« Air Mauritius a été asphyxiée par étouffement politique…

Interview: Jean-Claude de l’Estrac

…. par l’hôtel du gouvernement ou par ses délégués-paillassons au conseil d’administration… mais pas uniquement sous ce gouvernement »

* ‘Ce serait souhaitable pour le pays qu’un gouvernement d’unité nationale soit envisagé. Mais cela ne se fera pas’

* ‘La vraie question est celle de savoir s’il existe aujourd’hui une volonté politique mobilisant la contribution de tous. Le gouvernement risque de payer très cher l’arrogance de son cavalier-seul’


La crise du coronavirus n’est pas uniquement sanitaire, elle est aussi financière. Et les répercussions sur l’économie réelle et le social peuvent être très nombreuses. Chaque Etat touché par le Covid-19 doit désormais se pencher sur des solutions immédiates et à moyen terme pour parer à toute forme de vulnérabilité. Jean-Claude de l’Estrac nous livre ses réflexions…


Mauritius Times : La décision de placer Air Mauritius sous administration volontaire est probablement un signe précurseur de l’impact du Covid-19 sur Maurice avec des conséquences économiques jamais vues depuis plus de cent ans. Pensez-vous que le pays, ses dirigeants tant dans le secteur public que dans le secteur privé, et la population ont bien pris la mesure de ce qui nous attend en termes de souffrances, de misères, de sacrifices dans les mois à venir et de leur impact sur le plan social ?

Jean-Claude de l’Estrac: Ne mélangeons pas torchons et serviettes. Covid 19 ou pas, Air Mauritius était en phase terminale financière depuis plusieurs années. Pour une foule de raisons que de nombreux observateurs ont évoqué ces jours derniers.

Même si leurs explications diffèrent parfois, il y a une explication qui fait l’unanimité : Air Mauritius a été asphyxiée par étouffement politique. Et pas uniquement sous ce Gouvernement. Pratiquement toutes les décisions stratégiques qui ont plombé la compagnie ont été dictées, depuis plusieurs années, par l’hôtel du gouvernement ou par ses « délégués-paillassons » au conseil d’administration.

Il y a une dimension, toutefois, qui n’a pas été débattu jusqu’ici : ce sont les problèmes liés au morcellement du marché aérien régional desservi par quatre petites compagnies, toutes concurrentes, et toutes en grandes difficultés financières depuis des années.

La question avait été largement débattue au cours d’un symposium, convoqué, en mai 2013, à l’initiative de la Commission de l’océan Indien. Le rapport, publié, suite à la conférence, avait démontré combien cette situation, à l’opposé de ce qui se passe ailleurs, devait conduire à un échec régional.

Les auteurs du rapport ‘Les ailes de l’Indianocéanie’ écrivaient : « Dans l’aérien, on meurt seul ou on survit ensemble ». Ils expliquent : « Le transport aérien dans l’Indianocéanie est confronté à cette réalité. Hélas, dénoué de vision globale et de perspective partagée, le vieux modèle, essoufflé, meurt lentement, privant la région des bénéfices que pourrait lui procurer une compétitivité aérienne compétitive ».

C’est fort de cette analyse que j’ai engagé, à la direction de la COI, des discussions avec l’ensemble des compagnies aériennes de la région, en vue d’une fusion des quatre compagnies ou à défaut d’une bien plus grande coopération, avec possiblement un partenaire stratégique commun.

Nous avions même commencé la discussion sur la création d’un marché aérien unique, un Indian Ocean Single Aviation Market (IOSAM) sur le modèle utilisé en Asie du Sud-Est — c’était une proposition intéressante des Seychelles. Elle est plus que jamais pertinente. L’Indianocéanie émerge du Covid-19 comme une région saine, ce qui sera un atout indiscutable pour le tourisme nouveau.

* Mais pourquoi cela ne s’est jamais concrétisé ?

C’est Air Mauritius qui a tué le projet. Ses représentants, convoqués à une réunion de présentation, au bureau de Navin Ramgoolam, alors Premier ministre, avaient rejeté toute idée de coopération avec les autres pays de la région, et même le soutien acquis de l’Union européenne pour des études complémentaires, déclarant qu’Air Mauritius a les moyens de créer seule une compagnie régionale et qu’elle le ferait.

Et le secrétaire général de la COI de faire remarquer alors que si la compagnie régionale projetée ne devait être qu’une subsidiaire d’Air Mauritius, elle ne serait pas une compagnie régionale, pas dans le sens de la création d’un transporteur pour la desserte aérienne des îles de l’Indianocéanie et du reste du monde.

