« Les Créoles sont en train de reconstruire leurs élites…

Interview : Amedée Darga, Directeur de StraConsult

… Ils ne veulent plus jouer perdant à tous les coups ! »

« Il y a visiblement un décalage entre l’île Maurice profonde et ce que certains pensent, écrivent et vocalisent quotidiennement »

« Même si la corruption n’est pas parmi les principales préoccupations des Mauriciens, c’est un très fort irritant. Ils s’attendent de voir punir quelques grosses pointures »


 

Les résultats du sondage d’opinion d’Afrobarometer, réalisé conjointement avec StraConsult, ont été dévoilés récemment. Cette enquête statistique aide à connaître, à un moment donné, les opinions d’un échantillon représentatif de Mauriciens. Amedée Darga, qui est aussi Directeur de la firme StraConsult, nous explique ce que révèle les sondages d’opinion et leur portée dans la durée, et aussi la manière dont les résultats sont accueillis au sein de la population.


Mauritius Times : Alors qu’on aurait cru que l’actuel gouvernement se trouvait dans le creux de la vague d’où une certaine réticence de sa part de tenir les élections municipales au plus vite, du moins c’est l’impression qu’il donne – le sondage d’Afrobarometer, réalisé conjointement avec StraConsult donne une lecture tout à fait différente de l’état d’esprit des Mauriciens. La majorité est sereine en ce qui concerne la situation économique du pays ; les Mauriciens sont satisfaits de leurs conditions de vie. 77,2% font confiance au Premier ministre. Très surprenant, vous ne pensez pas ?

Amedée Darga : Qui trouvent ces résultats surprenants ? C’est surprenant pour ceux qui veulent observer uniquement en vase clos, ou qui ont des opinions préconçues renforcées par des interactions avec d’autres qui pensent comme eux. Peut-être aussi pour ceux qui passent leurs observations de la réalité à travers leurs filtres partisanes ou leur idéologie. C’est surprenant seulement pour ceux qui prennent leurs désirs, leurs préjugés ou leurs rêves pour des réalités.

La croyance que l’actuel gouvernement serait au creux de la vague n’est-elle pas elle-même qu’une perception de quelques dizaines de personnes qui ont des plateformes d’expression et d’amplification de leurs perceptions, notamment la presse écrite et les radios privées. Cette perception est impressionniste, par définition elle est non mesurée ! Par ce sondage, nous avons la mesure réelle de l’opinion de 1,200 personnes représentatives de la population mauricienne.

Aurait-il fallu que les résultats disent que 77.2% des sondés ne sont pas satisfaits de la performance du Premier ministre pour que ce ne soit pas surprenant? Pourquoi ?

En tout cas, nous allons rendre publique la totalité des réponses de ce sondage fait de cent questions et il y aura d’autres choses qui pourraient surprendre certains. Ce que je peux vous assurer c’est que ce sondage est riche d’enseignements pour ceux qui veulent se donner la peine de comprendre l’etat d’esprit et les opinions des Mauriciens.

En tout cas, un autre sondage effectué quelque temps avant celui-ci par une autre société aussi professionnelle, avec un échantillonnage différemment structuré, avait donné quasiment les mêmes résultats en ce qu’il s’agit du taux d’appréciation du Premier ministre.

Et puis c’est probablement parce que l’opposition sait que c’est la réalité qu’elle s’emploie ces jours-ci à essayer d’écorner l’image personnelle de Navin Ramgoolam.

J’ajoute immédiatement que cette dernière remarque relève évidemment de mon analyse personnelle. Ce n’est pas pour justifier le sondage qui donne les tendances de l’opinion publique comme il en est ressorti de l’analyse des résultats. Et je précise que je ferais d’autres analyses personnelles si vos questions le demandent.

* Vous allez sans doute nous affirmer que tout l’exercice a été effectué de manière scientifique, non-partisane – votre proximité avec le pouvoir en place n’y est pour rien – et que ça n’a rien à voir avec quelque « spin-doctoring », n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce qui rend tout cet exercice défendable ?

