d’un possible rapprochement entre le groupe de presse Yukondale et La Sentinelle. On ne peut pas dire de Yukondale qu’il est un puissant groupe financier. Il existe depuis peu et il est toujours à la recherche d’une stabilité financière même s’il a de solides appuis.

Ensuite, sur le marché des médias à Maurice, le seul monopole qui existe, c’est celui de l’audiovisuel. La MBC-TV contrôle 17 chaînes de télévision ! Cette télé gouvernementale, c’est la principale source d’information de la majorité des Mauriciens. La presse écrite, elle, est diverse, pluraliste, polémique, ouverte à tous les courants d’opinions. Si vous voulez combattre un dangereux monopole, vous avez l’adresse.

* Au bout du compte, M. de L’Estrac, la presse, comme la politique, est en passe de devenir l’affaire des financiers, une affaire de gros sous, n’est-ce pas ?

Pour la politique, je ne sais si vous faite référence à l’actualité, alors oui, peut être. Pour la presse définitivement non. La plupart de nos journaux survivent difficilement. Et même les quelques rares groupes qui sont profitables ne font pas des gros sous. Leurs actionnaires se plaignent d’ailleurs, et à juste titre, de ne pas être suffisamment rémunérés. Mais l’argent est rare, il est surtout utilisé à améliorer sans cesse la qualité des produits offerts aux lecteurs.

* Qu’en est-il de votre départ à la retraite ? Vous aviez fait mention de cela, si je ne me trompe pas, mais on vous voit encore très présent…

… je n’ai jamais eu l’intention de disparaître. Mais je pars positivement cette année. Après de très longues années dans la presse – vous savez j’ai créé mon premier journal – « Le Flamboyant » – à l’âge de 18 ans. J’avais la prétention de faire découvrir les poètes mauriciens aux jeunes. Il est temps maintenant de tourner cette page. A LSL, la relève est parfaitement assurée. Je ne suis pas peu fier de tout ce qui a été réalisé par une grande équipe. Je souhaite maintenant faire quelque chose de différent. Il n’est pas trop tôt d’envisager une nouvelle carrière !

* Départ en définitif qui n’a rien à voir avec le « possible rapprochement » La Sentinelle-BAI ?

Mais non. J’en parle – lisez le Mauritius Times – depuis plus de deux ans. Ne me dites pas que vous allez regretter mon départ…


* Published in print edition on 3 March 2011

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