Ainsi est morte l’idée d’une compagnie régionale qui aurait permis la mutualisation des faibles moyens de chacune des compagnies nationales.

* Pour en revenir au Covid 19, pensez-vous que nos dirigeants ont vraiment bien pris la mesure de ce qui nous attend ?

Je crois que nos ministres sont toujours à la recherche urgente de solutions aux problèmes immédiats, et cela se comprend.

Il est peut-être aussi encore trop tôt pour mesurer le plein impact de la pandémie et du confinement. Tout dépendra de la durée la paralysie économique ici et chez nos divers partenaires.

Mais on sait déjà que cela fera mal, très mal en termes de chômage accru et de baisse de pouvoir d’achat. Effectivement, une crise sociale n’est pas exclue.

* Outre la pandémie du Covid-19 elle-même, il y a aussi une pandémie d’inquiétude quant aux conséquences économiques de la propagation de cette maladie sur le plan mondial. ‘La source d’anxiété sur le plan économique réside dans notre incertitude quant à ce qu’il convient de faire’, affirme Robert J. Shiller dans un article publié par Project Syndicate. Pensez-vous qu’au stade où nous en sommes, nous disposons des ressources et des stratégies pour faire face et surmonter les nouveaux challenges qui se présentent devant le pays ?

La question n’est pas celle de savoir si le pays dispose de ressources intellectuelles et gestionnaires pour aider le pays à surmonter les épreuves qui se profilent.

La réponse courte est : oui, ce pays en a la capacité. Mais la vraie question est celle de savoir s’il existe aujourd’hui un cadre, une plateforme, et surtout une volonté politique mobilisant la contribution de tous. Le Gouvernement risque de payer très cher l’arrogance de son cavalier-seul.

Cette crise sans précédent, cette catastrophe économique et sociale, nous invite à beaucoup d’humilité. Un grand nombre de nos certitudes ont été ébranlées, nous avons bien vu combien nos pratiques, dans le secteur public comme dans le secteur privé, nous ont mal préparés à ce qui était, après tout, pas si imprévisibles.

Mais la facilité de nos modes de vie, notre besoin de paraître, tant chez les individus que chez les grandes organisations publiques et privées, ont obscurci notre capacité de discernement. Tous coupables !

* Mais si, dans l’ensemble, le Gouvernement a pu jusqu’ici limiter les dégâts liés à la pandémie, le plus grand challenge qui se présente devant lui, c’est l’élaboration et la mise en opération d’un plan de sauvetage de notre économie déjà fragile et moins résiliente avec une dette publique galopante, le financement des mesures populaires des dernières élections et dans l’infrastructurel, etc. – ce qui présage une marge de manœuvre très limitée. Qu’en pensez-vous ?

Il ne fait pas de doute que le gouvernement, du Premier ministre aux différentes institutions de l’Etat, le service hospitalier, la police, tous ont donné le sentiment d’une maîtrise de la situation, d’une bonne capacité de réaction, et pour tout dire, d’une efficience certaine.

Mais vous avez raison, le plus difficile est à venir. Et pour les raisons que vous évoquez – l’endettement, l’endettement caché souvent, les prestations sociales bien au-dessus de nos moyens économiques, électoralement motivées – nous n’avons plus de grandes marges de manœuvre. Appelons-le comme nous le voulons, la parade de pratiquement tous les Etats, est partout la même : la mobilisation des gros moyens financiers à injecter dans l’économie pour la faire démarrer.

Quand il y a débat, c’est autour de la question des bénéficiaires surtout dans le privé, et des éventuelles contreparties que l’Etat serait en droit d’exiger.

Mais d’abord, il faut trouver l’argent. Quitte à rappeler de très mauvais souvenirs, nous avons déjà frappé à la porte du FMI. Il faudra, pour faire repartir l’économie, des sommes colossales, et nous n’avons pas d’autres recours que d’emprunter massivement. Nous parlons de dizaines de milliards de roupies qu’il faudra rembourser pendant plusieurs années. Le Gouvernement dit que nous sommes en guerre ; chacun sait que le nerf de la guerre, c’est l’argent.

* Il fallait donc passer par une privatisation, même déguisée, d’Air Mauritius pour renflouer les caisses de l’Etat ? Vous ne voyez sans doute pas les administrateurs nommés par le conseil d’administration réussir là où une dizaine de CEOs dont certains des spécialistes de l’aviation n’ont pu le faire ?