Je l’affirme – ce travail est scientifique et non partisan ! Je n’ai pas vu de contestation de la validité du sondage. Au contraire, j’ai vu pratiquement tous les journaux publier les indicateurs du sondage . Certains ont choisi de mettre en exergue dans les titres ce qui était négatif pour le gouvernement comme d’autres ont choisi de titrer sur le positif. Ce qui indique qu’ils acceptent sa validité. On ne peut choisir juste ce qui vous conforte dans un sondage et rejeter ce qui ne vous plaît pas. Ce sondage n’est pas pour façonner l’opinion publique. C’est pour rendre compte de l’opinion en janvier et février 2012. Quand à ma proximité avec le pouvoir, je crois que ma réputation de dire ce que j’ai à dire n’est plus à faire.

Un sondage est, comme cela a toujours été dit, une photographie de l’opinion publique à un moment donné. La valeur d’un sondage est fondée sur trois piliers, notamment

(a) la dimension de l’échantillon et la manière dont les personnes sondées ont été choisies,

(b) la manière dont le questionnaire a été formulée, et

(c) le professionnalisme et l’intégrité des enquêteurs.

Sans entrer dans des détails hautement techniques, je peux affirmer que ce sondage est absolument « foolproof » et peux soutenir l’examen de n’importe quelle autre société de sondage professionnelle. La méthodologie de l’échantillonnage, le choix des sondés et le questionnaire sont les mêmes utilisés dans 35 pays par l’organisation crédible qu’est Afrobarometer. Notez que Afrobarometer elle-même découle de l’organisation Global Barometer et l’organisation sœur d’Eurobaromètre qui fait le même genre d’enquête pour l’Union européenne!

On peut ne pas aimer les résultats, mais on ne peut trouver un défaut à l’enquête. Je dirais même que beaucoup auraient intérêt à étudier sérieusement les résultats et à en tirer les conséquences…

* En d’autres mots, ce que les résultats de ce sondage laissent croire, c’est que les opposants de l’actuel gouvernement – dans l’arène politique ou dans des salles de rédaction — se trompent ?

Ce que je vous dis ici n’est pas du sondage, mais de mon analyse personnelle. Je crois que les opposants politiques ne sont pas dupes. Il y a toujours une différence entre ce qu’ils savent, ce qu’ils croient et ce qu’ils disent. C’est le rôle légitime des opposants politiques de noircir l’image du gouvernement et de frapper là où ça fait le plus mal. C’est la règle du jeu en démocratie, même si depuis trop longtemps les coups se donnent très en dessous de la ceinture et qu’une partie du public spectateur applaudit ces combats de rue ! Et puis nous nous étonnons que la nouvelle génération soit dégoutée de la chose politique !

Le sondage nous a donné ce que pense l’Ile Maurice profonde. Il y a visiblement un décalage entre cette Ile Maurice-là et ce que certains pensent, écrivent et vocalisent quotidiennement.

* « 55% des sondés considèrent que la situation économique ne s’est ni détériorée ni améliorée, » et 46% vont même jusqu’à affirmer que « leurs conditions de vie ont connu une amélioration » et sont confiants quant à l’avenir ; cela alors qu’on parle des retombées de la crise dans la zone euro… ?

Quand on interroge des Mauriciens sur leurs conditions de vie, ils répondent en se basant sur leur vécu , non pas sur une perception. Nous savons tous que les Mauriciens n’auraient pas hésité pas à se plaindre si ça n’allait pas bien ! D’ailleurs, quand on leur a posé la question sur leurs trois préoccupations les plus importantes, seuls 7% d’entre eux ont répondu que c’était leur niveau de revenus !

La criminalité et l’insécurité, l’emploi, la pauvreté et … la fourniture d’eau : voilà les principales préoccupations de 63% des Mauriciens !

La crise de la zone euro est une menace pour Maurice. Le pays ne vit pas ses retombées encore et espérons que ce ne sera pas le cas dans le futur. Le Mauricien est conscient des implications de cette crise mais il n’en ressent pas les effets. Il est simplement devenu plus prudent dans sa gestion financière. Et puis, si tempête il y a, les Mauriciens s’attendent à ce que le gouvernement trouve les moyens de les protéger, et là aussi, 61% des sondés font confiance au gouvernement pour cela.

* Ce qui est également surprenant dans les résultats du sondage effectué durant le mois de février, c’est le taux de popularité du Premier ministre dans le contexte actuel. Qu’est-ce que cela signifie? Il connaît son métier en matière de relations publiques? Il pourrait remporter plus de succès que son propre gouvernement ?

Mon interprétation est comme suit. Ce n’est pas un mystère que Navin Ramgoolam a beaucoup plus l’adhésion des Mauriciens que son parti ou son gouvernement même. Le sondage confirme bien ce fait. Le Premier ministre a des atouts importants. Il est moderne. Il commandite des sondages régulièrement et il utilise les résultats pour se guider sur l’état de l’opinion publique. C’est un outil important pour tout dirigeant moderne. Le Premier ministre a un style de chef d’Etat, pas de chef de chantier ! Et puis, j’ajouterai qu’il communique très bien.

D’autre part, il est le plus jeune de tous les dirigeants politiques actuels en termes d’âge de présence sur la scène politique. Une très longue présence politique use n’importe quel leader surtout si celle-ci est marquée par des échecs et si ses messages sont restés inchangés pendant trop longtemps ! Pour avoir vécu ailleurs pendant presque vingt ans, il est plus détaché des travers de la politique et de la société mauricienne. Personne ne peut contester qu’il ait une image consensuelle, très peu irritante.

* Serait-il possible que les résultats par rapport au Premier ministre et à l’actuel gouvernement soient différents aujourd’hui dans le sillage de la démission de SAJ de la présidence de la République ?

Il faudrait faire un autre sondage pour répondre à cette question. Certes, j’ai mon opinion à ce sujet, mais ça c’est une autre affaire. Rien ne permet de dire que l’opinion publique est plus favorable à l’opposition aujourd’hui. Cela pourrait même être le contraire ! Je pense même que certains dans le camp de l’opposition sont en train de réfléchir là-dessus. Cependant, l’opinion pourrait devenir plutôt défavorable au Premier ministre si les Mauriciens ne voient pas de solutions concrètes à leurs préoccupations actuelles ou qu’on ne communique pas très efficacement sur les éléments qui relèvent plus de la perception que de la réalité. Même si la corruption n’est pas parmi les principales préoccupations des Mauriciens, c’est un très fort irritant. Ils s’attendent de voir punir quelques grosses pointures.

* On note également qu’en termes de « trust factor », le bloc au pouvoir jouit de plus de confiance (que ce soit en régions rurales ou urbaines) que l’opposition. Mais ce qui est surprenant, ce sont les résultats enregistrés au sein de la Population générale. Là, également, l’alliance gouvernementale fait mieux avec 57% contre 54% pour l’opposition. Est-ce le signe précurseur d’un « shift » électoral au niveau de cette communauté ?

C’est un shift qui s’est amorcé lentement mais clairement depuis quelques années déjà. Certains hommes politiques et certaines organisations créoles sont restées figées sur une image stéréotype de la communauté créole vieille de 25 ans. Beaucoup n’ont pas su observer, prendre la mesure de l’évolution socioéconomique de cette communauté. Celle-ci avait été décapitée de son élite, poussée à l’émigration par la peur de l’indépendance distillée comme un poison dans l’esprit. La communauté a été écrasée vers le bas, poussée dans un réflexe du rejet de l’autre, dans un réflexe d’opposition. Elle est restée longtemps bloquée dans la croyance que son sauveur ne viendra que de quelqu’un qui est sien. Aucun groupe social ne peut avancer, progresser sans être tiré par son élite, qui est la locomotive.

La communauté créole s’est ressaisie durant les derniers 25 ans. Elle se reconstruit lentement mais sûrement. Elle investit dans l’éducation de ses enfants. Elle investit dans l’entreprenariat, y compris agricole. Elle se lance dans les petits business. Elle vend son savoir-faire d’artisan à meilleur prix et fait de ses talents artistiques un créneau économique. Allez donc voir à Camp Marcellin, à Argy, à Mare d’Australia, et ailleurs. Les Créoles sont en train de reconstruire leur élite.