Les administrateurs n’ont pas pour vocation de gérer durablement la compagnie. Ils ont là pour lui donner un répit, le temps de trouver les moyens de son renflouement financier, de renouveler le conseil d’administration, de trouver un nouveau CEO.

L’exercice, en raison du Covid-19, n’est pas propre à Air Mauritius. Toutes les compagnies aériennes éprouvent naturellement de grandes difficultés, leurs avions n’ayant pas volé pendant des semaines.

Pour quelques grandes compagnies internationales comme Air France-KLM et Lufthansa, les gouvernements ont déjà proposé des réinvestissements massifs en milliards d’euros mais d’âpres débats se déroulent autour du rôle de l’Etat au sein des nouveaux conseils d’administration.

* Toutefois, pour être juste, aucun gouvernement depuis l’indépendance – même pas celui de 1982, comme SAJ se plaît à nous le rappeler de temps en temps — ne s’est retrouvé devant une telle situation, non ?

Cette crise est effectivement sans précédent par sa dimension globale. Mais si on ne se réfère qu’au local, différents gouvernements, à différents moments, ont eu à gérer des situations que l’on a également qualifiées de catastrophiques.

Pendant la période coloniale, à plusieurs reprises, des épidémies ont décimé la population, 8 000 morts du choléra en 1854, et la malaria qui emporte plus de 40 000 personnes sur une population d’un peu plus de 332 000 âmes en 1867, parce qu’il n’y avait pas suffisamment de quinine dans le pays.

Sous le premiership de Seewoosagur Ramgoolam, en 1960, le très violent cyclone Carol cause la mort de 42 personnes, 1 700 blessés, d’immense dégâts à la seule industrie sucrière du pays, 80 000 personnes se retrouvent sans logement et se réfugient dans des salles de classe et des salles des conseils de village. C’étaient des catastrophes aussi !

* Vous disiez dans un article de presse récemment que « le pays a aujourd’hui besoin… d’un Conseil économique et social dédié, regroupant les compétences les plus pointues du pays, sans considération partisane, sans clivage public-privé, capable d’une méthodologie consensuelle de sortie de crise ». Ce dont le pays a sans doute le plus besoin aujourd’hui, c’est tout un programme politique et la volonté politique en vue d’enclencher les grandes réformes, non ?

Sans doute ! Mais je vois les propositions de réforme émerger d’un Conseil ainsi constitué, il pourrait avoir le très grand avantage de promouvoir et de susciter le plus large consensus possible.

Au point où nous en sommes, certaines des réformes à faire seront nécessairement douloureuses. Elles risquent de ne pas se faire si elles devaient être le seul fait d’un gouvernement. En tout cas, pas d’un gouvernement qui a sans cesse les yeux rivés sur les prochaines élections.

* une refonte ou rééquilibrage de notre politique fiscale en vue d’une taxation plus juste au lieu de la taxe progressive en vigueur, une réforme agraire pour assurer notre sécurité alimentaire, etc., ne peuvent se faire sans une réelle volonté politique. Il faudra donc passer par là pour « repenser le futur », comme vous l’aviez préconisé, n’est-ce pas ?

Absolument ! Sauf que de nouvelles taxes dans une économie anémiée risquent d’être contre-productives. En tout cas, la dernière chose à faire, c’est de tout recommencer comme avant alors que le monde d’avant a montré ses grandes insuffisances. Cela vaut pour les gouvernements comme pour les entrepreneurs. Mais tout n’est pas perdu !

Une politique d’auto-suffisance alimentaire, par exemple, offre de grandes perspectives de création de richesses tant pour de petits agriculteurs que de grosses sociétés. Cela passe par une réforme agraire bien entendu. Tout ne pourra être fait en même temps. Il faut parer au plus pressé, c’est ce que le Gouvernement a fait jusqu’ici pour faire face la crise sanitaire.

* Pensez-vous qu’au regard du très vaste chantier qui s’ouvre devant nous, il serait souhaitable pour le pays qu’un gouvernement d’unité nationale soit envisagé ?

C’est évident, mais ce n’est pas la peine d’en parler, cela ne se fera pas.

* Pourquoi ?

Parce que, en politique, c’est comme en amour : chacun dit – ‘accepte moi comme je suis, et non comme tu veux’.


* Published in print edition on 4 November 2010

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