Cette communauté créole-là n’est plus cantonnée dans un réflexe d’opposition à tout prix ! Elle cherche sa réussite, elle cherche des opportunités où qu’elles soient. Cette petite bourgeoisie créole, les jeunes créoles qui sont ambitieux et qui travaillent dur pour atteindre leurs objectifs, ne veulent plus jouer perdant à tous les coups ! Un pourcentage grandissant de Créoles regardent l’avenir plutôt que le passé. Navin Ramgoolam a su leur donner un sens de plus grand confort, le sentiment d’un horizon plus ouvert pour tous. Navin Ramgoolam a réussi admirablement à ne polariser aucun groupe contre lui.

Le gouvernement a beaucoup fait. Il reste cependant encore à faire, notamment pour tirer ceux qui sont encore restés au plus bas, même si ce groupe ne constitue plus la majorité. C’est autant le rôle de la nouvelle élite créole que celui de l’Etat de renforcer le sentiment d’inclusion totale.

* Vous voulez dire que les Créoles, du moins une bonne partie de cette communauté, n’ont pas enregistré le message de Grégroire de « vote avec ou le coeur » et que l’influence de Paul Bérenger au sein de cet électorat est en train de s’estomper ? C’est du « wishful thinking », M. Darga …

Jocelyn Grégoire a fait son mea culpa.

* Tout compte fait, « the best survey » qui soit, ce sont les élections, et on saura, le temps venu, si la popularité de Navin Ramgoolam, telle qu’enregistrée par ce sondage, va se traduire en intentions de vote, et également si Jean-Claude de l’Estrac a vu juste en déclarant à lexpress.mu, cette semaine, qu’à son avis Sir Anerood Jugnauth n’aura pas réussi sa sortie en 2012 – « je vois comment tout cela se terminera et j’en serais désolé pour sir Anerood, » a-t-il affirmé. Qu’en pensez-vous ?

Mon Dieu, c’est de la futurologie que vous me demandez de faire. Je ne peux pas spéculer sur ce que sera l’état de l’opinion publique dans trois ans! Le présent sondage nous dit ceci : si des élections avaient été tenues en janvier ou février 2012, Navin Ramgoolam les auraient très certainement remportées.

Jean Claude de l’Estrac a raison de penser que la sortie de Sir Aneerood aura pu aider à améliorer les mathématiques électorales du principal parti d’opposition dans un premier temps. Mais le véritable enjeu, c’est le long terme. Dans le long terme, je pense aussi que ça pourrait être le contraire. Et puis, sait-on vraiment combien de temps durera le partenariat sur cette longue route de trois ans ? Je serai désolé aussi pour Sir Aneerood Jugnauth de voir comment se terminera le pari qu’il aura tenté.

Il y aura probablement un sondage identique l’année prochaine. Cela nous donnera alors des données sur l’évolution de l’opinion publique.

* Pour un court instant, mettons de côté les sondages et les perceptions des Mauriciens à propos de la chose politique. Faisons une lecture des faits réels qui se passent à Maurice et tels que ceux-ci sont rapportés par la presse, en particulier l’express du samedi 19 mai 2012. Ce journal parle de « l’étincelle au quotidien » des pompiers. Dans la même édition, il y a aussi des reportages sur l’assassinat de Stacey Henrisson, « le conducteur mauricien agressif… », « la cour qui rappelle à l’ordre les magistrats », Bissoon Mungroo parle de ses démêlées avec Ramgoolam parce que ce dernier n’aurait pas partagé le gâteau équitablement, les religieux ne veulent pas payer la Waste Water Authority. Il y a une affaire de sorcellerie, des cas de drogue, d’alcool et l’incendie au… Collège Royal de Curepipe — « the laureate factory » dit-on. Ça, ce sont de véritables étincelles au quotidien qui dépassent l’entendement des sondeurs, ne pensez-vous pas ?

Ecoutez, 80% des Mauriciens sont d’opinion que les medias doivent rapporter les erreurs, les manquements, les travers et les fautes du gouvernement. Ils ne sont pas fautifs de faire cela ? Ils font leur métier qui n’est pas de louanger sans cesse les dirigeants. Par ailleurs les grands journaux et les radios ont des impératifs commerciaux, il faut bien faire des titres qui se vendent à une population qui aime bien les télénovelas. J’ai regardé tous les titres et textes des journaux du weekend dernier. Ils ont parlé de crimes, de l’emploi, de corruption. Les deux premiers figurent bien dans les principales préoccupations des Mauriciens.


* Published in print edition on 25 May 2012

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